Théâtre d’affrontements entre jeunes et policiers il y a deux semaines, le quartier de la Bourgogne à Tourcoing souffre d’une mauvaise presse. Un projet de rénovation urbaine à 400 millions d’euros aspire à changer l’image du quartier, insuffisant pour les associations.
Le rendez-vous est fixé sur la place centrale du quartier, à quelques pas de la mairie et du centre social. Lorsque nous arrivons, impossible de les louper car tout le monde ici les connait. Yannick Kabuika habite la Bourgogne depuis une trentaine d’années, Marie-Odile Vautrin s’y est installée il y a plus de quarante ans. Lui co-préside le conseil de quartier et dirige une association d’aide au retour à l’emploi qu’il a fondée en 1999. Elle en a pris la présidence il y a deux ans.
Quelques jours après les violences urbaines entre une poignée de jeunes du quartier et les forces de l’ordre, le calme est revenu. "Vous voyez, c’est ça la Bourgogne", lance-t-il avec un sourire en coin. Un quartier qui sera dans quelques années totalement transformé : les travaux du projet pharaonique de rénovation chiffré à près de 400 millions d‘euros ont officiellement débuté début 2020 avec la destruction de deux bâtiments d’habitation.
"L’argument qui a convaincu l’État de suivre la ville sur ce projet, c’est la précarité et le taux de chômage", explique le co-président du quartier, rappelant que l’objectif final des travaux est de sortir des radars de la politique de la ville. Car, parmi les quelques 7 000 habitants du quartier, 45% sont au chômage et plus de la moitié des ménages vivent sous le seuil de pauvreté. Au total, 1 225 logements doivent être déconstruits et un peu plus de 600 réhabilités pour une livraison à l’horizon 2030. "Aujourd’hui, on dit déconstruire et plus démolir, mais enfin bon, c’est la même chose", avance Marie-Odile Vautrin. L’objectif de la mairie de Tourcoing : transformer "qualitativement" un quartier "défavorisé, enclavé et replié sur lui-même" et "changer l’image du quartier".
Un jour, une ZUP, une carte postale : Bourgogne (Tourcoing) pic.twitter.com/8m47NpvFj6
— renaud epstein (@renaud_epstein) July 7, 2020
"Toucher au bâti c’est bien, mais il y a surtout l’humain derrière", avance Yannick Kabuika. L’humain… le grand oublié de ce projet et des politiques de la ville menées depuis des dizaines d’années selon lui. Harold George, directeur du centre social qui touche plus de 700 familles du quartier abonde. "C’est plutôt bien que ce quartier vive une transformation urbaine et soit plus ouvert sur le reste de la ville afin d’apprécier un peu plus ce qu’il est, précise-t-il, mais la précarité existera toujours". Tous deux estiment que les solutions sont à chercher ailleurs pour recréer du lien social dans le quartier et éviter de nouvelles tensions.
Un manque de coordination des acteurs institutionnels
Car ils l’affirment, les affrontements entre une poignée de jeunes et les policiers du mois dernier auraient pu être évités si les différents acteurs se coordonnaient. Yannick Kabuika prend un exemple très concret. "On avait trois animateurs médiateurs chez Objectif emploi qui intervenaient dans le quartier depuis deux ans. Quand ils étaient sur le terrain, ils repéraient les conneries des jeunes qui commençaient à se préparer, nous prévenaient et intervenaient. L’année dernière par exemple, ce sont nos médiateurs qui avaient calmé la situation alors que des affrontements avec la police allaient éclater".
Mais surprise en février dernier : il apprend que la subvention de l’État pour payer les trois salaires ne sera pas renouvelée. "J’ai sollicité la ville, on a eu un rendez-vous le 18 mars avec la maire. J’ai expliqué qu’il fallait qu’elle intervienne auprès de l’État pour conserver cette subvention". Sans résultat puisqu’il a dû licencier les trois médiateurs le 19 avril, faute de moyens. "Au même moment où les émeutes ont commencé, j’étais en train de licencier mes trois médiateurs. Vous imaginez ? C’est ça l’absurdité du système".
"Au même moment où les émeutes ont commencé, j’étais en train de licencier mes trois médiateurs. Vous imaginez ? C’est ça l’absurdité du système".
Et il l’assure, les exemples comme celui-là sont nombreux. Au centre social par exemple, un dispositif d’aide aux devoirs qui bénéficiait à 135 enfants et adolescents du quartier et plus de 1 000 jeunes à l’échelle de la ville a dû être tout bonnement stoppé en 2018. "On n’était plus en capacité de continuer cet accompagnement qui est pourtant essentiel parce que nos financeurs - CAF, Ville et État - n’ont pas été en mesure de se coordonner", déplore Harold George.
Résultat, plus aucune structure ne propose d’accompagnement scolaire dans le quartier depuis presque trois ans. "Parfois certains parents ne parlaient pas très bien français et ne pouvaient pas faire les devoirs à la maison, donc ils étaient contents que leurs enfants soient accompagnés, témoigne Marie-Odile Vautrin. Cet arrêt brutal, c’était un drame, un abandon".
