ENQUÊTE. 10 questions sur l'expérimentation des caméras-piétons dans les transports en commun

Des caméras-piétons équipent, à titre expérimental, les contrôleurs d'un quart des réseaux de transports en commun du groupe Keolis, dont ceux de Lille et d'Amiens depuis 2023. Un dispositif censé apaiser les tensions entre agents et usagers et ainsi protéger les contrôleurs des agressions. Si aucune étude scientifique ne prouve l'efficacité des caméras-piétons, Keolis se dit satisfait des premiers résultats.

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Depuis 2021, les caméras-piétons équipent, à titre expérimental, les agents assermentés de la SNCF et de la RATP. Et, en date du 2 mai 2023, ceux de 21 des 80 réseaux de transport de la société de transport franco-québécoise Keolis, filiale de la SNCF. Elles ont été déployées à Lyon, Bordeaux, Caen, Rennes, Nancy, Dijon, Aix-en-Provence, Tours… Soit dans "80 % des plus grands réseaux", précise Frédéric Baverez, directeur exécutif France du groupe Keolis.

Dans les Hauts-de-France, elles équipent les agents assermentés du réseau Ilévia, à Lille, depuis le début de l'année 2023 ainsi que ceux du réseau Ametis, à Amiens, depuis le 5 avril 2023 . Elles s'ajoutent au réseau de caméras fixes qui équipent les transports en commun. Les caméras-piétons ont été déployées par ces réseaux comme un moyen de dissuasion. "Cet outil doit participer à sécuriser encore plus le travail de nos agents et participer au sentiment de sécurité de nos voyageurs", explique Philippe Bialais, directeur Contrôle sûreté sécurisation chez Keolis Lille Métropole.

Cette petite caméra individuelle est accrochée sur le torse de la personne qui la porte. Lorsqu'elle est déclenchée, elle filme ce qui se passe devant la personne qui en est équipée et enregistre le son environnant. Certaines caméras disposent d'une mémoire tampon, ce qui leur permet d'enregistrer la scène jusqu'à deux minutes avant le début du déclenchement de l'enregistrement.

Pour aller directement vers la question souhaitée, cliquez simplent dessus :

1. Pourquoi les réseaux de transports en commun de Lille et d'Amiens les déploient-ils ?

2. Dans quel cadre législatif cette expérimentation s'inscrit-elle ?

3. Existe-t-il des études démontrant l'efficacité des caméras-piétons ?

4. Comment l'efficacité des caméras-piétons auprès des forces de l'ordre françaises a-t-elle été évaluée ?

5. Quel est le coût du dispositif pour les différents réseaux ?

6. Qui sont les industriels derrière les caméras-piétons et quid de leurs activités de lobbying ?

7. Quels sont les premiers résultats pour la SNCF et la RATP ?

8. Quels sont les premiers résultats sur les réseaux de transports en commun du groupe Keolis ?

9. Quelles sont les dérives possibles d'un tel dispositif ?

10. Quelle place occupent les caméras-piétons dans les systèmes de vidéosurveillance ?

1. Pourquoi les réseaux de transports en commun de Lille et d'Amiens les déploient-ils ?

La décision d'expérimenter le dispositif est une décision nationale du groupe Keolis qui s'inscrit dans le cadre législatif permis par la loi d'orientation des mobilités de 2019. Ce déploiement n'émane pas d'une demande des agents sur le terrain et a été mise en place sur les grands réseaux sans distinction. "Le premier objectif pour nous est de limiter les agressions", souligne Frédéric Baverez. "Et ça peut dissuader nos agents de répondre à des menaces ou à des propos déplacés", ajoute-t-il. Selon lui, le dispositif des caméras-piétons constitue "une palette supplémentaire mise à disposition par le législateur" qui s'ajoute à "toute une série de gestes et d'attitudes destinés à éviter les tensions" auxquels les contrôleurs sont formés.

"D’une manière générale, sur tous les réseaux urbains en France, et c'est vrai chez Keolis, il y a une augmentation des agressions, un peu contre les conducteurs, mais surtout contre les contrôleurs. Donc on était tous convaincus qu’il fallait lutter contre ces agressions. [...] La prévention des accidents est pour nous une priorité", appuie Frédéric Baverez. Selon les chiffres transmis par le directeur du groupe, le nombre de jours d'absence pour accident du travail par salarié est passé de 3,65 jours en 2019 à 3,94 jours en 2021, sachant que les agressions d'agents représentent près d'un tiers des arrêts de travail. Les données pour l'année 2022 n'étaient pas disponibles et ceux de 2020 peu représentatifs en raison des confinements dus au Covid.

