L'histoire du dimanche - Qu'est-ce que la waide, l'or bleu d'Amiens qui a contribué à la construction de la cathédrale ?

C'est une petite fleur jaune aux allures discrètes, qui permettait d'obtenir du pigment bleu lorsque ses feuilles étaient broyées. Cet "or bleu" a considérablement enrichi la ville d'Amiens au Moyen-âge et a largement contribué au financement de sa cathédrale, qui fait aujourd'hui encore sa renommée.

Sur les sols calcaires et crayeux de Picardie, balayés par le vent et la pluie, la waide se complaisait. Au Moyen-âge, cette petite fleur aux pétales jaunes et aux feuilles touffues poussait très facilement et formait même des champs entiers.

Dans le dialecte picard, "l'isatis tinctoria", de son nom latin, était surnommée "la waide". Mais il n'est pas rare de croiser d'autres appellations pour la distinguer, "guède" ou "pastel". Cette plante était aussi cultivée dans d'autres endroits de France, ce qui explique ces différents noms. 

Au premier regard, elle peut facilement être confondue avec du colza. Mais il ne faut pas se fier à son apparence quelconque, cette petite fleur discrète a contribué à transformer considérablement l'histoire de la ville d'Amiens. Elle a participé à sa richesse et à sa renommée du XIe au XIVe siècle. 

"Le bleu d'Amiens"

Ce qui rend cette plante si spéciale, ce sont ses capacités tinctoriales. Les feuilles de waide, après différentes étapes de transformation, permettaient d'obtenir un pigment appelé le bleu d'Amiens. Un produit très prisé par les différents teinturiers du Moyen-âge. Difficile pour autant de caractériser et de décrire cette couleur si particulière...

"C'est un très beau bleu intermédiaire, très apaisant. C'est sa qualité et sa tenue sur les tissus qui plaisaient aux teinturiers"

Roger Wadier

Auteur du livre "L'or bleu de Picardie"

La légende raconte que les propriétés colorantes de la plante auraient été découvertes par hasard, grâce aux moutons. Après avoir brouté des feuilles de waide, les animaux laissaient derrière eux des excréments teintés de bleu... 

Il y a sans doute une part de vérité dans ce mythe, car pour produire cette couleur, il fallait faire fermenter les feuilles pendant plusieurs jours. Soit l'équivalent d'un passage dans le tube digestif d'un mouton. 

Il existait différents processus de production pour créer le bleu d'Amiens, tous très longs. La plupart du temps, les feuilles étaient cueillies à la main et broyées dans des moulins. La pâte obtenue était mise à fermenter plusieurs fois et mélangée pendant de nombreux jours.

L'odeur qui se dégageait de la préparation était pestilentielle, car la waide produisait du soufre lors de la fermentation. En effet, la plante appartient à la même famille que les choux. Différentes autres substances étaient ajoutées, parfois même de l'urine, lors d'une production à très petite échelle, pour accentuer la fermentation et la conservation.  

"Des petites boules étaient formées avec la pâte obtenue, appelées des cocagnes. La fabrication s'étalait sur plusieurs mois, il y avait une phase de séchage assez importante", détaille Sabine Robin, pharmacienne, naturopathe et guide nature. Cette Amiénoise, passionnée de plantes, a notamment effectué son mémoire d'étude sur la waide. 

Des échanges commerciaux avec les Anglais 

Les cocagnes étaient ensuite proposées sur les marchés alentours ou directement aux teinturiers. Au XIIe siècle, la couleur bleue devient plus "tendance" pour plusieurs raisons. Le roi Saint-Louis, décide de l'utiliser pour son blason, il est l'un des premiers à le faire. La couleur s'impose dans la royauté, mais aussi dans la religion.

Elle était considérée auparavant par le monde ecclésiastique comme une nuance "impure", voire "diabolique", car obtenue à partir du mélange de plusieurs couleurs. Pourtant, au fur et à mesure, les représentations mariales commencent à cette même période à revêtir du bleu.

À la cathédrale d'Amiens, sur le portail de la Mère de Dieu, on peut encore voir des traces de cette couleur, sur le drapé de la vierge à l'enfant. Ainsi que sur la frise au dessus d'elle qui comporte des motifs de waide. 

