Qu'ils cultivent leurs terres en agriculture conventionnelle ou biologique, trois agriculteurs s'expriment sur les raisons de leur mouvement de colère. S'ils rencontrent des difficultés qui diffèrent, ils partagent un même sentiment d'abandon du monde agricole.
En octobre, les panneaux renversés à l'entrée des villes annonçaient les prémices d'un vent de colère. L'opération baptisée "On marche sur la tête" et menée par les Jeunes Agriculteurs dénonçait déjà la multiplication des normes encadrant les activités agricoles.
Depuis le 18 janvier, c'est une tempête qui remonte depuis le sud de la France jusqu'à souffler sur les plaines picardes. Les tracteurs bloquent les autoroutes et leurs conducteurs entendent bien exprimer toute l'ampleur de leur mécontentement. Les revendications sont multiples, mais tous dénoncent des obligations absurdes et des revenus qui baissent.
"Pour les haies, il existe 13 ou 14 règles différentes"
Que sont ces normes que dénoncent les agriculteurs ? Des pratiques et des obligations déclaratives qui encadrent maintenant chaque aspect de leurs activités.
Olivier Parcy élève 240 vaches charolaises à Fontaine-sur-Somme, il cultive en outre 150 hectares de terre dont 65 de prairies. "Par exemple, pour les haies, il existe 13 ou 14 règles différentes que je dois suivre, il faut les entretenir, mais c'est devenu très compliqué, regrette Olivie Parcy. Les périodes de taille ont été raccourcies."
On nous demande parfois des choses techniquement incohérentes, comme semer des cultures de couvert en pleine sécheresse.
Olivier DesmarestAgriculteur et éleveur
Et des exemples de lourdeurs administratives, l'agriculteur installé depuis 2005 n'en manque pas : "Vous voulez faire construire un bâtiment d'élevage, c'est minimum deux ans avant d'avoir l'autorisation. Pour le carburant, il faut remplir un dossier et scanner toutes les factures de l'année, après, on est remboursés 8 à 10 mois plus tard. Pourquoi on ne fait pas cela à la source ?"
"J'ai repris l'exploitation de mon père et quand je lui parle de tout ce que l'on nous impose, il n'en revient pas, conclut Olivier Parcy. Le dossier PAC, je l'ai longtemps fait tout seul, aujourd'hui, je le fais faire, car je ne m'en sors pas et il y a trop d'enjeux financiers à la clef." Il estime consacrer en moyenne une demi-journée par semaine aux travaux administratifs, "sans compter les soirées et quelques heures le weekend".
Une réalité que partage Olivier Desmarest, qui pratique la polyculture élevage biologique sur 180 hectares à Sainte-Segrée, dans le sud-ouest de la Somme : "On doit tout enregistrer, chaque geste, il faut tout noter, c'est des choses que l'on fait en soirée en plus de nos journées de travail, parfois, c'est dur... Je n'ai aucune idée du temps que ça prend, mais c'est toujours plus."
Membre de la Confédération paysanne, il n'est pourtant pas pour une dérégulation totale de l'agriculture. "Il faut des normes, cadrer et faire évoluer l'agriculture, explique-t-il. Mais on nous demande parfois des choses techniquement incohérentes, comme semer des cultures de couvert en pleine sécheresse... Et s'il faut des normes, il faut que tous les produits commercialisés les respectent, or, nous allons vers l'importation de produits qui ne respectent pas du tout ces normes, notamment de la viande d'Amérique du Sud qui tire les prix vers le bas et est produite dans des conditions que l'on n'accepterait pas ici."
La question du libre échange
Cette question de l'import de produits agricoles est une revendication qui rassemble les syndicats agricoles, même si c'est principalement la Confédération paysanne qui demande la remise en question des accords de libre échange avec des pays situés hors de l'Union Européenne.
"On ne peut pas importer de la viande d'Argentine ou du Brésil, nourrie aux OGM, mais le gouvernement va-t-il faire marche arrière ?, s'interroge Olivier Desmarest. Je n'en sais rien, l'agriculture parait comme une monnaie d'échange, pour leur vendre des avions ou autre, c'est délirant."
"Aujourd'hui, il y a une décapitalisation de la production bovine, car tout le monde en a marre, constate Olivier Parcy, adhérent à la FDSEA. On importe de plus en plus de viande élevée dans des conditions opaques. À l'horizon 2030 on nous annonce 25 % à 30 % d'import, on a l'impression d'être sacrifiés."
Opinion partagée par Élie Vermersch, qui produit du lait et exploite des grandes cultures à Ville-le-Marclet, il est par ailleurs membre des Jeunes Agriculteurs : "La concurrence internationale sur les mêmes bases, les mêmes critères, les mêmes normes, d'accord. Mais les produits importés aujourd'hui ne respectent pas les mêmes cahiers des charges, ils utilisent des produits qu'on nous interdit."
"On se serre la ceinture, mais là, on ne peut plus serrer"
La question des revenus est un autre fil rouge de la mobilisation. Financièrement, c'est pour l'agriculteur bio Olivier Desmarest que la situation est la plus critique. "J'ai 20 000 € de charges en plus cette année, rien que le gazole a pris 40 centimes par litre, j'en consomme 20 000 litres en faisant très attention. Son augmentation représente donc 8 000 € de charges en plus, ça va très vite, déplore-t-il. Le souci, c'est qu'en bio, le prix de vente de nos produits est en baisse significative, je vendais mon blé 420 € la tonne, cette année, ce n'est même pas 300 €. Tous produits confondus, j'ai une baisse de 40 000 € et des charges qui explosent."