"Les agressions contre nos personnels, et notamment contre les contrôleurs, sont en progression, pas forcément brutale, mais régulière. Donc on veut arrêter ce phénomène."

Frédéric Baverez, directeur exécutif France du groupe Keolis

À Amiens, le nombre d'agressions des personnels du réseau Ametis rapportées (majoritairement des outrages) était de 53 en 2018, 52 en 2019, 51 en 2020, 58 en 2021 et 66 en 2022. Or la fréquentation du réseau a augmenté de 20 % l'année dernière, passant de 12 197 642 tickets validés en 2021 à 14 599 175 tickets validés en 2022. Et 482 579 clients ont été contrôlés en 2021 contre 545 298 en 2022. Notons qu'en 2021, les contrôleurs devaient en plus faire respecter le port obligatoire du masque dans le cadre de la crise sanitaire du Covid, et qu'en 2020, le réseau a été moins fréquenté du fait des confinements successifs. 

À Lille, le réseau Ilévia rapporte 870 atteintes (majoritairement verbales) envers ses agents en 2021 et 732 en 2022, sachant que 180 millions de voyageurs ont fréquenté le réseau en 2022, un chiffre en hausse par rapport à l'année précédente. 58 666 usagers ont été verbalisés en 2021 contre 60 496 en 2022. Le réseau nous a transmis le coefficient du nombre d'atteintes aux agents pour 100 000 voyages. Il était de 0,45 en 2019, 0,53 en 2020, 0,66 en 2021, et 0,43 en 2022. En 2021, Ilevia comptabilise 33 arrêts de travail dus à une agression pour ses contrôleurs et agents de sécurité, et 23 en 2022. Les chiffres pour les années 2018, 2019 et 2020 ne nous ont pas été transmis.

"À certains moments, il y a des effets de surreprésentation, donc de hausse de la statistique parce qu'une circulaire est passée et qu'on a demandé à tous les chefs de mettre les bâtons dans les cases."

Ugo Bernalicis, député LFI du Nord

De la même manière qu'à Amiens, il semble plus pertinent de comparer les chiffres de 2022 et de 2019 étant donné les années particulières que sont 2020 et 2021. Mais ces chiffres sont à prendre avec des pincettes, selon le député insoumis du Nord, Ugo Bernalicis. "Ils sont très forts en interne pour pipeauter les chiffres, y compris au ministère de l'Intérieur. Il y a souvent des notes internes pour dire 'à chaque fois que vous êtes blessé, que vous avez un refus d'obtempérer, n'oubliez pas de le signaler pour que ce soit comptabilisé'. À certains moments, il y a des effets de surreprésentation, donc de hausse de la statistique parce qu'une circulaire est passée et qu'on a demandé à tous les chefs de mettre les bâtons dans les cases", souligne l'élu.

Najim a commencé comme conducteur chez Ametis en 2004 avant de devenir contrôleur en 2017. S'il n'a jamais été violenté physiquement, il dit "avoir l'habitude" d'être insulté par des usagers lors des verbalisations, même si "c'est rare". "Ça ne me perturbe pas dans mon travail au quotidien. Ce sont des insultes banales, des injures qui se font en général une fois qu'on a donné le procès-verbal, lorsque la personne s'en va et sort du bus", explique-t-il. Le contrôleur voit la caméra-piéton comme "un nouvel outil de prévention qui va permettre un apaisement" lors des contrôles. "Si ça dissuade les gens, c'est un plus", ajoute-t-il.

2. Dans quel cadre législatif cette expérimentation s'inscrit-elle ?

L'article 113 de la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités (LOM) a autorisé, à titre expérimental, le port de caméras individuelles pour les agents assermentés des exploitants de services de transport. L'expérimentation a été autorisée du 1er juillet 2020 au 1er juillet 2024.

La loi spécifie que les enregistrements des caméras-piétons ont trois finalités : la prévention des incidents au cours des interventions des agents assermentés ; le constat des infractions et la poursuite de leurs auteurs par la collecte de preuves ; et la formation et la pédagogie des agents. La loi précise que "le déclenchement de l'enregistrement fait l'objet d'une information des personnes enregistrées, sauf si les circonstances l'interdisent". En revanche, le tiers ne peut pas s'opposer au fait d'être filmé. 

"Les données archivées ne peuvent être consultées que par les personnes habilitées, assermentées auprès du procureur. Si le directeur d'une filiale n'est pas assermenté, il ne verra pas les images qui sont conservées dans un local protégé par des codes."

