Les deux souverains, en se rencontrant à mi-chemin entre Ardres et Guînes, près de Calais, ont marqué l'Histoire en organisant 18 jours de festivités avec un étalage de luxe jamais vu depuis.
Rencontre diplomatique, coup de com' politique et fête la plus chère de l'histoire... Il y a 500 ans, près de Calais, se tenait la rencontre du Camp du Drap d'Or, entre François Ier et Henri VIII.
À cette date, le 7 juin 1520, le roi de France et le roi d'Angleterre se rencontraient pour vivre 18 jours de festivités d'un luxe inouï, entre Ardres et Guînes. Festins faramineux, joutes, bals... sans parler des installations : le nom de "Camp du Drap d'Or" n'est pas une métaphore...
Pourquoi cette rencontre ?
En 1519, l'Europe entre dans une nouvelle ère. À la mort de l'Empereur du Saint-Empire Maximilien Ier, le 12 janvier 1519, le trône est vacant et deux hommes rivalisent pour l'occuper : Charles, son petit-fils roi d'Espagne depuis trois ans, et François Ier, roi de France depuis quatre ans. Un troisième candidat les rejoint, encouragé par le Pape : Henri VIII, roi d'Angleterre depuis dix ans.
Les trois hommes sont jeunes, intelligents, ambitieux... Et l'enjeu, lui, est colossal : le Saint-Empire couvre alors l'Espagne, la majeure partie de l'Italie et l'équivalent actuel de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Belgique, des Pays-Bas et de la Suisse. Il englobe également les villes de Lille, Dunkerque, Strasbourg ou Chambéry. Certes, le titre d'Empereur est symbolique, mais son prestige est immense.
La compétition se réduit rapidement à un duel entre Charles et François Ier, qui lèvent des fonds pour convaincre – ou plutôt acheter – les votes des princes-électeurs. Le souverain espagnol dépense deux tonnes d'or, contre une tonne et demie pour son homologue français. L'Espagnol est finalement élu à l'unanimité à Francfort le 28 juin 1519... non sans avoir massé des troupes à l'extérieur de la cité. C'est l'avénement de Charles Quint.
La France se retrouve encerclée, mais François Ier n'a pas renoncé à ses prétentions : devenu duc de Milan après la cinquième guerre d'Italie (et la bataille de Marignan en 1515), il lorgne toujours sur le royaume de Naples. La confrontation avec Charles Quint est inévitable et le souverain français se voit contraint de chercher des alliés. Près de 70 ans après la fin de la Guerre de Cent Ans, le roi d'Angleterre Henri VIII semble être le parfait candidat.
Les deux rois, par l'intermédiaire de leurs conseillers et notamment le puissant cardinal Wolsey, en Angleterre, décident d'une rencontre près de Calais, alors seule possession anglaise sur le continent. "L'an 1519 (...) fut accordé une entrevue entre leurs deux Majestés, à cette fin qu'en personne ils puissent confirmer l'amitié faite entre eux par leurs Conseillers", raconte Martin Du Bellay dans ses mémoires. "Fut pris jour auquel le Roi se trouveroit à Ardres et le Roi d'Angleterre à Guînes. Puis par leurs Conseillers fut ordonné un lieu à my chemin d'Ardres et Guînes, où les deux Princes se devoient rencontrer."
Cette rencontre, la première entre les deux jeunes rois, est l'occasion de bomber le torse : François Ier veut montrer que la France – 16 millions d'habitants – est une vraie puissance capable de rivaliser avec Charles Quint ; tandis qu'Henri VIII entend prouver que la cour de la petite Angleterre – quelque 3 millions d'âmes – n'a rien à envier à celle de son rival héréditaire.
Du pavillon d'or au palais de verre
Cette "opération séduction" (du moins dans l'esprit de François Ier) va prendre la forme d'une compétition où chacun tente de surpasser l'autre en richesse et en splendeur. Quitte à endetter les deux royaumes...