Et la vente du pigment ne se limitait pas à la France, les Anglais aimaient tout particulièrement se le procurer. Les marchandises pouvaient être transportées directement grâce à la Somme, faisant d'Amiens un endroit stratégique pour le développement du commerce. L'approvisionnement pouvait aussi être effectué depuis le port du Crotoy ou de Saint-Valery-sur-Somme. 

Les Anglais utilisaient notamment ce pigment pour teindre leurs uniformes militaires, pour des vêtements de deuil et pour leur industrie drapière. "Les Anglais étaient d'ailleurs très exigeants, ils vérifiaient systématiquement la qualité des stocks. Pour cela, ils réalisaient comme un test de teinture. Et en fonction de cela, ils fixaient les prix", raconte Roger Wadier, auteur d'un livre sur la waide et Amiens.  

Le commerce de la waide était si important avec l'Angleterre que la Reine avait mis en place plusieurs arrêtés, dont un qui a particulièrement marqué la guide nature. 

"Elle a interdit l'installation de teintureries de waide juste à côté de ses résidences secondaires royales, comme l'odeur était pestilentielle."

Sabine Robin

Pharmacienne et naturopathe

La waide : un or bleu 

C'est au début du XIIIe siècle que la ville d'Amiens connaît une grande prospérité économique, grâce à sa position géographique et surtout grâce au commerce de la waide. La plante ramène énormément d'argent. Ce n'est pas pour rien qu'elle est alors surnommée : L'or bleu ! 

Le bien est vendu cher car le processus de production est long et il est luxueux. De plus, les teinturiers qui voulaient se procurer cette marchandise devaient également payer l'équivalent de taxes pour le transport, que ce soit par le fleuve ou par les routes. 

"C'est fascinant de voir comment une si petite fleur a transformé la ville d'Amiens"

Sabine Robin

Pharmacienne et naturopathe

Les marchands waidiers étaient donc très riches et puissants. Leur corporation était basée dans le quartier Saint-Leu. Certains marchands occupaient même des fonctions communales, prestigieuses, dans la ville d'Amiens. 

Dans l'hôtel de ville, de nombreux noms de personnalités importantes ont été inscrits. Ils sont toujours visibles. La famille des Saint-Fuscien et celle des Lienard-le-Secq figure dans ces inscriptions municipales, ils étaient de grands waidiers.

Parfois il arrive aussi que le métier, en raison de son importance à l'époque, déteigne sur les nominations. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Roger Wadier, octogénaire et passionné d'histoire locale a eu l'envie d'écrire sur la waide avec son livre "L'or bleu de Piardie". Son nom est directement hérité d'ancêtres picards producteurs de cette plante. 

    La cathédrale, témoin de la culture de la waide

    Le pouvoir de ces marchands ne s'arrête pas là. Ils ont également contribué à financer la construction d'un bâtiment aujourd'hui emblématique pour la ville d'Amiens : la cathédrale. Au même moment, en 1220, les travaux commencent et les premières pierres sont posées. 

    Il y a quelques années encore, les historiens estimaient que 80% des apports pour son édification provenaient de la waide. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, même si la plante a contribué de manière non négligeable, mais difficile de savoir à quelle hauteur précisément, comme les archives ont brûlé... 

    Un soutien financier qui pouvaient être indirect de la part des marchands. "Ils devaient utiliser des moulins pour broyer la waide, qui appartenaient la plupart du temps aux religieux : abbayes ou aux monastères. En échange de leurs utilisations, ils devaient payer un droit seigneurial ou une dîme", retrace Roger Wadier.

    Il est aussi très probable qu'ils aient payé directement une partie des travaux. La plus grande cathédrale gothique au monde, aujourd'hui classée au patrimoine mondial de l'humanité porte l'empreinte de la waide dans sa chair et dans sa pierre.

    Sur le fronton principal, les waides sont en très bonne position. Il ne faut pas lever les yeux pour les distinguer, simplement se rapprocher pour observer les portails à hauteur d'homme. Des fleurs à quatre pétales ont été gravées dans le soubassement de la façade, sous forme de frise. Toute une symbolique.

