Eloignés des grandes villes et plus fragiles socialement, les habitants des communes périurbaines peinent à bénéficier de la reprise économique. Dans le cadre de l’opération Ma France 2022, un mois après un premier reportage, nous nous sommes rendus à nouveau à Nesle et Ham dans l'est de la Somme pour parler de la campagne présidentielle avec les habitants.
A notre dernier passage à Nesle fin février, le soleil brillait. Mais les températures incitaient plutôt à rester bien au chaud à la maison.
Ce vendredi 25 mars, il fait bon dehors. Et le marché hebdomadaire attire les gourmands.
Comme Catherine, dont le panier déborde des légumes de Fabien, le maraîcher : "Ils sont toujours beaux et excellents", se réjouit l’ancienne institutrice, désormais à la retraite.
A 62 ans, elle profite depuis peu d'une pension à taux plein, mais ne se plaint pas de sa situation. Les tarifs de Fabien restent modérés et elle dispose d'un potager "pour le plaisir de jardiner".
Il y a deux mondes : celui de là-haut et celui d’en bas.
Catherine, enseignante retraitée
C'est pourtant avec fatalité qu'elle observe la campagne électorale : "Je voterai au premier tour, mais sûrement pas au second. Mon candidat a peu de chances d'être élu." Cette éternelle électrice de gauche soutient Jean-Luc Mélenchon "pour le côté égalitaire, il faut plus de tranches d’impôts".
Son amie Josée, qui enseignait dans la même école, hésite encore sur son choix. Seule certitude, il ne se portera pas sur l'extrême droite : "Je ne prends même pas le bulletin".
La baisse du pouvoir d'achat gâche un peu la fête du printemps. Cette retraitée active s'est remise à l'anglais ; le cours a lieu à Daours à plus de 40 km de chez elle : "La dernière fois, j'ai eu un peu mauvaise conscience. Le cours serait à 10 km, j'irais plus facilement". Josée n'est pourtant pas égoïste : à 64 ans, elle aide encore financièrement sa fille "plutôt que de [se] faire plaisir".
A l'image des Français qui ont placé la limitation des privilèges des élus en tête des priorités lors de la consultation MaFrance2022, les deux enseignantes sont désabusées par la classe politique : "Ils ne savent pas ce que représente 1400 euros", s'agace Josée. Catherine acquiesce : "Il y a deux mondes : celui de là-haut et celui d’en bas".
Il faut inciter les classes moyennes à consommer.
Alain, retraité
Notre échange attire l'attention d'un autre Neslois, retraité également. Alain votera pour Emmanuel Macron. Comme en 2017 : "Il tient la route".
En revanche, il apprécie moins le côté jupitérien de sa présidence. Son idée, la cohabitation : "Il faut le laisser au pouvoir, mais ne pas voter LREM aux législatives".
Comme beaucoup, Alain voit dans le pouvoir d'achat un thème majeur. Particulièrement pour les classes moyennes et les entreprises : "Il faut baisser les cotisations sociales. Il faut inciter les classes moyennes à consommer, plutôt qu’épargner".
Lui, qui a été indépendant pendant quatre années, avoue être "un peu déçu" du niveau de sa pension de retraite : 1600 euros. Il arrondit ses fins de mois par des CDD dans l'entreprise d'un ami. Des tâches administratives qui lui permettent d'atteindre environ 2000 euros : "Ça permet de se faire plaisir, d’améliorer le quotidien".
Il faut une baisse des prix, du concret.
Jérémy, salarié dans l'industrie
Pour améliorer son quotidien, Jérémy a fait un choix technique : l'éthanol. Pour 900 euros, il a fait installer un boîtier E85 sur sa Mégane 3 RS. Résultat, le coût d'un plein est passé de 85 à 43 euros. "Et la consommation a à peine augmenté !" Marié et père de deux enfants, il "évite les sorties et les restos. Il faut une baisse des prix, du concret".
Ce grand gaillard de 34 ans, ne pleure pas sur son sort pour autant. Il travaille dans l'industrie ; son épouse cumule deux emplois : aide à domicile de personnes âgées et aide hospitalière. A eux deux, ils gagnent 4300 € par mois.