La rencontre est prévue au "Val Doré", situé à mi distance d'Ardres et de Guînes, dans ce qui correspond aujourd'hui à la commune de Balinghem. Dans les mois qui précèdent la date fatidique, chaque nation fait construire un camp somptueux, digne d'y loger son roi, sa reine et ses grands nobles. Près de 3000 personnes sont invitées de chaque côté, et certaines estimations montent à 10 000, voire 12 000 personnes en total, serviteurs compris.
François Ier fait dresser à Ardres 300 à 400 tentes et pavillons couverts de fil d'or et de soie. Si la reine mère, son épouse et les grands nobles disposent chacun de leurs propres quartiers, le pavillon où loge François Ier les surpasse en taille et en luxe : il est haut de 120 pieds (plus de 36 mètres), large de 16 pas (moins de 10 mètres) et est soutenu par des mâts d'ordinaire utilisés pour la construction de bateaux. Il est bien sûr recouvert de 360 pieds (110 mètres) de drap d'or. Une statue de Saint-Michel de près de deux mètres, le surmonte, sculptée dans du bois de noyer et couverte de dorures.
À Guînes, Henri VIII n'est pas en reste et fait ériger un "palais de verre", estimé à l'équivalent de 100 m², crénelé et surmonté de tours aux angles. La base est en brique et les murs sont faits de bois, peints pour ressembler à des briques. Surtout, près de la moitié du bâtiment est en verre, composée de vitraux somptueux. En 1857, Gustave Servois relate le témoignage d'un moine de passage qui "croit voir le temple de Salomon, et il récite le discours que tint la reine de Sabba devant le roi des Juifs".
Les mémoires de Robert III de la Marck, seigneur de Fleuranges témoignent aussi de son émerveillement. Côté français, "les principales [tentes] estoient de drap d'or frisé dehors et drap d'or frisé dedans, tant chambres, salles que galleries, et avoit tout plein d'aultre drap d'or ras, et toilles d'argent et toilles d'or." Côté anglais, la demeure éphémère était "toutte de toille et de boys, et les plus belles verrière qu'on vit jamais ; car la moictié de la maison estoit touttes de verrière, et vous asseure qu'ilz y faisoit bien cler".
Rappelons que les deux camps sont temporaires, et ont dès le départ vocation à être démontés après les festivités...
Des préparatifs dantesques
"Ce sont plusieurs centaines d’artisans et d’artistes qui furent mobilisés pour l’occasion", écrit Aurélie Massie, auteure d'une thèse sur "les artisans du Camp du Drap d’Or (1520) : culture matérielle et représentation du pouvoir" (lire en ligne). "Dès le printemps 1520, un chantier colossal est mis en place. Les dépenses sont astronomiques."
Côté français, les tentes et pavillons ont nécessité 35 000 aunes de canevas (soit 41 300 mètres). Le bois de pin, de sapin, de chêne et de noyer nécessaires à la construction des mâts sont acheminés depuis l'Auvergne et le massif du Forez, dans la Loire. Quant aux fleurs de lys d'or, aux draps d'or et à la soie, indique Aurélie Massie, ils proviennent de Florence et Venise.
Construites et assemblées à Tours, les tentures devaient encore être peintes ou décorées, pour un prix souvent faramineux. À titre d'exemple, le peintre royal Jean Bourdichon, est payé 1070 livres, 6 sols et 8 deniers tournois pour les dorures ornant la statue de Saint-Michel. Le salaire d'un charpentier ou d'un menuisier, lui, oscillait entre 5 sols et 7 sols par jour, celui d'un forgeron peu qualifié démarrait à 3 sols par jour. Une fois prêtes, les tentes étaient ensuite emballées dans des couches de serge – de l'étoffe légère – pour être transportées avec le plus grand soin, en charrettes, vers Ardres.
Dès le printemps 1520, un chantier colossal est mis en place. Les dépenses sont astronomiques
Aurélie Massie
Côté anglais, le chantier mobilise 500 charpentiers, 300 maçons, 100 menuisiers... et sans doute parmi les meilleurs du royaume puisque le maître menuisier et le maître charpentier du roi sont de la partie. Le palais de Guînes et ses vitraux, dont la fabrication est supervisée par le vitrier du roi, sont en avance sur leur temps : le matériau est coûteux et la noblesse n'adoptera les verres à vitre que quelques décennies plus tard.