Frédéric Baverez, directeur exécutif France du groupe Keolis

Le texte dit que "les personnels auxquels les caméras individuelles sont fournies ne peuvent avoir accès directement aux enregistrements auxquels ils procèdent". "Les données archivées ne peuvent être consultées que par les personnes habilitées, assermentées auprès du procureur. Si le directeur d'une filiale n'est pas assermenté, il ne verra pas les images qui sont conservées dans un local protégé par des codes", détaille Frédéric Baverez. Lorsque la sécurité des agents est menacée, les images captées et enregistrées au moyen de caméras individuelles peuvent cependant être transmises en temps réel au poste de commandement du service concerné, précise la loi.

Cet article est complété par le décret n° 2021-543 du 30 avril 2021. Il liste les données collectées lors des enregistrements des caméras-piétons, et les motifs pour lesquels l'enregistrement peut être déclenché : si la personne manifeste, de manière physique ou verbale, un comportement menaçant, agressif ou violent, ou susceptible de le devenir ; si la personne concernée en fait la demande ; si le nombre d'agents assermentés présents est manifestement inférieur à celui des personnes impliquées ou susceptibles de l'être ; si l'intervention se déroule dans un lieu qui présente en lui-même, par sa configuration, un risque particulier d'atteintes aux personnes ou aux biens ; si les agents assermentés agissent conformément aux dispositions de l'article 73 du code de procédure pénale.

Le décret spécifie également que l'exploitant des services de transport doit adresser un premier bilan de l'expérimentation au ministre des Transports avant le 1er juillet 2023.

"Techniquement, il faudrait que nous ayons des serveurs informatiques énormes pour les conserver aussi longtemps. Nous ne pouvons les conserver que 96h."

Philippe Bialais, directeur Contrôle sûreté sécurisation chez Keolis Lille Métropole

La loi n°2021-646 du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés modifie certaines modalités de la LOM. Il fait notamment passer la durée de conservation des enregistrements audiovisuels, hors le cas où ils sont utilisés dans le cadre d'une procédure judiciaire, administrative ou disciplinaire, de six mois à trente jours. Dans les faits, la période d'archivage des images peut être plus courte comme chez Ilevia, à Lille. "Techniquement, il faudrait que nous ayons des serveurs informatiques énormes pour les conserver aussi longtemps. Nous ne pouvons les conserver que 96h. Donc les réquisitions de la police doivent arriver dans ce laps de temps. Si réquisition il y a, nous les conservons 30 jours", expose Philippe Bialais.

La loi de 2021 précise également que les modalités d'application de l'article 113 et d'utilisation des données collectées sont "précisées par décret en Conseil d'État, pris après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL)".

3. Existe-t-il des études démontrant l'efficacité des caméras-piétons ?

Aucune étude prouvant l'efficacité des caméras-piétons n'a été transmise à Keolis, Ametis, ou Ilevia avant de commencer l'expérimentation. La SNCF explique que "des recherches ont été menées en amont du projet" sans plus de précision. Tandis que la RATP n'a pas souhaité répondre à la question.

À notre connaissance, et selon les spécialistes du domaine que nous avons interrogés, il n'existe aucune étude empirique française évaluant l'efficacité des caméras-piétons auprès des policiers municipaux, des policiers ou des gendarmes. Aucune expérimentation n'a non plus été accompagnée par des chercheurs. Sollicité, l'Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur (IHEMI) ne rapporte pas non plus d'étude sur le sujet.

"Il y a tout un fantasme de l'infaillibilité de ces technologies vis-à-vis de l'image."

Guillaume Gormand, chercheur en administration publique

"On suit le même processus d'évolution sans preuve ni évaluation scientifique que dans la vidéosurveillance. C'est facile de mettre de la technologie en disant que ça va répondre à des besoins sans avoir forcément besoin de le démontrer, car il y a tout un fantasme de l'infaillibilité de ces technologies vis-à-vis de l'image", observe Guillaume Gormand, chercheur associé au CERDAP2 (Centre d’Études et de Recherche sur la diplomatie, l’Administration Publique et le Politique) à Sciences-Po Grenoble qui a écrit une thèse évaluant l'efficacité de la vidéosurveillance en 2017.

Des caméras-piétons équipent des policiers, notamment aux États-Unis, au Canada, en Allemagne, en Suisse, et au Royaume-Uni. La littérature scientifique sur le sujet dans le domaine policier reste très majoritairement nord-américaine et anglaise. "C’est un constat assez troublant, quand on le met en perspective avec le rythme d’adoption de la technologie et le fait que le débat public tend à importer par défaut les résultats états-uniens. Alors qu’on voit d’emblée des différences majeures de contexte d’implantation, de culture professionnelle policière et de perception par la population", constate Michaël Meyer, sociologue à l'université de Lausanne, en Suisse, qui s'intéresse notamment aux relations entre police et médias.

