Régisseurs de camping dans les festivals, Yann Manzi et son fils Gaël, avaient besoin de "sens". Avec Utopia 56 ils sont devenus "les éboueurs de la Jungle de Calais". De Grande-Synthe à Porte de la Chapelle, ils ont donné à leur association une place auprès des migrants.
"+Pourquoi vous ne faites rien ?+, m'a demandé mon fils lorsqu'il a vu le petit Alan à la télé", raconte Yann Manzi, 52 ans. Ce garçonnet syrien, retrouvé mort sur une plage turque en 2015 et devenu l'emblème de la crise migratoire, est le point de départ d'Utopia 56 à Lorient.
"Je voulais faire du social, je ne trouvais plus de sens à faire du travail alimentaire avec toute la misère qu'il y a autour", explique Gaël Manzi, 31 ans, serveur de formation. Avec son père et quelques amis, ils se rendent au campement de Calais surnommé la "Jungle", considéré comme le plus grand bidonville d'Europe, accueillant jusqu'à 8.000 personnes.
"J'étais effrayé", se souvient le jeune breton. "Je n'avais jamais vu ça. Puis avec le temps, les échanges avec les gens qui t'invitent à boire le thé dans leur cabane, l'appréhension est partie vite".
Les ONG "nous ont un peu pris pour des fanfarons" au départ, raconte Yann, intermittent du spectacle qui gère le camping du festival des Vieilles Charrues, d'une capacité de 35.000 tentes. "Ce n'est pas la même population mais on est habitué à gérer les trafiquants de drogue, la violence, les distributions alimentaires, le nettoyage".
Il emprunte 10.000 euros pour loger les volontaires qu'il recrute dans les fichiers des festivals bretons. "Je leur ai dit +laisse ta bière ce weekend, groupez-vous dans une voiture et venez nous aider+". D'une dizaine d'adhérents à ses débuts, Utopia 56 en compte 4.000 en 2018.
A Calais, la famille Manzi constate la saleté. "Utopia devient l'éboueur de la Jungle. Tous nos bénévoles vont venir ramasser, avec l'aide des exilés, la +merde+ de ce bidonville, que l'État n'a jamais ramassée", s'insurge Yann.
Forts de cette expérience, le père et le fils débarquent avec leur association à l'hiver 2016 à Grande-Synthe et s'associent au projet du maire Damien Carême pour aider à coordonner "le premier camp humanitaire d'Europe aux normes HCR (l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés)". "Une aventure humaine incroyable", assure le régisseur.
"Ça abîme"
Pour Christian Salomé, président de l'association l'Auberge des migrants, Utopia 56 a "plus que trouvé sa place" avec des bénévoles "déterminés et efficaces", même s'ils manquent de soutien financier.
Après le Nord, les deux Bretons sont contactés par la maire de Paris Anne Hidalgo pour soutenir le centre d'accueil de la Porte de la Chapelle. "On donne à manger tous les jours, des couvertures, des chaussettes, ces tâches sont essentielles mais l'État nous empêche, harcèle les migrants. On met des millions d'euros pour les empêcher de venir au lieu de mettre cet argent pour qu'ils s'intègrent, c'est triste", déclare désabusé Gaël.
Ce quotidien auprès des migrants laisse des séquelles. "Des traumatismes qu'on garde tout le temps, une séparation", confie Yann Manzi, les yeux creusés et rivés sur son téléphone à la recherche d'hébergements pour des mineurs. "Les récits de tous ces gens, on n'en veut plus, maintenant on les oriente vers quelqu'un car ça abîme".
Si Gaël est pessimiste sur la politique européenne migratoire "avec la montée des extrêmes droites", il salue "l'engagement, la belle solidarité des jeunes". Lui même a "grandi avec cette aventure" et sillonne désormais la France pour structurer des équipes et créer un réseau d'hébergement citoyen.
Pour le père qui a laissé les clés d'Utopia 56 à son fils, "c'est une fierté". "C'est un gamin qui a toujours travaillé mais qui ne trouvait pas de sens dans cette société. Aujourd'hui, il a trouvé. Mon petit gars, il est déjà bien plus grand que moi !".