Tout le monde ou presque soutient la mobilisation des agriculteurs. Près de 90% des Français selon un dernier sondage. Mais au quotidien, les consommateurs sont partagés entre solidarité avec le mouvement et réalité économique.
"1€ les clémentines du Portugal, on en profite". Les revendeurs alpaguent les clients ce jeudi matin au marché de Wazemmes de Lille. Les consommateurs se pressent. À quelques mètres là, un primeur se désole : "voilà il est là, le problème, pour avoir des clémentines françaises, de Corse, il faut payer plus cher, beaucoup plus cher".
Abdo vend sa marchandise sur le marché depuis 35 ans, et depuis, dit-il, tout a changé. "Avant, j'avais 5 producteurs de cresson disponibles dans la région. Aujourd'hui, plus aucun. Alors je me fournis auprès d'un grossiste à Paris, c'est pas local et c'est plus cher". Mais les producteurs du coin ont lâché l'affaire, trop de travail pour des revenus modestes, "ça décourage tout le monde".
Des producteurs, maraîchers, agriculteurs, éleveurs découragés, Jean-Christophe Rufin en connaît plus d'un. Le vice-président de la FDSEA (fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles) ne manque pas d'anecdotes pour illustrer le tragique de la situation : "ce qui s'est passé pour le cresson, on va bientôt l'avoir pour les endives dans la région avec la nouvelle interdiction européenne du Bonalan, un herbicide". Sans ce produit, soutient-il, ça va devenir très compliqué de produire les légumes. Les professionnels du secteur vont se retrouver dans une impasse technique.
Des normes, encore des normes et toujours plus de "paperasses". "Quand un collègue éleveur de moutons dans l'Avesnois, poursuit l'agriculteur, dépose un permis de construire pour installer un petit abri sur ses terres et qu'il reçoit en retour 17 pages de contraintes environnementales à respecter, comment s'étonner qu'il lâche l'affaire ?" L'homme a depuis abandonné son élevage et travaille dans une usine à Maubeuge, selon le responsable syndical.
Le problème vient de plus haut
Alors que faire ? Est-il possible de sauver l'agriculture française ? Selon les agriculteurs, la balle est aussi dans le camp des consommateurs : "on a vu une grande solidarité au moment du Covid, raconte une jeune agricultrice actuellement mobilisée, mais là ça s'est totalement estompé. On aimerait être soutenus par les acheteurs et les habitants de proximité."
Mais pour les consommateurs, croisés sur le marché, ce n'est pas à eux de faire des efforts. "Nous on fait ce qu'on peut, dit Marie, une habituée du stand d'Abdo. Quand c'est possible, j'achète Français, local. On voudrait faire plus pour les soutenir, c'est malheureux de voir des maraîchers qui travaillent 60h semaine ou plus, sans gagner leur vie". Mais selon elle, le problème vient d'ailleurs, de plus haut.
Les mots PAC, Europe, agriculture intensive, agroalimentaire reviennent souvent dans la bouche des consommateurs, quand il s'agit de chercher des responsables. "On est entré dans un système où on a été mal habitué, analyse Thomas en achetant sa viande chez le boucher, pendant les années, les prix ont été tirés vers le bas, c'est difficile de revenir en arrière". Les gros s'enrichissent, les petits abandonnent résume-t-il.
Parmi "les gros", il y a l'industrie agroalimentaire, qui, contrairement aux agriculteurs, n'a pas le vent en poupe en ce moment. Les clients croisés dans une grande surface ce matin-là nous confient "ne pas être fiers" de venir faire leur course ici mais, comme Margaux, étudiante, ils n'ont pas le choix. "J'achète le strict minimum en supermarché, confie la jeune fille, parce que c'est quand même moins cher que sur les marchés ou qu'en local".
Dans le rayon d'à-côté, André n'est pas d'accord. Il s'offusque en choisissant un poulet : "je regarde toujours la provenance, regardez là, c'est Français, 5€ le kilo c'est pas plus cher. Par contre, expliquez-moi pourquoi celui-ci est à 10€ le kilo, on nous cache des choses." La grande distribution pointée du doigt, "manque de transparence", "trop de marges", "trop d'intermédiaires".
Le consommateur est en bout de ligne, il fait ce qu’il peut avec ce qu’il a. Et à force de vouloir proposer "le moins cher du moins cher", les distributeurs finissent par vendre n’importe quoi pour rester le plus compétitif.
Robert Brehon, président UFC Que Choisir Hauts-de-France
Consom'acteur
C'est vrai que beaucoup de choses ont changé en quelques années, reconnaît le représentant de l'association de consommateurs. Avant, on se posait moins la question du confort de vie. C'était une voiture par foyer, point. Aujourd'hui, c'est deux voire, trois. "On veut le dernier téléphone portable, des technologies toujours plus performantes". Autant de tentations pour dépenser son argent. C'est l'idée du consom'acteur : l'acte d'achat devient engagement.
"Certains n'ont pas le choix sur la question du pouvoir d'achat, ces consommateurs-là font comme ils peuvent, les autres font comme ils veulent", résume Robert Brehon.
Paradoxe
Difficile alors de soutenir le mouvement des agriculteurs sans s'engager en tant que consommateurs : "les Français supportent la mobilisation, constate le représentant UFC Que Choisir, mais tous ne sont pas prêts à payer plus une fois à la caisse". Ils n'orientent pas forcément leur achat dans le bon sens.
Autre paradoxe, soulevé par le président local de la FDSEA : "Les gens ont faim, on le voit bien quand on fait des collectes pour les Restos du Coeur ou autre, il y a toujours plus de demandeurs, mais en France, on produit toujours moins". Le potentiel productif agricole français diminue en effet d'année en année. Alors qu'au même moment, les importations d'Amérique latine ou d'Europe de l'Est, elles, augmentent.
Un non-sens pour Laurie Souplet étudiante en agriculture, fille d'agriculteur à Le Quesnoy : "il faut vraiment des lois qui régulent mieux les importations pour mettre notre production en valeur. On a une belle agriculture en France alors pourquoi prendre des produits venus d'ailleurs qui ne respectent même pas forcément les normes de notre pays ?"
Mais ça ne va clairement pas dans le bon sens selon les professionnels. "Dernier exemple en date, illustre Jean-Christophe Rufin, l'obligation européenne de mettre 4% de nos terres en jachère pour favoriser la biodiversité. Donc, pour nous, 4% de culture ou d'élevage en moins". Sans compensation pour l'agriculteur, dit le représentant, et mathématiquement, moins de production donc.
On est en train de créer la dépendance alimentaire de la France
Jean-Christophe Rufin, vice-président de la FDSE du Nord
Alors que la mobilisation des agriculteurs ne faiblit pas, le représentant syndical en appelle aux pouvoirs publics "notre mouvement est soutenu par 90% des Français, il est quand même temps de faire quelque chose non ?"