Aux États-Unis, les caméras-piétons ont été déployées abondamment dans les services de police après la mort d'Eric Garner, un jeune homme noir tué par un policier blanc en 2014. Parmi les récentes études américaines disponibles, celle publiée en 2019 par l'université George Mason , en Virginie, est particulièrement intéressante. Elle tire un bilan de l'efficacité des caméras-piétons utilisées par les policiers en se basant sur les résultats de 70 études empiriques sur le sujet. Elles portent sur l'impact des caméras sur le comportement des agents, leur perception, le comportement des citoyens, les impressions des citoyens, les enquêtes policières et les organisations policières.

"Les études suisses, canadiennes et américaines que j'ai pu consulter concluent toutes soit à un dispositif nul, c'est-à-dire ne présentant ni avantages ni inconvénients, soit à des avantages compensés par autant d'inconvénients."

Ugo Bernalicis, député LFI du Nord

L'étude universitaire en conclut que "les caméras-piétons n'ont pas eu d'effets statistiquement significatifs ou systématiques sur la plupart des indicateurs du comportement des agents et des citoyens, ni sur l'opinion des citoyens à l'égard de la police". Les auteurs de l'étude ajoutent que "les connaissances sur l'impact des caméras-piétons sur les organisations policières et, plus généralement, sur les relations entre la police et les citoyens, restent lacunaires".

Au moment du passage de la loi pérennisant les caméras-piétons pour les policiers municipaux en France, le député Ugo Bernalicis s'est documenté sur l'état de l'art concernant ce dispositif. "Les études suisses, canadiennes et américaines que j'ai pu consulter concluent toutes soit à un dispositif nul, c'est-à-dire ne présentant ni avantages ni inconvénients, soit à des avantages compensés par autant d'inconvénients. Et certains ont fait la démonstration qu'il pourrait y avoir des effets négatifs et une augmentation non pas des agressions, mais de l'intensité des agressions dans ce que subissent les agents", rapporte le député.

Une étude anglaise de l'université de Cambridge, publiée en 2022, conclut en revanche que les caméras-piétons peuvent aider à réduire les violences policières.

4. Comment l'efficacité des caméras-piétons auprès des forces de l'ordre françaises a-t-elle été évaluée ?

En France, les premiers à avoir expérimenté le dispositif ont été des policiers et gendarmes de plusieurs villes dès 2013. L'expérimentation a ensuite été lancée en 2016 - mais en 2017 sur le terrain - pour les policiers municipaux. Elles leur ont été fournies dans le but de rétablir la confiance entre la population et la police. Mais aussi "pour répondre à une attente identifiée depuis les années 2000 par les gendarmes et les policiers sur le développement du portable. Très rapidement, ils ont identifié la manipulation de l'image comme un problème pour eux. Donc le fait de disposer eux-mêmes d'une caméra-piéton est un contrepied à cela", analyse Guillaume Gormand.

Le 7 juin 2018, un mince rapport d'évaluation de l'expérimentation de l'emploi des caméras-piétons par les agents de police municipale a été publié. Dans ce document de six pages qui se base sur les retours d'expérience locaux de 198 communes, il est indiqué que "le bilan de l’utilisation des caméras mobiles se montre largement positif". Les communes auraient observé le "caractère dissuasif" du dispositif, constaté "une responsabilisation des personnes filmées" et "un plus grand respect envers les agents de police municipale". Le côté "rassurant" du dispositif est également mentionné. Selon les bilans des communes, "le port de caméras individuelles a notamment permis de réduire l’agressivité des particuliers envers les policiers ainsi que les infractions d’outrage à agents".

"Gérald Darmanin passe son temps à dire qu'il y a une explosion des refus d'obtempérer, des outrages envers les policiers alors que tout le monde a des caméras aujourd'hui."

Ugo Bernalicis, député LFI du Nord

Ce rapport de quelques pages, basé sur des bilans internes peu détaillés, et non pas sur une étude rigoureuse, ne constitue pas une preuve de l'efficacité des caméras-piétons. Pourtant, le 30 juillet 2018, le Parlement a adopté une proposition de loi pérennisant l'utilisation des caméras-piétons par les policiers municipaux et leur expérimentation par les pompiers et les surveillants de prison.

