Entre barre d’immeuble tronçonnée, logements rénovés et projets de pôles médical et commercial, Étouvie, plus vieux quartier de grands ensembles d’Amiens, à la fois aimé et désœuvré, vert et enclavé, poursuit sa titanesque mue urbanistique.
Près de 321 millions d’euros. Les bailleurs sociaux, les collectivités locales et l’État - par l’intermédiaire de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) - n’y étaient pas allés de main morte en signant leur seconde convention, pour la période 2019-2024, après un premier jet en 2005. Ce budget foudroyant est destiné à transformer, d'ici à 2024, certains quartiers d’Amiens. Parmi eux : Étouvie, carré de 7 100 habitants, totalement excentré au nord-ouest de la ville, entre les bords de Somme et la route d’Abbeville.
Cette cité HLM des Trente Glorieuses affiche aujourd’hui un taux de pauvreté de 58 %. Les cadres pour qui elle avait été construite sont partis depuis longtemps. Dans les barres d’immeubles rectilignes, résident le plus souvent des locataires isolés, non imposables, pour qui les prestations sociales représentent plus du tiers des revenus disponibles. Une sociologie qui vaut à Étouvie le statut de quartier prioritaire de la politique de la ville, avec la réputation d’insécurité qui l’accompagne.
Et si ce triste constat était le fruit d’un défaut de conception ? Et si l’urbanisme pouvait redonner de l’oxygène aux habitants d’Étouvie ?
Un "quartier d’intérêt national"
L’ANRU a accordé à Étouvie le statut de quartier d’intérêt national. Cela signifie que, parmi les quartiers prioritaires, il est de ceux qui présentent "les dysfonctionnements urbains les plus importants". Cela signifie aussi que l’État est prêt à investir, d’où les deux premières conventions signées et bientôt l’ANRU 3, qui poursuivra le chantier et rattrapera les retards pris durant la crise sanitaire.
"Je suis confiant, le quartier est en train de changer", estime Clément Stengel, l’adjoint au maire d’Amiens en charge du secteur ouest de la ville. Habitant lui-même tout près d’Étouvie, il observe à la fois un "attachement très fort" des habitants à leur quartier et une nécessité de le "faire respirer".
L’intelligence des urbanistes de l’époque a été de faire quelque chose d’assez vallonné, une continuité verte et bleue. Mais les constructions sont datées, et l’on retrouve toujours les mêmes catégories socioprofessionnelles. L’écrasante majorité des habitants va rester, mais on va continuer de désenclaver, d’être dans la mixité et l’attractivité. Qu’on ne considère plus le quartier comme "à part" du reste de la cité.
Clément Stengel, adjoint au maire d'Amiens pour le secteur ouest
Concrètement, au prix de dizaines de locataires contraints de se choisir un nouveau foyer, des milliers d’autres occupent ou occuperont bientôt des logements rénovés, entourés de nouveaux aménagements et équipements, eux-mêmes censés attirer de nouveaux locataires et propriétaires.
La valse des (re)logements
En matière d'habitat, c’est la SIP, le bailleur social du quartier, qui est à la manœuvre. La mairie salue son "effort d’investissement très ambitieux et nécessaire pour rendre ses lettres de noblesse au quartier". L’ANRU 2 listait une panoplie impressionnante de démolitions, rénovations et constructions dans chacun des îlots qui composent Étouvie. Plus de la moitié aurait déjà été réalisée, avec à chaque fois des ménages à reloger au moins temporairement.
En ce mois de février, c’est au tour des derniers occupants de l’îlot Morvan de déménager. À la fin de l’année, leur impressionnant immeuble, une barre de 300 mètres de long en plein centre du quartier, sera découpé en trois morceaux.
120 appartements seront conservés et réhabilités, mais les pelleteuses détruiront deux tronçons, 36 logements en tout : ils formaient des arches peu aguicheuses, que les architectes préfèrent totalement libérer. "Ce n’est pas tant pour des raisons de trafics, comme on a pu connaître dans des immeubles plus isolés, mais plutôt pour avoir des bâtiments à taille humaine et casser l’esprit ‘corridor’ de l’avenue qui passe devant, en repensant tous les aménagements autour", explique Clément Stengel.