Pour leurs matériaux, les Anglais font venir du bois de Hollande et se servent des carrières de pierre de Fiennes, à côté de Guînes. Les comptes officiels font aussi état de l'achat de 484 aunes (soit 571 mètres) de tapisseries d'Arras et, en avril 1520, d'un achat pour 2355 livres de draps d'or, de velours et d'autres matériaux à un certain John Cavalcanti, sans que l'on sache exactement à quoi ils ont servi.
L'un des symboles de ce faste, c'est l'installation de l'"Arbre de l'honneur" au sommet d'un monticule : une œuvre où s'entremêlent deux arbres artificiels – framboisier pour François Ier et aubépine pour Henri VIII – en bois, et recouverts de damas, de satin vert et de tissus d'or. Leurs fleurs et de leurs bourgeons sont faits de soie.
Le chroniqueur anglais Edward Hall écrira dans ses mémoires (texte en anglais) : "Les arbres qui brillaient dans cette plaine extraordinaire — l'Aubépine pour Henri, le Framboisier pour François — étaient eux aussi forgés d'argent et d'or vénitien, jusqu'à éclipser la nature elle-même par cet artifice, et leurs fleurs ainsi que leurs fruits étaient des symboles dorés de leur amitié et de leur alliance."
Si la décoration impressionne, les festivités ne vont pas non plus manquer de surprises...
Naissance d'une légende
Le 31 mai 1520, Henri VIII embarque à Douvres pour se rendre à Calais. La scène est immortalisée dans une toile peinte à la gloire du roi anglais.
"Ainsi le roi débarqua à Calais à environ onze heures du matin. Dès que le roi, la reine et les grands eurent débarqué, ils allèrent avec le roi et la reine à l'église Saint-Nicolas à Calais", raconte Elis Gruffudd, soldat gallois stationné dans la cité des Six Bourgeois. "L'après-midi, les gens du roi avec leur équipement débarquèrent au port de Calais (...) Le roi envoya en hâte un seigneur appelé sir Thomas Boleyn à Ardres au roi de France." Ce Thomas Boleyn, ambassadeur de la couronne en France, n'est autre que le père d'Ann Boleyn, la future seconde épouse d'Henri VIII.
Les toits étaient couverts d'une soie qui scintillait comme de l'or fondu
Edward Hall
Puis, le 7 juin, vient la rencontre. Le jour J, "le Roi et le Roi d'Angleterre, montez sur chacun un cheval d'Espagne, s'entre-abordèrent, accompagnez chacun de sa part de la plus grande noblesse que l'on eût vu cent ans auparavant ensemble, étant en la fleur de leurs âges, et estimez les deux plus beaux Princes du monde, et autant adroits en toutes armes, tant à pied qu'à cheval", s'ébahit Martin du Bellay dans ses mémoires "Je n'ay que fair de dire la magnificence de leurs accoutremens, puisque leurs serviteurs en avoient en si grande superfluité, qu'on nomma ladite assemblée le camp de drap d'or."
La légende était née ; et si les chroniqueurs français ne tarissent pas d'éloges, les Anglais ne sont pas en reste, surtout lorsqu'il s'agit de décrire le camp guînois bâti par leur roi. "Jamais on n'a vu un spectacle plus noble", témoigne Edward Hall. "Le palais d'or, qui étincelait sur la plaine de Guînes, se dressait comme par enchantement. Devant les portes se tenait le vieux dieu du vin [Bacchus], drappé d'or, et au-dessus de sa tête était écrite la devise, que Rabelais avait repris à son compte : 'faictes bonne chere qui vouldra'.