    Mais ce n'est pas tout, sur la façade sud, celle de la vierge dorée, c'est tout un pan de mur en trois parties qui est dédié aux marchands. On y voit un couple de marchands. On les reconnaît car ils ont un très grand sac qui semble être rempli de cocagnes. "Cette sculpture c'est un moyen pour les waidiers de faire savoir leur contribution à la cathédrale, une sorte d'autopromotion. C'est assez exceptionnel qu'une corporation soit aussi bien représentée", atteste Sabine Robin. 

    Plus haut, c'est la statue de Saint-Nicolas qui est représentée, leur Saint patron. Et de l'autre côté du mur, à l'intérieur de la cathédrale, une chapelle dédié à cette corporation a été érigée. Elle est toujours visible aujourd'hui, nommée "Chapelle de l'Assomption", la troisième à droite en partant de l'entrée sur le bas côté-sud. 

      La fin de l'âge d'or de la waide

      L'engouement pour la waide picarde va cependant s'essouffler considérablement au XIVe siècle, jusqu'à progressivement disparaître. Plusieurs raisons expliquent cela, en premier lieu la forte concurrence concernant le développement du pastel toulousain, mais aussi allemand.

      Au même moment, les relations avec l'Angleterre se distendent fortement à cause de la Guerre de Cent Ans. Ce grand client pour la Picardie, s'approvisionne ailleurs et notamment dans le Languedoc.  

      Mais le coup de grâce arrive un peu plus tard, au XVIIe siècle avec la découverte de l'indigo en Asie. Le marché européen s'empare de ce nouveau produit et le diffuse. Sa qualité séduit les teinturiers, mais c'est surtout son coût qui les charme, il est nettement inférieur à celui de "l'isatis tinctoria". La waide, la guède, est définitivement remplacée.

      Le retour de la waide ?

      Pendant de nombreux siècles la petite fleur jaune est totalement oubliée. Elle n'est plus cultivée, elle pousse au mieux de manière sauvage sur le bord des routes. Mais son arrêt de mort n'est pas signé pour autant.

      Depuis quelques années, elle réapparait timidement grâce à l'initiative de plusieurs agriculteurs. Depuis 2019, David Brunel, sa femme Hélène et deux autres collaborateurs ont décidé de reprendre un projet de développement de la culture de la waide dans la Somme. 

      "On ne voulait vraiment pas que l'histoire de la waide s'arrête et que ce savoir-faire disparaisse"

      David Brunel

      Agriculteur et entrepreneur du "Bleu d'Amiens"

      Ils fondent leur entreprise "Bleu d'Amiens". Aux côtés d'un cousin et d'un autre agriculteur, il cultive la plante et travaille à son développement. Tandis que son épouse s'occupe de teindre des textiles, du linge de maison et de la papeterie. Une gamme de produits qu'ils commercialisent sur leur site internet et dans la boutique du musée de Picardie. 

      Les techniques utilisées pour la teinture ne sont plus les mêmes qu'au Moyen-âge, l'odeur pestilentielle a disparu et les produits chimiques aussi. "Le processus d'extraction est complétement naturel. On fait une sorte d'infusion avec l'eau chaude et les feuilles et on fait décanter le pigment. On obtient une pâte qu'il faut ensuite faire sécher", explique David Brunel. 

      Aujourd'hui ils auto-produisent leurs propres graines. La culture de la waide en parcelle n'est pas si simple. Tous deux continuent à exercer leur métier, ils ne peuvent pas encore vivre de l'activité de leur entreprise.

      "On aimerait vraiment relancer une filière de production locale et régionale. Relancer durablement la waide, qui fait partie de l'histoire de notre région et qui donne du sens à mon métier d'agriculteur et à la réduction des impacts sur l'environnement", complète David Brunel. 

      Une ambition qui pourrait bien se concrétiser d'ici quelques années. De nombreux acteurs politiques et pas que, s'intéressent désormais depuis peu à cette plante tinctoriale. Le laboratoire de l'IUT de Béthune par le biais de Patrick Martin, directeur des unités transformations et agroressources, souhaite revaloriser la waide.

      Ils étudient notamment l'aspect tinctorial, mais ils aimeraient aussi pouvoir utiliser les tiges et racines à des fins cosmétiques ou pour des usages agricoles. 

      Un programme de développement est actuellement en cours entre l'IUT, l'université de Picardie Jules Verne et l'entreprise "Bleu D'Amiens", porteur d'espoir pour la réintroduction de la waide dans le patrimoine picard. 

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