"D'un point de vue judiciaire, on pourrait savoir combien d'affaires d'outrages ou de rébellion ont abouti du fait du report de l'image filmée par l'agent. Ça pourrait être un indice. Mais en fait, il n'y a pas de modification significative, c'est très peu employé dans le cadre procédural. Mais Gérald Darmanin passe son temps à dire qu'il y a une explosion des refus d'obtempérer, des outrages envers les policiers alors que tout le monde a des caméras aujourd'hui. Donc si on regarde à l'échelle du pays, il y a a minima pas de corrélation, ou au pire, c'est plutôt négatif pour eux", estime Ugo Bernalicis.

Le 22 janvier 2020, Le Canard Enchaîné révélait que la plupart des 10 400 caméras-piétons - de la marque Allwan Security, revendeur du Chinois Hikvision - qui équipaient alors les forces de l'ordre (pour un coût estimé à 2,3 millions d'euros), étaient inutilisables. En cause, d'importants dysfonctionnements, notamment une faible autonomie, et des difficultés pratiques, poussant des agents à s'équiper à leurs propres frais. Le matériel a donc dû être remplacé. Depuis le 1er juillet 2021, la société Motorola, qui a remporté l'appel d'offres , équipe les policiers et les gendarmes en caméras-piétons, marquant la généralisation du dispositif à ces agents, annoncée un an plus tôt par Emmanuel Macron.

5. Quel est le coût du dispositif pour les différents réseaux ?

Ni la SNCF, ni Ametis, ni Ilevia n'ont accepté de nous dévoiler le coût du dispositif des caméras-piétons. "Ça ne coûte pas très cher. L'équipement revient à peu près à 720 euros pour la caméra et le logiciel", nous a cependant indiqué Frédéric Baverez, de chez Keolis. Si le prix est susceptible d'évoluer selon le modèle de caméra utilisé, et la marque choisie, nous pouvons tout de même tenter d'évaluer le coût pour chaque réseau en partant de ce chiffre.

Ainsi, Ametis a dû débourser environ 5 000 euros pour ses 7 caméras. Les 70 caméras déployées par Ilevia ont coûté approximativement 50 000 euros. Quant à la SNCF, pour 750 caméras, elle a dû débourser 540 000 euros. À cela s'ajoute le coût des campagnes d'information du public, et le remplacement éventuel de matériel endommagé ou défectueux. Selon nos informations, il s'agit d'achat en propre effectué par chaque réseau. Cette dépense ne bénéficie pas de subventions de la commune ou de la Région.

Chez Ametis, 41 personnes ont été formées au port, à la réglementation et à l'usage des caméras-piétons. Ils sont 240 chez Ilevia. Et 977 à la SNCF. Seuls les agents assermentés ont le droit de les utiliser. Lors de chaque prise de service, le chef d'équipe, ou à défaut un autre agent assermenté, la porte.

"Le principal problème des caméras-piétons aujourd'hui, c'est qu'on dépense de l'argent pour rien, pour un truc qui ne va pas fonctionner", s'indigne Ugo Bernalicis. "Pour la vidéosurveillance aujourd'hui, des centaines de millions d'euros sont mis sur le développement, l'entretien, l'exploitation, la diversification de cette technologie, mais sans aucune démonstration d'efficacité sur les arguments qui permettent son développement. On n'a pas d'expérimentation. Et c'est le même cadre pour les caméras-piétons", appuie Guillaume Gormand.

"À la SNCF, il y a des problèmes de maintenance parce qu'il n'y a pas assez d'argent mais on a de l'argent pour des caméras-piétons. Pareil dans la police, on n'a pas assez d'argent pour équiper sur l'existant et l'important, mais on crée de nouveaux besoins", pointe l'avocate Hélène Lebon, qui travaille sur la protection des données.

6. Qui sont les industriels derrière les caméras-piétons et quid de leurs activités de lobbying ?

Le groupe Keolis ainsi que la SNCF et la RATP sont équipés de caméras de la marque américaine Axon. Seul Ilevia, à Lille, est équipé de caméras-piétons de la marque suédoise Axis. Axon, anciennement Taser International, produit des caméras-piétons depuis une dizaine d'années. La société Axis Communications est, quant à elle, spécialisée dans la vidéosurveillance.

Chez Keolis, les modèles Axon Body 2 et dernièrement Axon Body 3 sont utilisés. "La 3 dispose d'une meilleure résolution et d'une géolocalisation", précise Frédéric Baverez. Chez Ametis, l'Axon Body 2 disposerait d'une autonomie de 12h en fonctionnement et pourrait filmer pendant plus de 70h avec une certaine configuration d'images.