À l'intérieur du camp, Edward Hall décrit "une scène d'une beauté éblouissante. Les toits étaient couverts d'une soie qui scintillait comme de l'or fondu. D'or était les tapisseries, cerclées de pierres précieuses. D'or étaient les chaises et les coussins. La chapelle était une plus belle merveille encore. Au-dessus de l'autel se trouvaient douze statues dorées [de saints]. La croix dans le confessionnal du Roi était en or, d'or étaient les bongeoirs ; même le toit était doré !"
Les costumes doivent refléter, eux aussi, la magnificence des deux royaumes, et les convives "reçurent l’ordre de revêtir leurs plus beaux habits afin de ne pas déroger à leur rang", souligne Aurélie Massie. Velours, satin, damas, broderies de fils d'or... Du Bellay écrira que "la dépense superflue fut si grande que plusieurs y portèrent leurs moulins, leurs forêts, leurs prés sur les épaules", après les avoir sacrifiés pour s'offrir de luxueux vêtements.
Singes dorés et Dragon de Calais
Que serait une fête sans banquets ? Selon l'historien anglais Glenn Richard, 100 000 œufs ont été fournis et 3000 moutons et agneaux, 800 veaux et 300 bœufs ont été abattus pour fournir la viande de ces 18 jours de ripailles, arrosées de 66 000 litres de bière et 200 000 litres de vin, essentiellement du vin clairet auxerrois, de Beaune, de Grave et d'Orléans, ainsi que du vin blanc de Gascogne. "Des dizaines de cuisiniers, sauciers, écuyers de cuisine, échansons, poissonniers, bouchers participèrent à l’élaboration des festins", énumère Aurélie Massie.
Les fontaines à vin, décrites par Robert III de la Marck et Edward Hall ne sont pas non plus un mythe. On en trouve deux dans le camp anglais, équipées de trois tuyaux qui distribuent respectivement eau, vin et hypocras, un vin sucré au miel et aromatisé d'épices. Des élèves d'un lycée professionnel calaisien en ont même conçu une reproduction, censée pouvoir distribuer de la vin ou de la bière à l'occasion des 500 ans de l'événement. Une autre reproduction a été faite à l'extérieur du palais de Hampton Court, demeure préférée d'Henri VIII.
Les banquets avaient également deux convives d'un genre particulier : deux singes recouverts de feuilles d'or, que le sultan ottoman Selim Ier avait offert à Henri VIII et que ce dernier avait décidé d'amener avec lui à la rencontre. Une idée formidable, tant les créatures ont séduit le roi français.
"Le Roi de France se montrait très curieux, à jouer avec ces petits fripons qui faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour voler et importuner ses conseillers, pourtant il a demandé à ce qu'ils soient présents à chaque banquet", s'amusait par la suite le cardinal Wolsey.
C'est ce même cardinal Wolsey qui célèbre la messe du 23 juin, en présence des deux souverains, à la veille du dernier jours des festivités. Une messe interrompue lorsqu'un dragon survole le camp franco-anglais. Décrit par des témoins comme une salamandre, une comète ou un dragon en feu, il s'agirait plutôt d'un cerf-volant à l'effigie du dragon des Tudor, équipé de feux d'artifice et lancé depuis Guînes en guise de propagande.
Aurélie Massie a retrouvé, dans les comptes du "Revels Office", "des achats de lin pour un dragon". De quoi faire du Calaisis une terre de dragons, 499 ans avant que n'émerge des eaux la créature de la compagnie "La Machine".
Le jour où Henri VIII a défié François Ier à la lutte
Ensuite, que serait une fête sans divertissements ? Les joutes, les tournois, les mascarades, les danses, les bals occupent une place importante de ces 18 jours, le tout mis en musique par des ménestrels ou des chœurs, selon la situation.
Aux joutes sont conviés les meilleurs chevaliers des deux royaumes, comme le déduit si justement Martin du Bellay : "Par douze ou quinze jours coururent les deux Princes l'un contre l'autre, et se trouva audit tournoy grand nombre de bons hommes d'armes ainsi que vous pouvez estimer, car il est à présumer qu'ils n'amenèrent pas les pires."