Actuellement en arrêt maladie, Jérémy va bientôt créer sa société de taxi-ambulancier. Depuis ses 18 ans, il a toujours bossé et peste contre "l'assistanat et le RSA qui encourage les feignants".
Quand Eric Zemmour parle du grand remplacement, ça ne me choque pas.
Thierry, restaurateur
Le 10 avril, il choisira sans hésiter le bulletin du Rassemblement national. Une tradition : adolescent, il militait déjà au Front national de la jeunesse.
Et pourquoi pas Zemmour ? "Il a un bon programme, mais il doit le peaufiner, aller vers quelque chose de plus populaire". Jérémy voudrait voir gagner Marine Le Pen en 2022 et Eric Zemmour en 2027.
Stéphane verrait bien le candidat Reconquête ! à l'Elysée. Ce routier bientôt en retraite, ancien syndicaliste CFDT, craint un 2e tour entre Emmanuel Macron et "quelqu’un de falot" : "Marine Le Pen ne tient pas la route… faut voir le débat de 2017".
Devant un Perrier menthe, au comptoir du bar à Croix-Moligneaux, Stéphane évoque l'Ukraine, les responsabilités de l'Otan et le grand remplacement, cher à Eric Zemmour : "Je le vois venir. J’ai lu Jean Raspail. Quand des gens viennent et ne veulent pas se faire assimiler", affirme-t-il en faisant référence à l'auteur du Camp des saints.
Ce roman, référence de l'extrême droite, publié en 1973, décrit la submersion de la civilisation occidentale par une immigration de masse venue d'Inde.
Thierry aussi aime bien ce que dit Zemmour. "Quand il parle du grand remplacement, ça ne me choque pas".
Restaurateur à Nesle avec sa femme Marie depuis 27 ans, il votera pourtant pour Emmanuel Macron. "C’est le moins pire. Le seul capable de gouverner."
A part auprès de Stéphane ou de Thierry, Eric Zemmour ne suscite toutefois pas un grand enthousiasme. Même parmi les fidèles du RN, comme Frédérique, une habitante de Ham au chômage : "Il me fait peur".
Jean aussi "ne le [sent] pas". Chauffeur de taxi dans le Val-d'Oise, il a trouvé son coin de paradis, "une petite maison, je suis bien", à Ennemain, un village de 260 habitants au nord de la Communauté de communes de l'est de la Somme.
Comme Jean, les électeurs de la commune avaient placé Marine Le Pen largement en tête aux deux tours de la présidentielle en 2017.
Comment l'expliquer ? Si Jean s’agace des automobilistes qui jettent leurs gobelets en plastique par la fenêtre, il reconnaît volontiers que le coin est calme.
On devient des cités dortoirs.
Marc, habitant d'Ennemain
Marc, 61 ans, a peut-être la réponse. Les vrais problèmes pour lui sont liés à l'éloignement et à la perte de services. Ici, le dernier commerce, un bar, a fermé il y a 20 ans. Le secteur est devenu "un désert médical, le médecin le plus proche est à Cartigny à 15 kilomètres".
Les villages changent : "On devient des cités dortoirs, les parents bossent à Péronne et mettent leurs enfants dans le privé". Conséquence, les classes du regroupement pédagogique intercommunal ferment peu à peu. La prochaine, ce sera dans la commune d'à côté, à Athies en septembre.
Marc ne donnera pas son suffrage à Marine Le Pen cette année : "Je ne veux plus voter pour elle. Elle a complètement perdu les pédales pendant le débat du second tour en 2017 face à Macron. Je voterai peut-être pour un petit parti", admet-il avant de s'indigner : "Je ne sais pas si les partis s’intéressent aux petits communes. Seul Mélenchon a des affiches".
En 2017, les écologistes n'avaient pas de candidat. Mais cette année, c'est différent. Le Picard Yannick Jadot défend les couleurs d'Europe Ecologie les Verts. Et au moins une voix lui est acquise à Ennemain : celle de David, 37 ans, qui télétravaille pour une entreprise d'informatique de la capitale.
Ce supporter du PSG a grandi dans le village. Il est ensuite parti vivre quelques années plus près du Parc des Princes, dans le 13e arrondissement de Paris.
Mais à la faveur du confinement, il s'est remis au vert. Et au vélo.
