Jérémy, jeune Amiénois de 26 ans, est travailleur social aux Apprentis d’Auteuil et bénévole dans un collectif d’aide aux sans-abris. Son combat contre la misère est quotidien et ne date pas d’hier. Il nous explique les raisons qui le poussent vers cet engagement complet et sans concession.
Pour notre première rencontre, Jérémy nous accueille chez lui, dans sa petite maison amiénoise. Son refuge, la petite part intime qu’il garde pour lui, loin de son univers professionnel et bénévole. Nous le suivons au dernier étage, une pièce décorée de posters de Jimi Hendrix, Kurt Cobain, Superman, et autres inspirations disparues. Quelques guitares sont rangées sur le côté. "La musique, c’est mon échappatoire. Ça me permet de poser mon cerveau à côté. Quand je joue, c’est très chronophage et très intense et ça me permet de relâcher toutes mes émotions."
Mais déjà, Jérémy reçoit un appel. C’est le CHU d’Amiens qui cherche à obtenir des documents d’un patient qu'il accompagne dans le cadre professionnel. La semaine précédente, il l’a emmené aux urgences pour se faire soigner d’une blessure au pied. "C’est un jeune de 23 ans que je suis avec les Apprentis d’Auteuil. Je le connais depuis plusieurs mois et dernièrement, sa santé s’est dégradée, il a un syndrome des tranchées. Son pied est complètement nécrosé. Quand j’ai vu ça, j’ai voulu l’emmener à la pharmacie mais il a refusé. Nous sommes finalement allés à l’hôpital."
Le travail social dans la rue
Pour Jérémy, pas le temps de se reposer. Déjà il repart dans le centre-ville, son bureau. C’est dans la rue piétonne d’Amiens qu’il rencontre les jeunes de 16 à 25 ans, sa cible. Avec lui, nous retrouvons Tanguy, rue des Trois-Cailloux, dont le pied malade est bandé. Ils doivent se rendre dans une agence d'intérim pour trouver du travail.
Tanguy n’est pas d’humeur ce jour-là. Il refuse de nous parler. "Ce n’est pas toujours facile de le suivre, mais c’est nécessaire d’insister un peu. Je me refuse à laisser des jeunes dans la rue. Nous avons déjà pas mal avancé sur sa situation. Il ne dort plus dans la rue. Il est désormais hébergé dans un foyer. Il faut aller vite parce qu’on sait qu’une personne qui vit dans la rue depuis trois mois mettra au moins trois mois à s’en sortir. Pour les personnes qui y sont depuis des années, c’est beaucoup plus compliqué de retrouver un équilibre mental pour espérer se réinsérer. Il y a urgence", explique Jérémy, qui a enfilé son gilet de travailleur social.
Le rendez-vous terminé avec Tanguy, Jérémy se hâte déjà pour retrouver Yasmine. Elle l’attend, abrité de la pluie, place Gambetta. Un check de la main, les deux se rencontrent régulièrement depuis plusieurs semaines. "Comment s’est passé ton week-end. Tu étais où ? Au 115 ?", lui lance Jérémy. Yasmine acquiesce. Cette jeune femme algérienne est sans-abri et demandeuse d’asile. Elle est venue en France pour poursuivre ses études, titulaire d’un master en droit. "Pour faire des études ici, c’est compliqué. Il faut des équivalents de diplômes. Jérémy m’aide et essaie aussi de me trouver un travail", explique Yasmine.
Tous les deux s’installent sur un banc, comme dans un bureau, l’ordinateur en main, à la recherche d’un emploi. La position n'est pas des plus confortables mais, pour Jérémy, la priorité est ailleurs. "On pousse les portes des associations, des services de l’État pour qu’elle ait un toit au-dessus de sa tête et on tente une régularisation par l’emploi. Yasmine est polyvalente et très diplômée. Il existe toujours des solutions", insiste-t-il. Sa mission dans l’association les Apprentis d’Auteuil : déployer toutes les démarches possibles pour trouver ou retrouver un emploi, un logement et réinsérer.
Ces jeunes n'ont pas d’études, pas de formation, pas de boulot. On les appelle les invisibles.
Jérémy, travailleur social aux Apprentis d'Auteuil
Jérémy passe presque toutes ses journées dans la rue. Il alpague, aborde les jeunes et entame facilement la discussion. Il est connu et visible avec sa doudoune, son gilet ou sa casquette aux couleurs de l’association : du rouge pétant. La rue, c’est son domaine. "C’est le lieu où je peux capter le plus de monde et que j’arrive à établir un lien de confiance, à force de revenir." Et cette mise en confiance n’est pas un luxe. La plupart des jeunes qu’il rencontre à la rue sont sortis de l’Aide sociale à l’enfance, des jeunes placés très tôt en foyer, fugueurs et jamais insérés dans la société. "Ces jeunes n'ont pas d’études, pas de formation, pas de boulot, pas de projet professionnel, ils ne sont pas aidés. On les appelle : les invisibles. Ils sont 1,4 million en France." À chaque nouvelle rencontre, le travailleur social doit être patient et savoir détecter les besoins. "Ce travail social est important. Je ne veux pas me décourager. Le but est de partir d’un point pour arriver à un autre, peu importe le temps que ça prendra. J’ai attendu tellement longtemps pour faire ce métier. Je pense que je le ferai toujours avec plaisir. C’est inné pour moi."
