Le coup de grisou du 27 décembre 1974 et de la mort des 42 hommes au fond d’une mine de Liévin-Lens a été l’acte fondateur de la carrière du journaliste Sorj Chalandon. De ce drame sont nés une "rage" et un roman hommage, "Le jour d'avant", publié en 2017. À la veille des commémorations, l’écrivain de 72 ans revient sur la nécessité de transmettre cette mémoire. Interview.
Quand il replonge dans cette histoire, la colère s’invite à son récit. L’écrivain Sorj Chalandon, joint par téléphone, ne peut parler de la catastrophe de Liévin du 27 décembre 1974 sans s’indigner, sans dénoncer les responsables des mines, l’attitude du gouvernement français, sans éructer face à ceux qui invoquent la fatalité d’un métier dangereux.
Le journaliste était âgé de 22 ans lorsqu’un coup de grisou a soufflé la vie à 42 mineurs au fond de la fosse 3, dite Saint-Amé, au lendemain de Noël. "Pour moi, ce drame a tracé les frontières du monde dans lequel j’allais vivre, raconte-t-il. Un monde de violence."
En 2017, le grand reporter, passé par Libération pendant plus de 30 ans, auteur d’une douzaine de romans, publie Le jour d’avant, en "hommage" à ces gueules noires. C’est l’histoire de Michel qui a perdu son frère Joseph au fond du puits de Liévin. Devenu adulte, Michel quitte le Nord, se marie, fait sa vie, sans jamais cesser de ruminer sa vengeance. L'œuvre a été adaptée en bande dessinée, aux éditions Steinkis.
Êtes-vous toujours “hanté” par cette catastrophe de Liévin ?
Oui, je suis toujours hanté parce que je suis hanté par ma jeunesse. L’année d’avant la catastrophe, en 1973, je découvre la grande grève de l’usine LIP de Besançon, où sont fabriquées des montres. Les ouvriers occupent l’usine et décident de produire et de vendre illégalement, eux-mêmes, les montres. Et de se payer avec.
À cette époque, je suis jeune journaliste à Libération, et pour moi, cette grève est une lutte immense qui change les rapports de force entre le patronat et les ouvriers. Je me dis alors que le monde dans lequel je vais vivre et travailler, c’est ça. Et puis il y a eu Liévin…
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Ce drame a changé votre manière de voir le monde ?
Oui, je me suis rendu compte que je m'étais trompé avec LIP, et que le monde dans lequel j’allais vivre, c'était celui du mépris des travailleurs, de l’arrogance patronale. Je rêvais de m’éclater en tant qu’adulte dans un monde de lutte et Liévin m’a rappelé que non, que je vivrais dans un monde de violence, dans lequel on méprise les gens. Et que, pour des raisons d’argent, de profit… Pour des raisons dégueulasses, des hommes sont morts en descendant travailler.
Les martyrs de Liévin sont venus me dire : "C’est ça le monde dans lequel tu vas vivre, il va falloir que tu te battes."
Sorj ChalandonEcrivain
Ceux que l’on présentait comme des héros nationaux après la guerre ont été oubliés. Le fait que les journalistes parlent de fatalité pour ces morts, que le président Giscard d’Estaing en vacances au Sénégal ne se déplace même pas alors qu’il y a tous ces cercueils… Tout cela fait que cette rage, née du fond de cette mine, me suivra toute ma vie entière.
Pour moi, ce drame a tracé les frontières du monde dans lequel j’allais vivre. Les martyrs de Liévin sont venus me dire : "C’est ça le monde dans lequel tu vas vivre, il va falloir que tu te battes." Cette colère, c’est ma première colère d’adolescent. Moi qui suis un enfant battu, je sortais d’une famille maltraitante avec la volonté de m’ouvrir à la beauté des choses, puis Liévin a refermé cet espoir.
Pourquoi ce besoin d’écrire Le jour d’avant, plus de 40 ans après la catastrophe ?
Je voulais rendre hommage à ces mineurs, mais je ne savais pas comment. J’ai trouvé qu’écrire un livre était un moyen de le faire. Le nombre exact de morts est sacré, donc j’ai construit toute une histoire pour ne pas toucher au chiffre, et donner naissance à un mineur qui aurait pu mourir dans cette mine de Liévin.
