Les bûcherons sortent du bois le temps d'une journée de démonstration : l'occasion pour la filière de présenter ses différents métiers et de redorer son image. Tous ses maillons se disent affectés par une perception négative du public, ce qui compliquerait les recrutements.
Sous les grands feuillus d'une parcelle près de Crécy-en-Ponthieu, le bruit des tronçonneuses s'élève vers la canopée. Jérôme Cornu s'active à la base du tronc massif d'un hêtre. Sa lame mord l'écorce et s'enfonce jusqu'à l'aubier, puis vient un grand craquement caractéristique. Une vingtaine de spectateurs retient son souffle. L'arbre s'effondre, ses frondaisons recouvrent l'herbe de la clairière.
Quelques instants plus tard, trois de ses collègues prennent le relais. Ils façonnent la grume, à une longueur précise de cinq mètres et trente centimètres, qui correspond à la commande de la scierie. C'est l'ONF qui se chargera de faire l'intermédiaire entre ces entrepreneurs forestiers et la scierie. Plusieurs représentants de la filière bois sont réunis, mercredi 23 octobre, pour présenter leurs métiers au public à l'occasion de l'opération "Vis ma vie de bûcheron" organisée par l'interprofessionnelle Fibois.
"On a peut-être un regard un peu biaisé, de coupeur de bois à outrance"
Tous s'accordent à dire qu'ils souffrent d'un déficit d'image. "Bûcheron, ce n'est pas un métier très répandu, c'est souvent critiqué, regrette Jérôme Cornu, qui exerce cette profession depuis quatorze ans. Il n'y a pas beaucoup d'élèves dans les écoles, des stagiaires, on en a très peu. La main d'œuvre, aujourd'hui, c'est compliqué."
L'entrepreneur forestier espère que l'apprenti qu'il forme actuellement restera dans l'entreprise. D'après les chiffres de Fibois, en 2021, seulement 2 214 étudiants ont été formés à l'exploitation forestière dans les Hauts-de-France. La filière bois emploie actuellement 13 900 salariés dans la région, répartis dans 4 400 entreprises.
Difficile par contre de savoir combien de personnes exercent la profession de bûcheron. Fibois a tenté de constituer un annuaire, mais il est difficile de recenser les professionnels de la coupe. "Ça reste une profession très secrète, un peu 'vivons heureux, vivons cachés'", admet Fanny Cadoret, chargée de mission "amont et première transformation" pour Fibois. "C'est un sujet qui fait des remous sur les réseaux, il y a beaucoup d'incompréhension par rapport à la filière bois. Cela pèse de plus en plus sur l'activité de ces professionnels et l'avenir de la forêt. On a besoin de ces professionnels, de valoriser les bois pour maintenir l'état forestier."
"On a peut-être un regard un peu biaisé, de coupeur de bois à outrance" ajoute Thomas Chaumont, technicien commercial pour l'unité Somme-Côte d'Opale de l'ONF, l'Office national des forêts. La gestion des forêts fait en effet régulièrement polémique.
Quand l'État gère la forêt
Dans les Hauts-de-France, il n'y a que 15 % des terres qui sont boisées. 76 % de ces bois et forêts appartiennent à des propriétaires privés. L'ONF assure la gestion des 24 % restants qui appartiennent à l'État, soit 120 000 hectares. La forêt domaniale de Crécy en fait partie.
Si Jérôme Cornu a accepté de faire une démonstration de son métier, c'est aussi pour "montrer ce que l'on fait, que l'on ne fait pas n'importe quoi. Tout est réglementé, on ne fait pas ce qu'on veut en forêt." Sur ces parcelles publiques, c'est en effet l'ONF qui marque les arbres à abattre. Leur chute ouvre un nouvel espace lumineux, qui profite aux jeunes plants installés par l'ONF. La gestion des forêts est planifiée sur des décennies : certains arbres sont abattus au bout de 30 ans, d'autres, entre 60 et 70 ans. Pour les chênes, l'âge de coupe optimal est même de 180 ans.
Les coupes rases, c'est-à-dire l'abattage total d'une parcelle, sont minoritaires et généralement dues à une maladie ou un ravageur : en moyenne, 0,4 % de la surface forestière nationale est concernée chaque année, sur des parcelles d'environ quatre hectares, bien qu'il existe de fortes disparités entre les régions. L'ONF les décrit comme un "dernier recours". Mais elles provoquent de plus en plus de contestation et ont un impact sur la capacité des sols forestiers à stocker l'eau.
Sur les 400 000 m3 de bois commercialisés dans les Hauts-de-France chaque année, l'ONF "en contractualise environ 70 %, pour soutenir la filière et garantir un volume aux scieries, aux transformateurs" indique Thomas Chaumont. C'est en effet la vente de bois qui finance l'ONF.
Le bois a trois destinations : les pièces les plus nobles partent en menuiserie, d'autres deviennent du bois d'industrie, d'autres enfin terminent leur vie comme bois de chauffage. Et c'est là que le bât blesse. Les modes et les marchés évoluent, "parfois, du chêne qui aurait fait du mobilier ou de la charpente part en bois de chauffage, voire est abandonné" expliquait Cyril Gilet, garde forestier de l'ONF, à nos confrères de Libération en 2019.
Le blues des forestiers
Pour les Hauts-de-France, l'enquête Agreste de 2023 montre une profonde transformation du marché. En 2007, les grumes destinées à la menuiserie représentaient le gros des volumes, avec 831 000 m3. Le bois d'industrie arrivait en deuxième position avec 641 000 m3 et le bois de chauffage représentait 211 000 m3.
En 2022, l'immense majorité du bois coupé dans les Hauts-de-France part en fumée : 841 000 m3 vont servir à produire de l'énergie. "La production d'énergie grise pour faire de l'énergie verte est totalement aberrante !", dénonçait en 2019 Cyril Gilet. Les grumes ne représentent plus que 622 000 mètres cubes et la demande en bois d'industrie s'est effondrée pour atteindre 262 000 m3.
Ainsi, l'activité de la majorité des acteurs de la filière bois dans les Hauts-de-France reste stable ou en hausse. Mais elle se transforme et ces dernières années, des gardes forestiers de l'ONF ont fait part de leur mal-être face à l'évolution de la gestion des forêts : en 2017, une intersyndicale se structure au sein de l'Office. Un an plus tard, elle publie, avec plusieurs ONG, un manifeste pour dénoncer une gestion mercantile des forêts.
"La forêt n’est pas un objet de spéculation financière de court terme" écrivent ses signataires. "L’Office National des Forêts, subit un véritable détournement de ses missions d’intérêt général. La privatisation en cours de ses activités régaliennes préfigure la disparition de ce service public et une politique forestière au rabais. Ces évolutions actuelles à l’ONF et celles à l’œuvre dans le privé menacent de tirer vers le bas toutes les 'garanties de gestion durable', en forêt publique comme en forêt privée" est-il écrit dans le manifeste.
Après avoir renoncé à supprimer plus de 400 postes à l'ONF en 2023 (alors que les effectifs de l'Office national des forêts ont déjà été réduits de moitié depuis sa création), le gouvernement, dans son projet de budget 2025, prévoit la suppression de 95 postes au sein de la structure.
Si les métiers du bois méritent d'être mieux connus, face à l'évolution du marché et aux coupes dans les effectifs des gestionnaires des forêts, il faudra plus d'une opération séduction pour dissiper les inquiétudes quant à l'avenir des forêts françaises.
Avec Vincent Le Goff / FTV