Ce poste correspond parfaitement à mes valeurs. C’est très rare d’exercer le métier qu’on aime.
Jérémy, travailleur social
Les origines de l'engagement
Après le bac, Jérémy entame une licence de l’éducation pour devenir professeur des écoles. Mais, très vite, il sent que le cadre de l’Éducation nationale ne lui conviendra pas. Il s’oriente alors vers une licence en insertion socioprofessionnelle. Après un contrat à la Mission locale, il est embauché en CDI aux apprentis d’Auteuil, en janvier 2024. "Ce poste correspond parfaitement à mes valeurs. C’est très rare d’exercer le métier qu’on aime. Mais j’ai attendu cinq ans avant d’intégrer une structure comme les Apprentis d’Auteuil", confie Jérémy.
Il m’explique alors que c’était là, chez lui, ce morceau de trottoir. J’ai été très choqué et 23 ans plus tard, je ne l’ai toujours pas digéré.
Jérémy, travailleur social
Il est désormais dans son élément, mais il n’a pas attendu son CDI pour s’engager auprès des plus démunis. Ce besoin d’aider les autres lui vient de son enfance. Il a alors 3 ans lorsqu’il découvre que des personnes dorment sur le trottoir. "Je me souviens, c’était un dimanche, pluvieux à Paris. Avec ma mère on allait prendre le métro. Et elle me tend une pièce de deux euros pour aller la donner à un homme assis par terre. J’y vais, je lui dis 'Bonjour'. Mais je ne comprenais pas ce qu’il faisait là sur un morceau de trottoir. Je lui demande pourquoi il ne rentre pas chez lui et il m’explique alors que c’était là, chez lui, ce morceau de trottoir. J’ai été très choqué et 23 ans plus tard, je ne l’ai toujours pas digéré."
Étudiant, Jérémy commence à faire des maraudes, seul. "Je donnais mes vêtements, aux gens dehors, des chaussettes surtout parce que j’ai compris que c’était une mine d’or pour eux. Et puis, j’ai fait la cuisine et j’ai distribué des parts de tourtes. Et puis, un jour en me baladant, je suis tombé sur une équipe des maraudes citoyennes amiénoises."
Le bénévolat, au chevet des sans-abri
La semaine suivante, Jérémy intègre le collectif. C’était il y a deux ans. Depuis, tous les mercredis soir, il endosse un autre gilet, orange celui-là, et avec les autres bénévoles, il distribue nourriture et boissons dans les rues de la ville.
Ce soir-là, un mercredi de septembre, ils sont une dizaine à s’installer, place Gambetta. Tables pliantes, micro-onde branché à un groupe électrogène, bouteilles isothermes remplies de café, de chocolat et de soupe, gigantesque couscoussier débordant d’un plat de poulet, haricots verts, la petite équipe est prête pour la distribution. Il est près de vingt heures, la nuit est tombée. Autour d’eux, un groupe d’une vingtaine de personnes s’est constitué. Tous attendent le repas chaud.
Ça peut arriver à tout le monde. J’ai rencontré d’anciens profs, militaires ou chefs d’entreprise, à la rue.
Jérémy, travailleur social
"Une petite soupe ?", "Qui veut une assiette ?" lance une des bénévoles. Et tout le monde se rapproche. "Certains n’ont pas mangé depuis trois jours. Mais d’autres viennent juste pour un café, un bonjour, une forme de réconfort. On parle avec eux. Le café ou la soupe, c’est assez symbolique, ça permet d’ouvrir la discussion, souligne Jérémy. Ce sont souvent des personnes très isolées. Quand on se retrouve à la rue, on est déshumanisé, ignoré, parfois insulté et jugé. Mais on va casser le mythe : ça peut arriver à tout le monde. J’ai rencontré d’anciens profs, militaires ou chefs d’entreprise, à la rue. Nous, on essaie de les rendre visibles et pas besoin d’être aux maraudes citoyennes pour bien se comporter avec les personnes dans cette situation. Il suffit d’un sourire, d’une discussion."
Pendant que ces compagnons font le service, Jérémy, lui, est occupé à remplir des récipients alimentaires pour sa maraude express. "C’est parti", annonce-t-il. Sa petite carriole en main, Jérémy s’élance pour une tournée dans le centre-ville, direction la gare.