Comment avait été reçu votre roman à l’époque ?
En dehors des Ch'tis, qui connaissaient déjà cette histoire, les gens étaient hallucinés par ce qu’on avait fait subir aux mineurs, et par la trahison de la France et de ses gouvernements. Ils me disaient : "C’est vrai cette histoire, il y a eu autant de morts ? Je n'en avais jamais entendu parler."
Un jour, lors d’une rencontre en librairie, un type s’est levé avant même que je parle. Il a sorti de son sac une lampe de mineur, donné son prénom, son nom et a lancé : "17 ans de fond, silicosé. Mesdames, Messieurs, je n’ai rien d’autre à dire."
Sorj ChalandonEcrivain
Puis, quand je venais présenter mon livre dans le Nord, l'accueil était bouleversant. À chaque fois, les gens qui avaient eu un père mineur ou une mère trieuse me demandaient d’ajouter le nom de leur grand-père ou d’un proche mort à la mine. Fallait inscrire le nom de leurs aïeux à l’histoire de Liévin.
Je me rappelle aussi, un jour, lors d’une rencontre en librairie, qu'un type s’est levé avant même que je parle. Il a sorti de son sac une lampe de mineur, donné son prénom, son nom et a lancé : "17 ans de fond, silicosé. Mesdames, Messieurs, je n’ai rien d’autre à dire." Et il s’est rassis. Ceux qui se demandent pourquoi ils écrivent, la réponse est là.
Comme les Poilus avant eux, les mineurs vont disparaître… Comment entretenir leur mémoire ?
Il faut en parler, s’emparer de cette histoire-là, de toutes les manières possibles. Le musée de la mine à Lewarde, c’est une belle chose par exemple. Moi, j’essaie à mon niveau. Mon roman est sorti en BD d’ailleurs, ce qui ouvre l’histoire à un nouveau public.
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J’avais besoin que cette histoire sorte du Nord, que cette catastrophe inonde les plages ensoleillées de la côte d’Azur, que ça casse leurs vacances. C’était peut-être un peu con mais je pensais à ça, en fait.
Sorj ChalandonEcrivain
Mon livre devait aussi être adapté en film. Il avait été proposé à un diffuseur télé du service public, et on m’a répondu : "Cette histoire est trop sombre." Ça m'a rendu complètement fou. Que l’on me dise que c’est un film qui coûte cher, je l’entends, mais pas que l’histoire est trop sombre.
Pourtant, France Télévisions a adapté Germinal en série en 2021…
Oui, mais dans ce cas, qu’ils me disent que tout a été dit sur la mine, ça, je peux le comprendre. Mais pas "sombre" ou "triste". Ça, je ne l’ai jamais digéré. Et je me suis dit, ça continue : "La catastrophe de Liévin, ça n’intéresse toujours personne…"
Transmettre cette histoire, c’est une nécessité pour vous ?
En 1984-85, j’ai tenu absolument à suivre pour Libération la grande grève des mineurs anglais du Yorkshire, où Margaret Thatcher, à l'époque Premier ministre du Royaume-Uni, a fermé les puits les uns après les autres dans des conditions dégueulasses. J’y tenais, car je n’avais pas pu le faire pour Liévin comme journaliste.
Aux mineurs et syndicalistes anglais, qui souffraient, je leur parlais toujours de Liévin. Puis je me souviens de ce jour où j’ai fait lever un pub tout entier, une bière à la main, en hommage aux mineurs de Liévin.
J’avais envie que cette histoire sorte, que ce soit su. Mon livre, c’était pour ça aussi. J’avais besoin que ça sorte du Nord, que cette catastrophe inonde les plages ensoleillées de la Côte d’Azur, que ça casse leurs vacances. C’était peut-être un peu con mais je pensais à ça, en fait.
Le 27 décembre, à qui penserez-vous ?
Je me suis déjà excusé auprès de gens qui auraient pu m’inviter. J’aurai une pensée particulière pour tous les enfants, les familles de mineurs, les mineurs… À 6h19, l’heure exacte, celle à laquelle s’est arrêtée pour toujours l’horloge de Liévin. J’aurai aussi une pensée pour les mineurs belges. Et une pensée pour ma jeunesse, qui a été mise sur d’autres rails que ceux que j’imaginais.