Ces joutes, auxquels participent quelque 150 personnes, présentent à elles seules une incroyable organisation : les Anglais sont allés jusqu'aux Pays-Bas pour acheter des chevaux, se sont procurés 2000 têtes de lances en métal dans les Flandres, et 1000 épées à Milan. Les rois eux-mêmes y participent : les montures de François Ier venaient de Mantoue et celles d'Henri VIII de Naples. Un espace de 275 mètres sur 97, entouré de tentes pour abriter les spectateurs, est aménagé au pied de "l'Arbre de l'honneur". Sur ce dernier, les combattants pouvaient d'ailleurs accrocher leurs boucliers.
Mon frère, je veux lutter avec vous
Henri VIII à François Ier (selon Robert III de la Marck)
Afin d'éviter toute crise diplomatique, les deux rois combattent côte à côte dans ces joutes, contre des volontaires. Cela n'empêche pas le souverain français de se retrouver le nez en sang. Un chevalier français connaîtra un sort plus tragique, accidentellement tué lors d'une joute contre son frère, raconte Karen Watts, auteure de Tournaments at the Court of King Henry VIII (texte en anglais).
D'autres sports sont pratiqués : combat à pied, concours d'archerie... L'une des surprises, et l'événement le plus commenté de la rencontre reste le défi lancé par Henri VIII à François Ier : "Mon frère, je veux lutter avec vous", lui aurait-il lancé, selon le seigneur de Fleuranges. Ses conseillers tentent de l'en dissuader, mais il insite et François Ier, lui-même féru de lutte bretonne, n'est pas contre. Rien n'y fait et les deux jeunes hommes finissent par s'affronter en plein air. La défaite du roi Tudor, pourtant bon sportif, frise l'humiliation.
Contrairement à une idée répandue, ce n'est pas cet épisode qui causera l'échec des négociations entre les deux rois. D'ailleurs, pour sa revanche, Henri VIII aurait proposé à François Ier de s'essayer à d'archerie : le roi Valois n'a semble-t-il pas été capable de manier le longbow anglais, trop lourd.
Et la politique, dans tout ça ?
Entre les banquets et les jeux, on en oublierait presque que l'entrevue est d'abord un événement diplomatique. Derrière les accolades, les embrassades et les signes d'affection – dès leur première rencontre, alors qu'ils se trouvent encore à cheval – il y a d'évidentes arrière-pensées.
Dans la tente dressée au milieu du Val Doré, à équidistance des deux camps, où ils discutent entourés chacun de deux grands nobles, les sujets ne manquent pas : les pensions royales versées par la France à certains nobles anglais, les corsaires français qui malmènent le commerce, un projet de croisade... énumérait en 2015 le Figaro dans une série consacrée aux Tudor. Surtout, il y a ce projet d'alliance franco-anglaise contre le très puissant Charles Quint.
Tout est fait pour mettre en scène la formidable amitié entre les deux souverains, de l"Arbre de l'honneur" artificiel jusqu'à cette visite à l'improviste, un matin, lorsque François Ier quitte Ardres en catimini, avec deux gentilhommes et un page pour se rendre au camp de Guînes. Évidemment, il est stoppé par les archers anglais qui gardent le pont.
"Et quant le roy veit qu'ilz estoient estonnez qu'ilz passoit parmy eulx, [il] leur demanda où est la chambre du roy son frère", raconte Robert III de la Marck. Ce à quoi le gouverneur de Guînes "luy dist : « Sire, il n'est poinct encorre esveillié ». Et passe tout oultre, et va jusques à la dicte chambre hurter à la porte, et esveille le roy d'Angleterre et entre dedans." Henri VIII, "esbahys" mais pas contrariant, lui aurait alors lancé : "Mon frère, vous m'avés faict le meilleur tour que jamais homme me fit, et me monstres la grande [confiance] que je doybt avoir en vous". Il offre alors à François Ier un précieux collier, tout en refusant celui que ce dernier fasse de même en échange.