Pourtant, la cohabitation avec les chasseurs n'est pas toujours facile : "Je fais du VTT en pull orange pour être visible. Je n’ai pas envie de me faire tuer. La dernière fois, ils étaient à 20 mètres de chez moi, je les ai engueulés". Il soutient l’interdiction de la chasse le week-end proposée par Yannick Jadot.
A deux semaines du scrutin, la campagne électorale semble patiner. En raison de la crise en Ukraine et peut-être aussi par stratégie, Emmanuel Macron ne s'est pas encore beaucoup impliqué. Son unique meeting étant programmé le 2 avril.
Emmanuel Macron donne tous azimuts, c’est de l’opportunisme.
Une électrice de Valérie Pécresse
"Il n’y a pas de démocratie, Macron refuse le débat", s'insurge une retraitée qui n'a pas souhaité donner son nom. "Les 800 000 euros à Servier [ndlr : une subvention accordée aux Laboratoires Servier dans le cadre de la politique de relocalisation, annulée depuis ] et l'affaire MacKinsey [ndlr : un rapport sénatorial a reproché au gouvernement le recours onéreux à ce cabinet privé de conseil], ce sont des scandales et on n’en parle pas. Il faudrait un débat télévisé avec les douze candidats".
Cette électrice soutient Valérie Pécresse : "Son programme a quelque chose de construit. Ce qui n’est pas le cas de celui de Macron. Tous les jours, il rétropédale sur ce qu’il a dit la veille. Il donne tous azimuts, c’est de l’opportunisme".
Le report de l'âge de départ en retraite à 65 ans annoncé par le président-candidat ne la choque pas. A l'inverse de Georges : "Les jeunes vont bosser jusqu’à la mort".
Cet habitant de Croix-Moligneaux, âgé de 66 ans, ne révèle pas son choix pour la présidentielle. Mais ce ne sera pas Emmanuel Macron. Georges critique les mesures exceptionnelles décidées par son gouvernement, comme l''indemnité inflation de 100 euros qu'il a reçue fin février, comme 12 millions de retraités : "Ce n'est pas un acquis. Il faudrait augmenter les pensions et les salaires".
Electeurs de Marine Le Pen, Antoine, 26 ans et Emilie, 23 ans, rencontrés dans une allée du parc Délicourt à Ham ne se voient pas travailler jusqu'à 65 ans.
S'ils trouvent que "la gestion de Macon n’est pas honteuse", ils ne lui pardonnent pas l'obligation "scandaleuse" du Pass sanitaire. Antoine, chaudronnier, n’est pas vacciné. Émilie, infirmière, n'a pas eu le choix : "Je n'ai surtout pas aimé qu’on m'oblige à faire la troisième dose pendant ma grossesse".
Jeunes parents depuis deux mois d'un petit Noah, Antoine et Émilie suivent la campagne avec intérêt à la télévision et par les tracts des candidats. Ils le reconnaissent, l'actualité ukrainienne domine les débats.
C'est important de parler de l'Ukraine.
Antoine, chaudronnier
"C’est important de parler de l’Ukraine, affirme Antoine, "et c'est aberrant de ne pas pouvoir aider les Ukrainiens militairement en envoyant quelques hommes. La Russie est une dictature".
Même tonalité pour Alain, notre électeur macroniste neslois : il y voit même l'occasion de mettre sur pied une armée européenne. A l'inverse, Jérémy, le conducteur à l'éthanol, pense qu'"avant de se mettre dans la panade avec l’Ukraine, il faut faire quelque chose pour les Français qui souffrent".
Durant notre reportage, nous rencontrons un seul primo-électeur. Il profite du soleil en écoutant de la musique assis sur un banc du parc Délicourt.
Brice a eu 18 ans le 1er juin 2021. Il est en terminale de bac pro chaudronnerie à Montdidier. Il votera, c'est sûr. Mais il ne sait pas encore pour qui. Pas pour Zemmour en raison de "ses propos racistes". Peut-être Mélenchon, comme ses amis.
Il avoue ne pas s’être encore intéressé aux programmes. Et quand on lui précise que le premier tour aura lieu le 10 avril, il tombe des nues : "Ah oui ? Il faut que je me renseigne alors".