Les deux usines étaient des concurrentes, les voilà fiancées. A Crespin comme à Petite-Forêt, dans la banlieue de Valenciennes (Nord), le projet de mariage entre Alstom et Bombardier inquiète les salariés, malgré les propos rassurants des groupes ferroviaires.
Une forêt d'échafaudages, de câbles et de machines, d'où jaillissent par intermittence des gerbes d'étincelles; un wagon à l'état de squelette autour duquel s'affairent des ouvriers: à l'usine Bombardier de Crespin, les lignes d'assemblage tournent à plein régime.
"En ce moment, la cadence est très élevée", confirme le directeur de production Giuseppe Spitaleri, lunettes teintées et casque de protection sur la tête, en forçant la voix pour couvrir les bruits de perceuse à quelques mètres derrière lui. Crespin, ouverte voilà près de trente ans, constitue aujourd'hui le premier site industriel ferroviaire en France, avec 2.000 employés. Elle a réalisé l'an dernier un chiffre d'affaires de 813 millions d'euros et ses carnets de commandes sont pleins.
"Il y a énormément de questions sans réponses"
Une situation confortable que l'usine Alstom de Petite-Forêt, à vingt kilomètres de distance, connaît également: le site, où travaillent 1 200 personnes, vit depuis plusieurs mois une période faste, qui a poussé la direction à recruter. Que se passera-t-il quand le rachat de la division ferroviaire de Bombardier par Alstom, annoncé mi-février, sera effectif ? L'euphorie durera-t-elle ? Et surtout, quel sera l'effet de ce mariage sur l'emploi, tant chez le canadien que chez son concurrent français ?
"Il y a énormément de questions sans réponses", soupire Vincent Jozwiak, délégué Force ouvrière (FO) de Petite-Forêt, 30 ans d'usine au compteur. "Dans ce type d'opération, un plus un ne fait jamais deux pour les salariés: il y a toujours des risques sociaux."
Un avis partagé par Karim Khatabi, syndicaliste Sud de l'usine Bombardier: "Les carnets de commandes sont pleins jusqu'à 2024, pour certains contrats jusqu'à 2027. Mais ensuite, qu'est ce qu'on va devenir? Est-ce qu'on aura toujours la maîtrise de l'avenir du site ?"
"On a jamais vu de rachat comme celui-là sans casse sociale"
Au coeur des inquiétudes: la proximité géographique, mais aussi industrielle entre les deux usines. "Ce sont deux groupes identiques, qui fabriquent la même chose (...) On va donc se retrouver avec des doublons", juge Ludovic Bouvier, responsable de la CGT Métallurgie dans les Hauts-de-France.
"Quand vous avez une commande similaire, vous avez deux fois les mêmes bureaux d'étude, les mêmes ingénieurs, les mêmes acheteurs... On n'a jamais vu de rachat comme celui-là sans casse sociale", abonde Eric Taboga, 47 ans, de l'usine de Crespin.
J’ai rencontré ce matin les organisations syndicales des sites d’#Alstom et #Bombardier à Petite-Forêt et Crespin avec @beadescamps. Nous voulons connaître la stratégie industrielle de ce nouveau géant ferroviaire et avoir des garanties sur les #emplois directs et indirects. pic.twitter.com/rCz126oYCh
— Xavier Bertrand (@xavierbertrand) February 20, 2020
Une série de craintes écartées par les dirigeants des groupes ferroviaires. "Il n'y a pas du tout d'idée de restructurations ou de menace sur l'emploi dans cette acquisition, bien au contraire", a assuré le PDG d'Alstom Henri Poupart-Lafarge, lors de l'annonce du projet d'acquisition. "Il est normal que ce type d'opération crée une phase d'incertitude". Mais "je crois que c'est une vraie opportunité stratégique", estime de son côté le président
de Bombardier Transport France Laurent Bouyer, qui a mis en avant vendredi la "complémentarité" entre les deux usines.
Alstom et Bombardier, de fait, ont l'habitude de travailler ensemble. Les entreprises disposent d'un quasi-monopole sur le matériel roulant en France et collaborent sur plusieurs projets, dont le RER "nouvelle génération", qui doit être déployé en Ile-de-France à partir de 2021.
"Rationaliser les coûts"
Pas de quoi rassurer complètement les salariés et leurs représentants, qui réclament des détails sur la stratégie du futur géant ferroviaire -- qui doit encore obtenir le feu vert des autorités européennes de la concurrence.
"Entre les promesses verbales et la réalité, il y a parfois un écart substantiel. Dans des opérations comme celle-là, un des objectifs c'est d'optimiser et de rationaliser les coûts, il ne faut pas se leurrer", met en garde Vincent Jozwiak.
Au-delà des deux usines, c'est l'avenir des sous-traitants et fournisseurs de la région qui inquiète les syndicats. Un tissu économique vital pour le bassin
d'emploi des Hauts-de-France et qui pourrait se retrouver fragilisé. "Un sous-traitant ne peut faire que 25% à 30% de son chiffre d'affaires avec une
entreprise. Aujourd'hui, certains font 25% chez Bombardier, 25% à Alstom, mais demain? Si on devient tous Alstom, cette situation risque de poser problème", prévient Karim Khatabi.