Un peu plus au nord, dans l’îlot Bretagne, c’est surtout la sociologie qui va changer. Au programme notamment : la démolition de 116 logements sociaux, pour laisser place à des opérations immobilières visant à construire 15 logements en accession sociale à la propriété, et 24 logements locatifs sociaux destinés à des séniors. Mais aussi le développement d’un "écovillage", micro-ferme urbaine qui s’efforcera de faire grandir fruits, légumes et escargots au milieu de tours réhabilitées. Censée entrer en activité en 2022, l’exploitation n’a toutefois pas encore vu le jour.
Le cas des emblématiques Coursives…
Après le logement, il y a les équipements et aménagements. Cette fois, c’est plutôt l’affaire de la collectivité. Certains projets ont avancé : citons la restructuration à venir du collège Rosa Parks ou l’ouverture, "vers le mois de juin" selon la mairie, de la deuxième plus grande médiathèque d’Amiens.
Cette dernière est construite près des Coursives. Véritable emblème d’Étouvie, cette haute barre en accordéon comporte 362 logements surmontant des surfaces commerciales en rez-de-chaussée, et d’autres encore au pied de l’édifice, telles de petites excroissances. L’ensemble immobilier, caractéristique des années 1970, venait alors répondre au développement exponentiel et inattendu du quartier.
50 ans plus tard, la mutation du quartier passe par celle de son emblème. Le flanc nord avait déjà été embelli en 2002 par la construction de l’école de musique Diapason, d’où l’arrivée de la médiathèque juste en face et l’idée d’organiser des événements de plein air sur la place qui unie les deux lieux culturels.
L’ANRU 2 prévoyait de s’attaquer aux fondations : réhabiliter les logements et détruire les appendices à leurs pieds. Les services publics qui occupent ces dernières (mairie de secteur et France Services) devaient déménager au rez-de-chaussée de l'immeuble, tandis que deux pôles flambant neufs, de santé et de commerces, seraient construits sur l'actuel parking des Coursives.
Point d’étape aujourd’hui : les logements sont réhabilités et les excroissances sont quasiment vidées (à l’exception d’une pharmacie), mais c’est à peu près tout.
…vouées à disparaître ?
Le rez-de-chaussée ne sera finalement pas restructuré en pôle public. "Les diagnostics ont révélé de tels travaux à faire, des fuites, de l’amiante… On explosait les coûts prévisionnels", raconte Clément Stengel. À la place, les services publics déménageront au mois de mars dans un bâtiment existant d’Étouvie. Locataire pendant un an, la ville se réservera la possibilité d’acquérir les locaux, si l’expérience s’avère concluante.
Côté privé, le projet de pôle de santé, "pas facile" non plus, coince sur la partie finances. Selon la mairie, le permis de construire a bien été déposé par la pharmacienne des Coursives - qui pilote le dossier - mais "l’inflation sur les matériaux s’est invitée".
Aucun pôle commercial n'a, non plus, poussé sur le parking. Un supermarché E. Leclerc était annoncé pour la fin 2022, mais c'est une nouvelle désillusion : à ce jour, la ville cherche encore la signature d'une grande enseigne. Pour l’obtenir, elle envisage désormais, d’ici à "quelques années", la démolition pure et simple des Coursives.
Si le bâtiment disparaît, ça changera complètement la donne. On a encore des enseignes que ça intéresse, mais l’aspect extérieur des Coursives est un repoussoir. Beaucoup de gens nous disent qu’ils ne voudraient pas se garer là pour faire leurs courses, on parle de "bâtiment sinistre", "trop imposant". Je suis donc favorable à ce qu’on prévoit la fin de ce bâtiment et qu’on requalifie les habitations qui sont dedans.
Clément Stengel, adjoint au maire d'Amiens pour le secteur ouest
Cette révolution, qui ne fait pas consensus, ne serait de toute façon pas simple à mener. Il faudrait des centaines de petites habitations pour reloger les résidents des Coursives, pour la plupart des personnes seules. Et aujourd'hui, la population a d'autres chats à fouetter : des manifestations sont organisées pour dénoncer la hausse des factures énergétiques, répercutée par le bailleur social.
Ainsi va Étouvie, à l'image de bien des quartiers prioritaires, au carrefour des grands projets et des grands soucis du quotidien.