De retour au camp, le roi de France se fera sermonner par ses conseillers, et notamment le seigneur de Fleuranges, pour cette initiative risquée. Cela n'empêchera pas Henri VIII de lui jouer le même tour le lendemain matin...
À l'issue de ces dix-huit jours de fête, les rois, les reines et les nobles de chaque côté s'échangeront de coûteux cadeaux et les deux rois, "amis pour la vie", se promettront de se revoir chaque année.
Peine perdue : 20 jours plus tard, le cardinal Wolsey organisera une rencontre autrement plus modeste entre Henri VIII et Charles Quint à Gravelines. Leur traité d'amitié, signé à Calais, se transforme en véritable alliance contre la France en 1521. Lorsque François Ier réessaiera, en 1522, de prendre le royaume de Naples, déclenchant la Sixième guerre d'Italie (1521 - 1522), il aura face à lui le "frère" qu'il a espièglement tiré du lit à Guînes.
En réalité, Henri VIII n'avait dès le départ aucun intérêt à s'allier avec François Ier, et une fête de 18 jours, si luxueuse soit-elle, ne risquait pas d'y changer quoi que ce soit : le "Pale of Calais" représente l'unique possession anglaise sur le continent et la seule manière d'acquérir d'autres territoires autour de cette zone était d'affronter la France.
Henri VIII n'avait pas non plus intérêt à s'aliéner les Pays-Bas espagnols (car gouvernés par Charles Quint depuis l'Espagne) avec qui le commerce est vital pour l'industrie lainière anglaise.
Même le traité censé acter un mariage entre leurs enfants, le dauphin français (âgé de 3 ans) et Marie Tudor (4 ans, la future "Marie la Sanglante") est finalement annulé au bout de trois ans.
Une facture salée
Le Camp du Drap d'Or est très vite devenu le symbole du luxe à outrance, y compris pour les contemporains de François Ier et Henri VIII. Plusieurs historiens ont tenté d'en estimer le coût. Philippe Hamon, dans "L'argent du roi. Les finances sous François Ier", estime qu'"il est difficile de fournir un chiffre global, mais à partir d’indications partielles, une estimation de 400 000 [livres tournois] de dépenses ne paraît pas excessive."
"La préparation matérielle nécessite un emprunt de 200 000 lt sur la place lyonnaise", écrit encore Philippe Hamon. "D’ailleurs le remboursement de 124 099 lt correspondant à l’achat de draps d’or et de soie en prévision de la « veue d’Ardres » n’est toujours pas achevé en 1543. Le maître de la chambre aux deniers, qui a un compte particulier pour ses débours du camp du Drap d’Or, y mentionne une dépense de 30 290 lt, essentiellement destinée aux banquets. Enfin la Normandie aurait à elle seule déboursé 99 100 lt pour le financement de la rencontre." À l'époque, les recettes de la couronne provenaient aux ¾ des impôts.
Selon les critères Tudor, c'est une SOMME FOLLE.
Greg Jenner
Pour Aurélie Massie, "les dépenses pour la construction et l’acheminement des tentes françaises peuvent être estimées à 206 552 livres tournois", Côté anglais, où une livre sterling vaut 10 livres de Tours, les comptes sont moins détaillés. Le total avoisinerait les 36 000 livres sterling.
Greg Jenner, historien très présent dans les médias britanniques, s'est lancé en 2016 le défi d'estimer ce que coûterait, aujourd'hui, la rencontre du Field of Cloth of Gold : "Le roi François Ier a dépensé 400 000 livres tournois (40 000 £ dans la devise des Tudor) sur cet événement de deux semaines", écrit-il sur son blog (texte en anglais). "Mais la couronne a ensuite revendu une grande partie des tissus et des costumes en 1543, récupérant 125 000 livres tournois. Alors soyons généreux et disons qu'il n'a dépensé que 275 000 livres tournois / 27 000 £. (...) Le roi Henri VIII, pas du genre modeste, a dépensé 36 000 £ sur ces festivités – plus que les dépenses annuelles de la maison royale, et plus du tiers des recettes annuelles de l'Angleterre, qui sont de 90 000 £. Selon les critères Tudor, c'est une SOMME FOLLE."
