Face au projet du gouvernement de généraliser les groupes de niveaux en mathématiques et en français pour les élèves de sixième et cinquième, syndicats, enseignants et parents d'élèves appellent à la mobilisation dans différents établissements de l'académie d'Amiens.
L'idée avait été lancée par Gabriel Attal en octobre 2023, lorsqu'il était ministre de l'Éducation, et pourrait être appliquée dès la rentrée de septembre. Il s'agit de généraliser les "groupes de niveaux" en classe de cinquième pour le français et les mathématiques. La mesure, censée "permettre à tous les élèves de progresser" d'après le ministère, ne passe pas du tout auprès des syndicats enseignants, qui ont appelé à la mobilisation un peu partout dans l'académie d'Amiens.
"On condamne les élèves dès le début"
"Les élèves vont passer des tests en tout début d'année, et ils vont être parqués dans des groupes de faibles, de moyens ou de forts, explique Pamela Svetojevic, secrétaire départementale du Snep-FSU 80 et professeure d'EPS au collège Edouard Lucas à Amiens. Et ce sera quasi impossible de passer d'un groupe à l'autre ! On estime que c'est une forme de ségrégation scolaire."
Un groupe qui n'est pas hétérogène ne peut pas tirer vers le haut les élèves en difficulté
Pamela Svetojevic, professeure au collège et secrétaire départementale du SNEP-FSU 80
Elle craint notamment que les élèves les plus en difficulté ne puissent pas progresser aussi bien s'ils ne sont pas mélangés avec des élèves plus à l'aise dans la matière. "Un groupe qui n'est pas hétérogène ne peut pas tirer vers le haut les élèves en difficulté. On condamne les élèves dès le début, estime-t-elle. Déjà, ce terme de groupe de niveau nous dérange. On préfèrerait dire "groupe de besoins", car ce n'est pas une question de niveau, mais d'élèves qui ont des besoins d'apprentissage différents." Dans ses cours d'éducation physique et sportive, elle crée sciemment des groupes hétérogènes. "L'élève qui a des besoins un peu moindres va en tirer des compétences lui aussi, apprendre la coopération, l'entraide."
Dans cet établissement, il existe déjà un système de groupes de niveau pour le français et les maths, mais en effectif réduit et sur une heure par semaine seulement. "Mais on ne veut pas que toutes les heures de français et maths se fassent en groupe homogène", assure Pamela Svetojevic. Elle participera donc à l'opération "collège mort" à Édouard Lucas ce vendredi 16 février, "avec un temps fort sur le midi, on fera du bruit, il y aura une casserolade et des prises de paroles". Elle appelle les parents à ne pas envoyer leurs enfants au collège. "Ceux qui viendront, nous serons obligés de les accueillir, mais nous ne ferons pas cours, il n'y aura pas d'apprentissage", précise-t-elle.
Si le ministère de l'Éducation nationale assure que ces groupes seront "flexibles" et que les effectifs seront "réduits à une quinzaine d'élèves pour les groupes les plus fragiles", les syndicats restent perplexes, pointant du doigt le fait qu'aucune création massive de postes n'ait été annoncé pour mettre en place cette mesure.
La crainte d'un "tri social" dès le plus jeune âge
À Albert, jeudi 15 février, un rassemblement était jsutement organisé sur la place de la mairie pour protester contre cette réforme. Rémi Baudry, enseignant en sciences économiques et sociales au lycée Lamarck et co-secrétaire de Sud Éducation 80, est solidaire de ses confrères du collège. "Cette logique de tri social, où on met les meilleurs d'un côté et les moins bons de l'autre, et qui fait qu'on ne peut plus faire progresser les élèves ensemble, on la retrouve de la primaire à l'université. Quelqu'un qui a des difficultés scolaires et qui va être dans un groupe de niveau faible au collège va rester dans ce groupe et au moment de l'orientation en fin de troisième, il sera orienté en fonction de ça", regrette-t-il.
On parle d'intégration sociale, de cohésion sociale, mais en fait, on trie les élèves dès la fin de l'école primaire.