"Tous ces exemples doivent aujourd’hui nous servir de leçon. Mettons-nous autour d’une table et demandons-nous : qu’est-ce qu’on peut faire ? Faisons-nous confiance, travaillons en bonne intelligence, implore Yannick Kabuika. Même si ça ne rentre pas dans les cases comme il se doit, les projets qu’on propose sont des réalités du terrain".
"Six personnes sur dix qui viennent toquer à la porte de l’association trouvent un emploi"
Pour autant, hors de question de baisser les bras. Yannick Kabuika en est persuadé : l’un des leviers pour s’en sortir reste l’emploi. C’est pour cette raison qu’il a monté il y plus de 20 ans maintenant son association, devenue une référence à Tourcoing. Chaque année, près de 500 Tourquennois - dont plus de la moitié habitent la Bourgogne - viennent toquer à sa porte. Premier objectif : informer. "Tout ce qui est mis en place par Pole emploi, la région, les institutions… bien souvent ça n’arrive pas jusque dans le quartier", raconte le directeur de l’association. Aide au permis de conduire, formations, offres d’emplois… "Ça peut vous paraître simple, mais ces choses-là, les structures les zappent", dénonce la présidente Marie-Odile Vautrin. Et les exemples sont multiples. "Le demandeur d’emploi n’a pas la bonne information par rapport à sa situation, n’a pas l’aide adaptée et n’a pas un discours encourageant d’un conseiller de Pôle emploi ou d’une mission".
C’est le deuxième objectif de l’association : redonner confiance. "Les gens viennent nous voir avec des rêves dans la tête parce qu’ailleurs, on leur coupe les pattes, on ne les écoute pas". Il prend l’exemple d’un jeune qu’il a reçu souhaitant devenir livreur mais n’ayant pas le permis. "Dans les structures, on va lui dire qu’il n’est pas réaliste et que ce n’est pas possible au lieu de l’encourager à passer son permis de conduire. Le plus souvent, ce sont des choses aussi simples que ça qui font que les gens sont découragés". Alors Yannick Kabuika et ses équipes font des CV, accompagnent les demandeurs d’emploi dans les démarches administratives et forment les plus jeunes au numérique.
Et les résultats sont là, puisque parmi les motivés "six personnes sur dix qui viennent toquer à la porte de l’association trouvent un emploi", affirme le directeur. "Quand on voit des jeunes qu’on a accompagnés qui trouvent un emploi puis un appartement, une copine, sont tous fiers et ont réussi, c’est que du bonheur !" résume Marie-Odile Vautrin. "Pourtant ce qu’on a fait au départ c’est tout simple à faire mais les politiques ne voient pas l’essentiel".
"Solidarité comme il y a rarement ailleurs"
Un exemple de plus qui montre à quel point la solidarité fait partie des valeurs de la Bourgogne. "On est une grande famille, décrit Marie-Odile Vautrin, on s’aide les uns les autres. Même si on n'est pas très riches ici, on a des grosses valeurs de partage". Ce que confirme le directeur du centre social de la Bourgogne qui compte dans sa structure 29 bénévoles "et normalement deux groupes de dix qui vont nous rejoindre dans les jours qui viennent". Harold George décrit "des manifestations de solidarité comme il y a rarement ailleurs". Et de citer les collectes alimentaires organisées pour les plus démunis. "Au centre social, on a beaucoup d’habitants du quartier qui s’investissent, qui contribuent à essayer d’améliorer le quartier, son image, les conditions de vie".
"Au centre social, on a beaucoup d’habitants du quartier qui s’investissent, qui contribuent à essayer d’améliorer le quartier, son image, les conditions de vie".
Chez les jeunes également, comme l’explique Yannick Kabuika. "Au sein de l’association, on a un groupe de 10 jeunes qui ont arrêté l’école et sont dans un moment d’hésitation. Plutôt que d’attendre, on les récupère et on fait des actions de solidarité comme les collectes alimentaires ou l’accueil du public dans les deux centres de dépistage Covid du quartier". Des actions qui "les valorisent" et qui permettent de créer du lien entre les habitants et les générations. Car c’est "ce qui manque cruellement", estime le directeur du centre social. "On sent qu’il y a un vrai besoin de lien social, de se sentir utile, de faire sens".
Davantage d’humain donc, sans oublier les moyens nécessaires à la mise en place de telles actions en se basant sur la connaissance des acteurs du terrain au plus près des besoins des habitants. Un savant mélange encore difficile à atteindre. "Pour moi, une bonne stratégie, c’est une stratégie émergente du terrain qui rencontre une stratégie descendante des pouvoirs publics, résume Harold George. Sauf que là, il n’y a qu’une stratégie descendante et pas d’écoute du terrain donc on est un peu démunis. Avant de conclure : on ne change pas les maux de la précarité par un financement qui tombe un été pour calmer les choses. Il faut mettre en place une politique à mener sur le long cours".