Alors qu'il tourne le film "Mermoz" de Louis Cuny, Robert Hugues Lambert est arrêté par les Allemands en 1943. Le producteur André Tranché engage Henri Vidal pour le remplacer et organise secrètement une session d'enregistrement de la voix de Lambert derrière les murs du camp de Compiègne-Royallieu, où il est interné avant sa déportation.
À l'ombre des dorures du Palais Garnier, sous les applaudissements du Tout-Paris de la collaboration, un nom brille en lettres géantes sur l'écran : Robert Hugues-Lambert. Pourtant, au même moment, à des centaines de kilomètres de là, l'acteur repose sur une paillasse dans le camp de concentration de Buchenwald. Comment ce comédien, alors qu'il incarnait le rôle principal dans le film Mermoz, a-t-il été abandonné à son sort ?
Né à Paris en 1908, Hugues Lambert de son vrai nom, (Robert étant son deuxième prénom) se destine rapidement à une carrière artistique. Il suit des cours d'art dramatique, avant d'aller faire son service militaire comme chasseur alpin, puis devient acteur, et est engagé au théâtre de l’Odéon. Il rejoint ensuite la troupe itinérante des Barrett.
Audacieux et fantasque, il assume publiquement son homosexualité, une attitude rare et courageuse pour l'époque. On lui prête d'ailleurs une liaison avec un officier de la Wehrmacht.
Il n'était pas efféminé, mais il parlait de sa sexualité comme un hétérosexuel aurait évoqué la sienne. Et c'est ce naturel, cette absence de honte qui, à l'époque, semblaient si provocants.
Un ami de Robert Hugues-LambertL'Express
Le journaliste Marc Epstein s'est penché sur l’histoire de l'acteur pendant un an, dans une enquête pour laquelle il a interrogé plus de 300 personnes, seul travail de fond, aussi fourni existant à ce sujet.
En 1942, Robert Huges-Lambert quitte sa troupe pour jouer le rôle-titre du film Mermoz, adaptation de la vie de l'aviateur Jean Mermoz, produit par André Tranché et réalisé par Louis Cuny. Ce rôle, il l’obtient non pas pour ses talents d’acteur, mais grâce à sa ressemblance physique frappante avec le célèbre aviateur. La mère de Jean Mermoz en est d’ailleurs bouleversée.
Le tournage commence en mai 1942, et doit durer huit mois. À cette époque, malgré la censure du régime de Vichy, l’industrie cinématographique tourne à plein régime. Et ce film est une grosse production. Il est d’ailleurs subventionné à hauteur d’un million de francs par le régime vichyste. Avant la guerre, Jean Mermoz avait été vice-président d'un mouvement d'extrême droite, le Parti social français. Le rôle joué par Lambert était donc conforme à l’idéologie de l'État français. Le régime ne pouvait que voir d'un bon œil cette adaptation cinématographique.
Le tournage chaotique de Mermoz
Le film bénéficie donc d’un gros budget. Mais il est marqué par les imprévus et les complications. Pour la scène de l'accident dans la cordillère des Andes, par exemple, aucun avion des années 30 ne peut être transporté dans les Alpes. "L’avion a été patiemment reconstruit. Pour les raccords en studio des vues prises sur les sommets des Alpes, la Cordillère des Andes tient sur un plateau de 375 mètres carrés. Les murs ont été tapissés d’agrandissements photographiques de montagnes. La neige tombe. C’est du sulfate de magnésie qui, en brûlant, fait une chute de flocons blancs", peut-on lire dans une coupure de presse de l’époque.
Mais aucun imprévu ne s'avère aussi dévastateur que l'arrestation brutale de Robert Hugues-Lambert par les autorités allemandes en mars 1943. Alors que le tournage touchait à sa fin, le comédien sort d’une séance photo au studio Harcourt. Il est arrêté par la Gestapo dans un bar parisien, fréquenté, entre autres, par des homosexuels.
Robert Hugues-Lambert est inculpé pour son "oisiveté", une "accusation attrape-tout, l'ensemble de la population étant, en principe, astreinte au travail. Les vraies conditions de son arrestation demeurent néanmoins mystérieuses", commente Marc Epstein.