Mon rêve, c'est de ne plus avoir besoin de prime PAC.
Olivier ParcyAgriculteur et éleveur
Une situation due au recul des achats de produits biologiques, engendré par la paupérisation croissante des consommateurs, mais aussi à une contraction du marché : "la grande distribution nous lâche, alors que la production est en développement. On nous a dit "laissons faire le marché, c'est l'offre et la demande". Les aides au maintien de l'agriculture biologique ont été arrêtées, on voit le résultat. On se serre la ceinture, mais là, on ne peut plus serrer."
Ne pouvant plus de permettre de payer les heures supplémentaires de ses salariés, il assure lui-même ce travail additionnel et ne peut pas se verser de salaire.
On ne parle pas des agro-industriels qui se gavent sur nous, la grande distribution se fait une énorme marge sur notre dos. Que pèsent les écolos face à ça ?
Olivier Desmarest, agriculteur et éleveur
S'ils ne pâtissent pas de l'effondrement des prix du bio, la hausse des charges est également une réalité pour les deux autres agriculteurs. "On nous dit qu'on touche des subventions, mais aujourd'hui, si mes produits étaient payés à un juste prix, je m'en passerais bien, souligne Élie Vermersch. Le prix du lait a pas mal augmenté, mais les charges et la quantité de normes aussi, donc le gain que ça aurait pu représenter est très réduit."
"Dans le circuit traditionnel de la production de viande, on a eu une revalorisation qui est plutôt bien respectée, mais le coût des aliments a fortement augmenté, notamment ceux d'engraissement, donc ça ne nous a pas été bénéfique. Mon rêve, c'est de ne plus avoir besoin de prime PAC. La complexité, c'est de savoir qui s'engraisse, à quel niveau " explique Olivier Parcy.
"On critique les écolos, mais ce ne sont pas eux qui font du tort à l'agriculture, on ne parle pas des agro-industriels qui se gavent sur nous, la grande distribution se fait une énorme marge sur notre dos. Que pèsent les écolos face à ça ? interroge Olivier Desmarest. Je ne comprends pas, on regarde ailleurs."
Les jachères de la colère
Pourtant, les nouvelles obligations écologiques font bien partie des revendications des agriculteurs, particulièrement l'obligation de ne plus exploiter 4 % de leurs terres en les laissant en jachère.
"4 % de nos terres en jachère, sur ma culture, ça fait 10 hectares de terres, calcule Élie Vermersch. C'est ça de moins pour mes cultures et mes bêtes, si j'avais prévu d'y faire du blé avec une marge brute de 100 € de l'hectare, ça fait 1 000 € en moins dans ma trésorerie. C'est l'une des principales revendications, 4 %, ce n'est pas réalisable."
La pression monte partout, les gens sont à bout, on arrive à un tournant où il faut que le gouvernement se mobilise.
Élie VermerschAgriculteur et éleveur
Bien qu'il pratique l'agriculture biologique, Olivier Desmarest est, lui aussi, opposé à cette mesure : "J'ai découvert qu'on devait mettre des surfaces en jachère, je ne comprends pas pourquoi... Je suis en bio avec un système herbagé et on nous remet des contraintes supplémentaires. Peut-être en zone cultures où il n'y a plus d'arbres et de haies, cela a un sens, mais on me demande de replanter des haies alors que j'en ai déjà quatre kilomètres sur mes prairies, cela ne compte pas, il faut que ce soit sur des terres arables."
Même constat pour Olivier Parcy, dont les haies situées sur les prairies de pâturage ne seront pas comptabilisées. "Il faut de l'écologie intelligente, ce qu'on nous demande n'a aucun sens, il y a une superposition des structures entre le PNR, la Baie de Somme, les 3 Vallées, chacun y va de ses mesures. Il faudrait tout mettre à plat, mais c'est un travail de longue haleine" ajoute-t-il.
Les blocages, et après ?
Élie Vermersch se veut optimiste sur l'issue de la mobilisation : "on attend que cela bouge, car la pression monte partout, les gens sont à bout, on arrive à un tournant où il faut que le gouvernement se mobilise. La FNSEA et les Jeunes Agriculteurs ont sorti une liste de demandes pour le gouvernement, ils savent ce que l'on attend d'eux." Il n'a pas peur de devoir cesser son activité, mais estime que si la situation continue à empirer, il pourrait être amené à revoir son modèle d'exploitation.
"Les annonces, je n'y crois pas du tout, car il y a tellement de choses à revoir, commente pour sa part Olivier Parcy. Je suis très sceptique, je ne sais pas comment ils peuvent faire pour simplifier autant de choses." Il espère tout de même transmettre son activité à sa fille, mais pense que le métier va se transformer pour être principalement exercé par des personnes ayant une autre activité par ailleurs. Lui-même compte sur son activité de chambre d'hôtes pour compléter ses revenus.
"Nos ministres de l'Agriculture sont à côté de la plaque, ils ne connaissent pas ces métiers, estime Olivier Desmarest. Nous n'avons aucune visibilité et on dégoute tout le monde de l'élevage, de l'agriculture biologique. Il y a des déconversions, quelle agriculture veut-on ? On fixe des objectifs de 20 % de surface agricole en bio, mais on ne se donne aucun moyen pour y arriver, aucune ligne conductrice." Lui espère simplement pouvoir recommencer à employer pleinement ses salariés et à se dégager un salaire.
Face au mécontentement du monde agricole, le Premier ministre Gabriel Attal a prévu de faire "des annonces" lors d'un déplacement ce vendredi 26 janvier.