En mars 2019, le média La lettre A révèle que la société Axon, via le cabinet de lobbying Lysios public affairs, a poussé en 2018 un amendement permettant d'équiper les agents assermentés des transports en commun de caméras-piétons. Quelques mois plus tard, cet amendement a été adopté lors du passage de la LOM. "On savait qu'un certain nombre de députés étaient sur ces sujets-là, et qu'il y avait un lobby des entreprises de sécurité", se souvient Ugo Bernalicis.

"Il y a une différence entre la plaquette commerciale et la réalité opérationnelle du terrain."

Guillaume Gormand, chercheur en administration publique

"Les industriels filent aux politiques des argumentaires tout faits. C'était beaucoup plus flagrant dernièrement sur la loi sur la surveillance algorithmique pour les Jeux Olympiques [JO de Paris 2024, ndlr]. Des députés ressortaient presque mot pour mot ce qu'il y avait sur le site des fabricants de logiciels de reconnaissance algorithmique", explique le député. "Il y a une différence entre la plaquette commerciale et la réalité opérationnelle du terrain", ajoute Guillaume Gormand en référence aux caméras d'Hikvision défaillantes qui ont équipé les forces de l'ordre avant d'être remplacées par des caméras Motorola.

"Ce qui est dingue en France, c'est qu'on ait étendu le dispositif des caméras-piétons très largement sur la base de ce que racontent les entreprises et d'un argument d'autorité qui est de dire que le dispositif représente plus de sécurité pour les agents."

Ugo Bernalicis, député LFI du Nord

En décembre 2020, une enquête publiée par Mediapart détaille les actions de lobbying conduites par Axon via Lysios public affairs pour remporter l'appel d’offres publié par le ministère de l'Intérieur pour 30 000 caméras-piétons destinées à équiper les policiers. Un marché à 15 millions d'euros que la société américaine a finalement perdu face à Motorola.

Dans cette enquête, les journalistes de Mediapart révèlent également qu'Axis, filiale de Canon, "a commandé et payé à Opinion Way un sondage censé montrer l’adhésion massive des Français aux caméras-piétons. À en croire ces chiffres : 89 % des Français seraient favorables au port de caméras-piétons par les forces de l’ordre, et 88 % jugeraient celles-ci utiles pour faciliter le travail des forces de l’ordre".

7. Quels sont les premiers résultats pour la SNCF et la RATP ?

La RATP se montre peu loquace sur l'expérimentation des caméras-piétons qui a démarré en 2021 pour ses agents de contrôle, et quelques années auparavant pour ses agents des services internes de sécurité. L'expérimentation "a fait ses preuves", assure le groupe dans un court email, sans détailler les preuves en question, malgré notre insistance.

La SNCF, qui expérimente le dispositif depuis 2021 sur son réseau TER, communique quelques chiffres basés sur les retours des agents qui ont été amenés à déclencher un enregistrement. "Nous constatons que, dans 98 % des cas, le dispositif apaise et contient la situation", indique le groupe. "Nous relevons également un sentiment de sécurité accru de la part des agents les utilisant. Sur le périmètre TER, les agents interrogés notent ce sentiment à hauteur de 7,9/10 aujourd’hui contre 6,24/10 auparavant sans ces caméras", ajoute la SNCF.

"Les systèmes de vidéosurveillance ou autres caméras-piétons ne résolvent jamais rien. Les agents ont une impression de sécurité, mais c'est une fausse impression de sécurité."

Hélène Lebon, avocate travaillant sur la protection des données

"Le sentiment exprimé par un agent est évidemment subjectif, mais il est à prendre en considération", estime Guillaume Gormand. "Mais d'une part, il n'est pas nécessaire que ce soit les caméras-piétons qui soient à l'origine de cette évolution favorable. D'autre part, doter les agents de caméras-piétons, c'est entendre leur demande de considération, répondre à un besoin exprimé, donc aller dans leur sens. C'est potentiellement cet avis favorable qui va influencer le sentiment de sécurité de l'agent. La formulation de la question peut aussi influer. Mais je ne sais pas quelle méthode d'évaluation ils ont utilisée, donc je ne peux pas me prononcer sur ces chiffres. Il faut aussi évaluer ce sentiment dans le temps et de ce fait, répéter l'évaluation pour voir si l'effet est durable", précise le chercheur.

Selon l'avocate Hélène Lebon, "les systèmes de vidéosurveillance ou autres caméras-piétons ne résolvent jamais rien. Les agents ont une impression de sécurité, mais c'est une fausse impression de sécurité".