L’acteur est incarcéré dans le camp de transit de Compiègne-Royallieu, devenu le Frontstalag 122. Jusqu’en 1999, on a pensé qu’il avait été détenu dans le camp de Drancy en Île-de-France, comme cela avait été écrit par René Château dans son livre, Le Cinéma français sous l'Occupation, 1940-1944. C’est la version qui a ensuite circulé, jusqu’à l’enquête de Marc Epstein.
L’absence subite du comédien plonge la production dans le chaos. Certaines scènes clés du film restent inachevées, menaçant l'intégrité même du projet.
Le double cinématographique
Face à cette impasse, le producteur André Tranché se voit contraint de trouver une solution radicale pour achever le film. Il raconte avoir recruté en urgence Henri Vidal, un jeune acteur prometteur pour remplacer Lambert dans des scènes où il est filmé de dos. Mais le timbre de voix ne correspond pas. André Tranché a donc l’idée de doubler la voix de Vidal par le vrai Lambert, incarcéré au camp militaire de Compiègne-Royallieu.
Marc Epstein raconte cette histoire dans L’Express. Il a rencontré André Tranché. Celui-ci, était âgé de 29 ans lors du tournage, et misait beaucoup sur le succès de son film. Le producteur raconte au journaliste qu’il contacte un ami Compiégnois qui a le bras long, et qui lui arrange cette séance d’enregistrement.
J'ai approché le cul de la camionnette d'enregistrement le long du mur et je suis monté sur le toit, se souvient Tranché. Tout était prévu, Lambert nous attendait de l'autre côté. J'ai déployé la perche au-dessus de l'enceinte et des barbelés, avec le micro au bout.
André Tranché, producteur du film MermozL'Express
"Hugues avait 10 ou 12 phrases à dire et il avait déjà le texte en main : je lui avais fait parvenir par un intermédiaire qui lui avait expliqué que je voulais le faire relâcher. Après l'enregistrement, j'ai dû lancer : 'Allez, à très bientôt !'" poursuit le producteur.
En réalité, personne n’a entrepris de démarche sérieuse pour le faire libérer. Même André Tranché, à l'origine du projet.
De mon point de vue, le film était terminé. Dans les années 30, un grand producteur américain m'avait donné un conseil : 'Mon petit, si vous voulez faire du cinéma, dites-vous bien qu'un acteur, c'est un ouvrier. Il est comme le plombier qui vient réparer le robinet. Il doit travailler. Ces gens-là, ce n'est rien. Ça ne sert à rien d'être copain avec eux'. Je ne l'ai jamais oublié.
André Tranché, producteur du film MermozL'Express
L'auteur de l'enquête nous confie, 25 ans plus tard, avoir de sérieux doutes sur la véracité de cette histoire de doublage. "Michèle Morgan, l’ex-épouse d’Henri Vidal n’a jamais entendu parler du remplacement de Lambert par Vidal. Et quand on regarde le film, ce n’est pas évident du tout de deviner l’éventuelle silhouette de Vidal, il n’y a pas non plus de moments où l’on pourrait se dire que la voix a été enregistrée en voix off. Et puis, les survivants du camp de Royallieu qui ont connu Lambert s’en souviendraient, or, aucun n’a ce souvenir".
Quoi qu’il en soit, le film Mermoz est achevé. Il est présenté en projection privée à Vichy le 11 octobre 1943, en présence du Maréchal Pétain lui-même, la mère de Jean Mermoz ainsi que le sculpteur François Cogné, chargé par Pétain de veiller à la bonne exécution du film.
Un mois plus tard, une seconde projection a lieu à Paris, à l'opéra Garnier, dans le cadre d'une soirée de gala, au bénéfice de la Croix-Rouge.
Max Bonnafous, ministre de l'Agriculture et du Ravitaillement du régime de Vichy est présent, et le Tout-Paris de l'Occupation s'y précipite. Cet événement survient alors que l'acteur principal agonise en Allemagne, ignorant que son nom est projeté sur grand écran au palais Garnier.
La nouvelle de l'arrestation de Hugues-Lambert n'ayant pas été divulguée, sa déportation et son calvaire ne sont pas évoqués lors de la soirée.