Il est accompagné de Laure, une institutrice, membre, elle aussi, du collectif et habituée des maraudes. La petite équipe n’a pas fait cent mètres, que, déjà, ils abordent un couple, assis devant l’entrée d’une supérette, emmitouflé dans un plaid. L’homme et la femme sont roumains et cherchent un hébergement. Immédiatement, Jérémy leur tend deux repas et du pain. Et grâce à ses connaissances professionnelles, il oriente ces primo-arrivants vers un service dédié.
Un peu plus loin, Jérémy et Laure sont accostés par une jeune femme qui cherche à manger. "On a des pâtisseries, du café et du pain aussi, si tu veux." Le tutoiement est de rigueur, même si on ne se connaît pas. Histoire d’installer la proximité. "Où dors-tu ?" "Dans un parking", répond la jeune sans-abri. "N’hésite pas si tu as besoin de quelque chose. On va récupérer des vêtements et des chaussures. Tu peux nous retrouver tous les mercredis soir, place Gambetta et fais passer le mot", l’informe Jérémy.
Arrivés sur le parvis de la gare, Les deux bénévoles aperçoivent un homme, seul, assis sur un rebord, où des boules anti-SDF sont fixées. "On peut vous proposer à manger ? Du poulet ?" Et la discussion s’engage. Pascal, la soixantaine, est à la rue depuis quinze jours. Avant, il a vécu dans un foyer.
Jérémy s’est installé à côté de lui pour bien écouter son histoire. "J’ai travaillé 45 ans, j’ai travaillé toute ma vie et maintenant, je n’ose pas demander de l’aide, mais j’en ai marre de cette situation. Je dors sous la gare, juste là. On est dix, vingt, tous les soirs", soupire Pascal. "Il a travaillé et cotisé toute sa vie sans aucune reconnaissance et la seule chose qu’il attend, c’est une vraie retraite. C’est une véritable injustice. C’est choquant !", exulte Jérémy, qui se sent empli d’une mission. "C’est important de se mettre à la même hauteur, une main sur une épaule, de l’écoute, pour que les personnes se disent qu’elles ne sont pas seules."
Malgré la réticence de Pascal à accepter l’aide, Laure et Jérémy insistent et lui donnent rendez-vous la semaine suivante.
J’ai été confronté au pire, au décès de jeunes que j’accompagnais. Certains ont été mis en prison. Et cela m’a conforté dans ma décision d’être travailleur social.
Jérémy, travailleur social
Il est 22 heures, de nombreuses personnes sont encore dehors et resteront toute la nuit dans la rue ou à l’abri, sous la gare, dans un parking. Jérémy et son acolyte rebroussent chemin. La carriole est vide. Tous les repas ont été distribués.
Un soutien indéfectible
Jérémy ne semble pas s’épuiser. Ses journées sont longues, mais à l’entendre, il pourrait les rallonger sans peine. Aider est devenu un moteur pour lui. "À mes débuts aux Apprentis d’Auteuil, j’ai été confronté au pire, au décès de jeunes que j’accompagnais. Certains ont été mis en prison. Et cela m’a conforté dans ma décision d’être travailleur social. Ce n’est pas une pénitence, toutes ces heures de travail sans compter. C’est un plaisir, un besoin."
Mais de l’aveu de Jérémy, le soutien de ses parents est primordial pour tenir le coup. Justement, sa mère lui rend visite. "Quand je vois mes parents, je souffle un peu parce que je peux me confier à eux. Parfois, je craque ou j’ai une baisse de moral et je sais qu’ils sont là pour moi." Ils sont là aussi pour l’encourager.
Et à chaque visite, Sarah, sa mère, lui apporte des vêtements à distribuer. "Il m’appelle pour me demander si je peux lui fournir des chaussures et des habits, mais je lui réponds que je ne suis pas Amazon", ajoute Sarah, avec un sourire. "Je fais alors appel à un réseau d’amis pour les dons."
SDF, ce n’est pas une maladie que l’on peut se refiler en se saluant.
Jérémy, bénévole aux Maraudes citoyennes
Dès le début de son engagement, ses parents étaient dubitatifs mais très vite, ils ont compris qu’il n’y avait pas de retour en arrière pour Jérémy. "C’est tellement naturel pour lui, on le sent tellement épanoui dans ce qu’il fait… Je suis très impressionnée par sa détermination, mais si, parfois, j’ai un peu peur qu’il n’arrive pas à prendre de distance. Je lui répète qu’il faut qu’il se protège. Il ne peut pas prendre toute la misère du monde sur ses épaules." La réponse de Jérémy ne se fait pas attendre : "Il faut prendre du recul pour ne pas emprunter la pente glissante. Je ne sais pas vraiment faire dans la demi-mesure. Mais je prends aussi du temps pour moi avec mes amis, la musique, les voyages. En plus, SDF, ce n’est pas une maladie que l’on peut se refiler en se saluant", conclut-il.