Depuis 2021, les agents de la SNCF ont procédé à "932 activations" de caméra-piéton, "dont 102 ayant donné lieu à des plaintes et 22 à des réquisitions", détaille le groupe. "L’activation se fait principalement à titre préventif afin d’éviter un risque d’agression", est-il précisé. Mais aussi "dans le cadre d’outrages, de menaces et/ou de violences". La SNCF "relève également moins de 1 % d’activation du dispositif à la demande du client".

8. Quels sont les premiers résultats sur les réseaux de transports en commun du groupe Keolis ?

Chez Keolis, les premiers résultats sont déjà observables selon la direction. "On a des réductions assez spectaculaires des atteintes aux agents dans les endroits où on les a déployées", se réjouit le directeur exécutif du groupe. À Rennes, où le dispositif a été déployé fin 2021, "on observe une réduction de 70 % des atteintes aux contrôleurs" sur l'année 2022 par rapport à l'année précédente, indique-t-il. Un résultat que Frédéric Baverez impute au dispositif des caméras-piétons couplé aux nouvelles méthodes de contrôle.  À Lyon, il est relevé "une réduction de 30 % d'atteintes aux contrôleurs" en 2022 par rapport à 2021, année où elles ont été mises en place dans la métropole. "Les caméras-piétons apaisent" en conclut Frédéric Baverez.

"C’est un système expérimental qui, pour l'instant, tient toutes ses promesses. Sur la base du bilan qui sera tiré sur toute l'année 2023 et qui sera transmis au ministère des Transports, on espère qu’à l’été 2024, tous les éléments seront là pour pérenniser la mesure."

Frédéric Baverez, directeur exécutif France du groupe Keolis

Les réseaux de transport en commun devront transmettre un bilan de l'expérimentation des caméras-piétons avant le 1er juillet 2023. Chez Ametis, à Amiens, les agents doivent ainsi remplir un formulaire à chaque fois qu'ils déclenchent leur caméra en spécifiant les raisons du déclenchement, si la situation s'est apaisée ou non à la suite de cette action, etc. "Nous réalisons aussi des sondages en interne au début et à la fin de l'expérimentation", précise Karim Tallout, responsable Prévention ambiance sûreté fraude chez Ametis.

Chez Ilévia, la caméra-piéton a été ajoutée à une méthode déjà existante. "Dans nos procédures, nous avons ce que l'on appelle 'la prise de relais'. C'est-à-dire que lorsqu'un agent entre dans une situation conflictuelle avec un de nos contrevenants, son collègue vient prendre le relais. Cela permet d'apaiser le conflit. Désormais, lorsque c'est possible, celui qui prend le relais est celui qui porte la caméra. Nous avons donc fait de la caméra l'outil de la prise de relais", détaille Philippe Bialais.

"Ce n'est pas comme ça qu'on fait de l'évaluation expérimentale. En faisant cela, il y a énormément de variables concurrentes qu'on n'évalue pas."

Guillaume Gormand, chercheur en administration publique

Selon le docteur associé en administration publique Guillaume Gormand, les évaluations internes menées par les réseaux de transport en commun ne peuvent constituer des preuves de l'efficacité des caméras-piétons. "Ce n'est pas comme ça qu'on fait de l'évaluation expérimentale. Il y a des protocoles, des logiques de sites tests, de zones tampons, d'applications réplicables… Ce n'est pas de la méthode, mais de l'évaluation interne. En faisant cela, il y a énormément de variables concurrentes qu'on n'évalue pas : le changement de comportement des usagers, la baisse générale de l'insécurité sur un endroit lié à l'augmentation du nombre de patrouilles de policiers, une modification du fonctionnement tarifaire… Quand on fait une recherche scientifique, on doit imaginer ces variables concurrentes", détaille-t-il.

9. Quelles sont les dérives possibles d'un tel dispositif ?

"À priori, aujourd'hui, il n'y a pas de volonté d'implanter de l'analyse algorithmique ou de la reconnaissance faciale dans le dispositif des caméras-piétons. La CNIL et le Conseil constitutionnel nous protègent assez bien sur les dérives liées aux images", estime Guillaume Gormand. Le chercheur n'imagine pas de dérives possibles sur la partie technologique, même si "les industriels ont souvent un coup d'avance sur ce qu'ils imaginent". Selon lui, "il faut relativiser l'impact des technologies qui sont très loin de ce qu'on aimerait imaginer dans nos fictions quotidiennes".