Le drame d'une vie brisée
Robert Hugues-Lambert est à ce moment même, depuis un mois, dans le camp de concentration de Buchenwald, sous le matricule 21613. Un an après, le 28 novembre 1944, il est déplacé vers le camp de concentration de Flossenbürg en Bavière. Là-bas, il est assigné au travail dans une briqueterie.
Par la suite, il est transféré au camp de concentration de Gross-Rosen, situé en Basse-Silésie. Son état de santé se détériore rapidement, affaibli et souffrant d'œdèmes aux jambes. Malheureusement, il succombe à l'épuisement quelques mois plus tard, le 7 mars 1945, dans un anonymat complet, dans l'oubli le plus total.
La plupart des historiens que nous avons consultés estiment qu'une démarche à peine appuyée aurait sans doute permis d'obtenir la libération d'Hugues Lambert, interprète principal d'un film maréchaliste. Le père de l'acteur comptait sur les messieurs du cinéma et sur leurs relations en haut lieu pour obtenir la libération de son fils. En vain.
Marc EpsteinL'Express
25 ans après avoir écrit ces lignes, il se dit toujours très ému par ce destin brisé. "Cet acteur, en toute logique allait être mis sur le devant de la scène, célébré par le régime. Or, dans les faits, il a été arrêté, déporté et il est mort dans l’oubli, personne n’a bougé. Ni sa famille (ses parents, et en particulier son père ont mal réagi à l’homosexualité assumée de leur fils), il n’a pas été défendu par ses amis du cinéma et du théâtre. Il est mort dans une forme d’oubli. Cet aspect-là m’a beaucoup ému. On oppose les résistants aux collabos, mais la plupart des Français pendant la guerre étaient dans une sorte de marée, à attendre l’issue du conflit, ils étaient ni des héros ni des salauds. Le destin de Lambert en ce sens me parait emblématique. Il est mort parce qu’il pouvait mourir. Ce n’était pas important pour les gens qui l’ont connu qu’il vive."
Pendant un an, le temps de l’enquête, l'ancien journaliste raconte avoir adopté son fantôme : "par définition, un fantôme n’est ni vivant, ni mort. Il lui fallait une pierre tombale. Cet article, était pour moi une pierre tombale".
Près de 55 ans après sa mort, le réalisateur Marcel Bluwal s'empare de cette histoire pour en tirer un film poignant, Le Plus Beau Pays du monde (1998). À travers cette fiction historique, il donne corps et voix à Robert Hugues-Lambert, interprété par Jean-Claude Adelin, et retrace les moments clés de sa courte existence, de sa gloire éphémère à sa tragique déportation.
L'ancien camp de Compiègne-Royallieu : témoin d'une histoire tourmentée
La caserne de Royallieu à Compiègne, érigée en 1913, a été le théâtre de nombreux événements marquants au cours du XXe siècle. Ce site a connu différentes fonctions, de caserne militaire à camp de prisonniers de guerre, puis à un sinistre lieu d'internement sous l'occupation allemande.
Dès son inauguration en 1913, la caserne de Royallieu accueille divers régiments et hôpitaux temporaires. Mais son destin prend un tournant tragique lors de l'occupation pendant la Seconde Guerre mondiale. En juin 1940, les forces d'occupation transforment le site en un camp de prisonniers de guerre, désigné sous le nom de Frontstalag 122. Ce camp devient rapidement un lieu d'internement pour ceux considérés comme une menace pour l'occupant nazi : résistants, militants politiques, Juifs, et même des détenus de droit commun.
Il devient le point de départ de nombreux convois ferroviaires emmenant les détenus vers des destinations inconnues, souvent vers des camps d'extermination. Les conditions de vie dans ce camp étaient extrêmement précaires, et les déportations qui en découlaient étaient souvent le prélude à une mort atroce. Les déportés juifs, constituant environ 6,5 % de la population carcérale, ont été particulièrement touchés, avec le premier convoi de déportés partant de ce camp. Le dernier train de déportés quitte le camp le 27 août 1944 en direction de Buchenwald, marquant la fin d'une tragédie, qui a compté 53 000 détenus dont 49 000 furent déportés.