Rémi Baudry, professeur au lycée et co-secrétaire de Sud Éducation 80
Il craint donc que les résultats en sixième déterminent toute la suite du parcours scolaire, et se répercute jusqu'à l'âge adulte. "On parle d'intégration sociale, de cohésion sociale, mais en fait, on trie les élèves dès la fin de l'école primaire. On perd donc le sentiment d'appartenance commune à une même classe, dans laquelle chacune peut progresser et avoir les mêmes chances, quelle que soit son origine sociale. C'est la concentration des difficultés dans certaines classes, et donc des inégalités."
La nouvelle ministre de l'Éducation Nicole Belloubet, nommée après le passage bref mais houleux d'Amélie Oudéa-Castéra à la tête du ministère, s'est exprimée à ce sujet dans une interview à Ouest-France le 13 février. Elle assure ne pas vouloir favoriser les inégalités entre élèves. "Nous travaillons avec les personnels de direction, les inspecteurs, les professeurs, pour voir comment mettre en place ces groupes d'élèves. Le risque, celui que je ne laisserai pas advenir, c'est la sélection par l'échec, un refus de mixité scolaire et sociale dans les classes."
Le risque, celui que je ne laisserai pas advenir, c'est la sélection par l'échec, un refus de mixité scolaire et sociale dans les classes.
Nicole Belloubet, ministre de l'Éducation nationaleOuest-France, le 13 février
Le manque de moyens pointé du doigt
Pas de quoi convaincre les syndicats, ni les associations de parents d'élèves, parmi lesquelles la grogne commence à monter. À Abbeville, ce sont eux qui organisent une opération "collège mort" à l'établissement Millevoye, avec un rassemblement à partir de 8 heures. Ils partagent les craintes des enseignants. "On a l'impression qu'on va avoir un collège à deux vitesses, déplore Benjamin Cadix, délégué des parents d'élèves. L'avantage de la mixité, c'est que ça tire vers le haut les élèves qui ont des capacités, mais qui ont des difficultés."
Ce serait bien que nos ministres redescendent sur les bancs de l'école, parce qu'entre la théorie et la pratique... La théorie, ce sont des tableurs, mais en pratique ce sont des humains.
Benjamin Cadix, délégué des parents d'élèves au collège Millevoye d'Abbeville
Surtout, il regrette que cette réforme ne soit pas accompagnée d'un investissement financier majeur. "Ça va loin en termes de problématiques en cascade. Aujourd'hui, on a des classes surchargées. Le rectorat réfute et dit qu'on a en moyenne 23 élèves par classe, mais on est plutôt sur 27, 28... En quatrième l'année prochaine, il y aura quatre classes à 30 et une à 29." Pour appliquer cette réforme, les établissements risquent de devoir sacrifier d'autres choses. À Millevoye par exemple, d'après Benjamin Cadix, les premières projections indiquent qu'il faudra diminuer, dans ce collège, le nombre d'heures en demi-groupe qui existent pour les cours de sciences ou de langues, "qui sont pourtant très utiles". La classe à horaires aménagés musique pourrait aussi être menacée.
La question des moyens, Rémi Baudry, le co-secrétaire de Sud Éducation, la dénonce de manière plus large, pour les collèges comme pour les lycées. "On a de moins en moins d'élèves, mais au lieu de préserver les moyens pour offrir plus à chaque élève, on réduit les moyens et on dégrade le service public, avec des disciplines qui ne pourront plus être enseignées et des classes avec plus d'élèves", déplore-t-il. Pour lui, ces annonces pour la rentrée 2024 s'inscrivent dans "les mêmes logiques qu'on voit depuis des années" et risquent d'augmenter la fracture sociale. "Les enfants de bonnes familles iront dans le privé, ils pourront accéder à la meilleure formation possible, et ceux des familles défavorisées n'auront accès qu'à un service public dégradé, alors qu'on pourrait avoir un service public de qualité."
Pour le moment, aucun texte officiel n'a été communiqué, mais dans un communiqué intitulé "Choc des
savoirs, élever le niveau de notre école", Gabriel Attal annonçait le 5 décembre 2023 la mise en place des groupes de niveaux dès la rentrée 2024 pour les sixièmes et cinquièmes, et l'année suivante pour les quatrièmes et troisièmes.