La dérive viendra plus tard, selon Ugo Bernalicis. "L'étape d'après - ils ont déjà commencé à le faire pour les policiers municipaux, mais le matériel n'est pas encore au point - c'est de faire en sorte que les caméra-piétons soient communicantes avec le centre de commandant et qu'il puisse retransmettre en temps réel les images d'un policier", s'inquiète le député.

"Le danger, c'est l'accoutumance à cela et que l'on vive dans une société de surveillance qui ne donne pas plus de sécurité, c'est un leurre, mais qui offre un business dingue et qui soit arbitraire parce que la technologie en elle-même induit des comportements et peut accentuer des comportements déjà discriminatoires dans l'action de la police, surtout avec l'algorithmique", appuie Ugo Bernalicis.

10. Quelle place occupent les caméras-piétons dans les systèmes de vidéosurveillance ?

Pour Guillaume Gormand, le danger vient plutôt de la façon d'imposer des technologies de surveillance en France selon un même schéma. "C'est la technique du pied dans la porte. On nous dit qu'on expérimente. Puis le moment dur de la légitimation de l'outil est passé, et derrière, personne ne s'intéresse au fruit de l'expérimentation. Plutôt que de revenir sur l'expérimentation et d'observer ce qui a et ce qui n'a pas fonctionné, on va vouloir exploiter ces technologies disponibles et les utiliser ailleurs.", appuie-t-il.

Le chercheur fait le parallèle avec la loi sur les JO de Paris 2024 adoptée le 12 avril 2023 et qui légalise notamment l'utilisation de la vidéosurveillance algorithmique à titre expérimental . "Au terme de l'expérimentation, on va nous dire qu'on a investi énormément d'argent dedans, que ça fonctionne et donc on va prolonger l'expérimentation et la diversifier. Aujourd'hui, ça ne repose que sur les lieux d'accueil massif de public. La prochaine étape sera de le légaliser dans nos rues", imagine le chercheur. Il pointe aussi le retard dans l'adoption de cette technologie et donc l'absence du temps nécessaire pour essuyer les plâtres. "On va faire reposer une part de la sécurité sur une technologie dont on n'a aucune démonstration de l'efficacité."

"Tout est une affaire d'acceptabilité sociale. Ce processus d'expérimentation puis de généralisation parce que 'ça a bien fonctionné' permet de faire en sorte que celui qui ne s'y intéresse pas trop et qui était méfiant se dise 'bon, si on dit que ça marche'. Il ne va pas aller fouiller plus que ça. Pour les JO c'est pareil. [...] On met ces dispositifs en place dans un cadre qui le rend plus acceptable socialement. C'est un mouvement de balancier où on vous rassure."

Ugo Bernalicis, député LFI du Nord

Selon Guillaume Gormand, face aux arguments justifiant la mise en place de ces dispositifs de surveillance (risque d'attentats pendant les JO par exemple, agressions des contrôleurs dans les transports), leur remise en question s'avère compliquée. Comme si remettre en question l'équipement des contrôleurs en caméras-piétons équivaudrait "à vouloir que les agents se fassent agresser alors que ce n'est pas du tout ça. Ce serait simplement mieux de mettre de l'argent là où il est effectivement démontré que c'est efficace pour protéger les agents", résume Guillaume Gormand.

En revanche, comme le souligne le chercheur, "si la caméra-piéton est une autre application dans la sphère des technologies de surveillance ou de sécurité, elle n'est pas techniquement ni organisationnellement lié à elles". Les caméras-piétons sont tout d'abord maîtrisées directement par les équipages opérationnels de terrain. Alors que la vidéosurveillance est déployée par les communes. "On a donc deux réseaux distincts aux normes, réflexes professionnels d'usage, méthodes d'exploitation, et cadres d'enregistrement des données distincts."

"Il y a un microcosme qui s'autoalimente autour des logiques de surveillance et des technologies pour la sécurité."

Guillaume Gormand, chercheur en administration publique

Les caméras-piétons et les caméras de vidéosurveillance ne sont également pas perçues de la même manière sur le terrain. "Une caméra-piéton est plus facilement identifiée qu'une caméra de vidéosurveillance qui se fond assez facilement dans le paysage urbain".

Mais il y a "un paysage commun des technologies de surveillance", souligne Guillaume Gormand. "C'est aussi la force des industriels : il y a un terrain fertile assez large où énormément de technologies de surveillance différentes trouvent à se déployer. La vidéosurveillance va profiter du déploiement de l'intelligence artificielle par exemple. Il y a un microcosme qui s'autoalimente autour des logiques de surveillance et des technologies pour la sécurité".

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