Which tent cost more? Channel 4's £75m acquisition of #GBBO, or Henry VIII's Field of Cloth of Gold? I DID THE SUMS! https://t.co/JugSlPdU6p pic.twitter.com/sccNnGRkVn
— Greg Jenner: 'DEAD FAMOUS OUT NOW!' (@greg_jenner) September 22, 2016
"Essayer de mesurer l'équivalence de valeurs à plusieurs siècles d'intervalle est une tâche presque impossible, puisqu'il n'y a pas de manière précise de le faire", prévient celui qui n'est pas "un historien de l'économie", avant de s'y hasarder malgré tout : il convertit sommairement 63 000 £ de l'ère Tudor en 32 300 000 £ actuelles, grâce à un convertisseur calculant l'inflation.
Mais il reste impossible de comparer le pouvoir d'achat à cinq siècles d'intervalle : "Aujourd'hui, 32,2 millions de livres permettent d'acheter un grand manoir à Londres, ou un bon attaquant de Premier League. Mais au temps des Tudor, 63 000 £ aurait été suffisant pour embaucher 2,1 millions de fermiers pour une journée, acheter 165 000 vaches ou 45 000 chevaux."
Tout ça pour rien ?
Ces sommes astronomiques n'ont pas été complètement gaspillées. Outre les tissus et vêtements revendus par la couronne française, une bonne partie des matériaux qui ont servi aux camps ont été réutilisés. "C’est ainsi que dès le 5 juillet 1520, le maître de l’Artillerie de François Ier, Jacques de Genouillac décida de fortifier la ville d’Ardres en récupérant en partie le bois de chêne et de sapin des pavillons du Camp du Drap d’Or afin de contrer une possible menace impériale", écrit Aurélie Massie.
La rencontre n'a peut-être pas abouti sur le plan diplomatique, mais elle est entrée dans l'histoire comme l'un des symboles du faste de la Renaissance.
Le Camp du Drap d'Or marquera les esprits et sera célébré dans les arts, les récits ou les poèmes. Clément Marot, poète officiel de François Ier, lui dédiera la ballade du "Triomphe d'Ardres et Guignes, fait par les rois de France et d'Angleterre".
Chaque journée nouvelle surpassait la journée précédente, jusqu’à ce que la dernière s’appropriât les prodiges de toutes"
Le comte de Norfolk, dans "Henry VIII" de Shakespeare
L'or décrit par Edward Hall inspirera à Shakespeare le prologue de sa pièce Henry VIII (1613). Le duc de Norfolk y raconte la rencontre, où "chaque journée nouvelle — surpassait la journée précédente, jusqu’à ce que la dernière — s’appropriât les prodiges de toutes. Aujourd’hui, les Français, — tout clinquant et tout or, comme des dieux païens — éclipsaient les Anglais ; le lendemain, ceux-ci — faisaient de la Grande-Bretagne l’Inde : tout homme qui surgissait — semblait une mine. Les pages nains étaient — autant de chérubins, tout dorés" (traduction de Victor Hugo).
Politiquement, Henri VIII n'a pas perdu la face devant son puissant voisin et puisera même dans l'événement de quoi renforcer son image : la célèbre toile peinte vers 1542 (en illustration de cet article) a probablement été conçue dans ce but.
Il faut attendre douze ans pour que les deux souverains se revoient, en 1532 à Calais. Cette fois, la tendance s'inverse : Henri VIII a répudié Catherine d'Aragon, sa première épouse jugée incapable de lui donner un fils, et cherche alors à épouser la jeune Ann Boleyn. Mais le Pape désapprouve cette conduite et le roi anglais sollicite François Ier pour obtenir un soutien de taille.
Pas rancunier, le roi de France le lui accorde et Ann Boleyn deviendra – avec une issue tragique – la seconde des six épouses du "Barbe Bleue" anglais. Difficile en tout cas de croire qu'un siècle plus tôt, les deux royaumes étaient encore des ennemis mortels...