140 maisons roses, ceintes de jardinets proprets, voici le décor de la cité-jardin Ungemach, à deux pas du Parlement européen de Strasbourg. Derrière cet engageant décor se jouait depuis 1924, une expérience aux limites de l'eugénisme.
Cela débute comme une sorte de dystopie idyllique. Un petit quartier formé de maisons modernes pour l'époque, toutes identiques et de couleur rose saumoné. Des maisons avec jardins, un cadre idéal pour accueillir des familles épanouies. Une affiche de propagande promettant des jours meilleurs cinq ans à peine après la fin de la Première Guerre mondiale. Sauf que derrière cette image d'Épinal de bonheur familial se cache une réalité qui fait froid dans nos dos.
Voici trois raisons de visionner le documentaire L'expérience Ungemach, une histoire de l'eugénisme de Vincent Gaullier et Jean-Jacques Lonni en replay sur France.tv.
1. Parce que l'enfer est pavé de bonnes intentions
L'affiche donne à imaginer un monde parfait, une vie proche de l'utopie. Familles nombreuses, familles heureuses, dit l'adage. Bonheur domestique et santé de fer, le tout dans un décor moderne et paysager. Un peu trop beau pour être honnête. Mais ne vous y trompez pas, en 1924, lors de l'inauguration de la cité-jardin, le patron mécène Léon Ungemach et son associé dans l'aventure Alfred Dachert développent un principe qui vise "à guider l'évolution humaine vers une ascension plus rapide" en choisissant, sélectionnant les familles qui vont avoir la possibilité de s'installer dans ce quartier idéal. Une vision de leur temps pour un monde meilleur. Pas de quoi fouetter un chat.
Et les témoignages, qui viennent rythmer en voix off, l'analyse des chercheurs et des historiens, corroborent cette impression. "On était une bande de jeunes ; on faisait les 400 "coups" dit l'un des anciens habitants. "À l'époque on passait des moments fabuleux" renchérit un autre. "Ce qui était sympa, c'est qu'on pouvait circuler dans le quartier à vélo ; on avait un sentiment de liberté", s'exclame enfin une femme. Un goût de bonheur et de liberté, pour ces enfants qui grandissent dans un quartier protégé au cœur de la grande cité.
2. Parce qu'il n'y a pas de mal à respecter quelques règles
Bien sûr, les fondateurs du quartier ont édicté quelques règles pour choisir les occupants de leur cité du bonheur. L'un des occupants se remémore : "le bail stipulait qu'ils [les couples, NDLR] s'engageaient à avoir des enfants, au minimum trois, et à quitter les lieux quand le plus jeune des enfants aurait 21 ans." Un simple alinéa de bail ? "Il y avait un règlement très strict : il fallait tailler les haies deux fois par an... les gens qui les laissaient un peu à la sauvage, ils étaient rappelés à l'ordre". Ou expulsés à l'issue de contrôles réguliers. Si le nombre d'enfants minimum n'était pas atteint, si les règles de vie de quartier n'étaient suivies à la lettre, pas de quartier pour les récalcitrants. Dehors.
L'appel à candidature expliquait pourtant la dimension eugénique de l'expérience : "Son but est de favoriser le développement des éléments précieux de la société (...) en aidant les familles intéressantes à se développer plus rapidement que les autres. Les jardins Ungemach augmentent dans la société de demain le nombre des éléments précieux et contribuent à guider l'évolution humaine vers une ascension plus rapide". Rien que ça. Favoriser les éléments les plus sains, les plus forts, les plus intelligents pour obtenir des rejetons du même acabit et créer une humanité saine, forte et intelligente. Quid des autres, ceux qui ne sont pas choisis ? Les postulants à l'habitat ne pouvaient ignorer ces règles et y adhéraient de bon gré, pour le bonheur futur de leurs enfants. Ce en quoi, l'expérience leur donnait raison.
3. Parce qu'enfin, il faut toujours voir le revers de la médaille
Paul-André Rosental, sur le travail duquel s'est construit ce documentaire, décrypte le contexte politico-social et l'enjeu scientifique de cette "expérience Ungemach". Replacé dans un contexte d'après-guerre (la première pour son inauguration, puis plus inexplicablement, la deuxième pour sa poursuite), dans une sphère de pensée protestante, bienveillante, les scientifiques de l'époque y voient une possibilité de progrès pour l'homme. Les enjeux éthiques, bioéthiques ne sont pas encore à l'ordre du jour. Les pays anglo-saxons multiplient les recherches dans le sens d'une amélioration des hommes et de leur qualité de vie.
En France, Adolphe Pinard — qui a donné son nom à la maternité régionale de Nancy — établit les fondements de la puériculture, qu'il définit ainsi : "la science qui a pour but la recherche des connaissances relatives à la reproduction, à la conservation et l'amélioration de l'espèce humaine". Un état d'esprit général tant au niveau scientifique que politique.
Ce sont les premières thèses nazies, qui s'appuient justement sur les expériences de leurs voisins du nord, de celles des Anglais ou des Américains, qui font effet d'électrochoc. La face sombre de l'eugénisme se révèle au grand jour. Non pas seulement l'amélioration des capacités physiques, de l'intellect et de la santé de l'homme lui-même, accompagnées de l'amélioration de la qualité de vie pour le plus grand nombre, mais son pendant alternatif : la sélection et l'annihilation des plus faibles et des hommes qualifiés d'indésirables ou d'inutiles. D'abord par la stérilisation puis par la solution finale.
Historiens, chercheurs, témoins, replacent "la cité-jardin Ungemach" dans notre contexte contemporain, éclairant cette expérience d'eugénisme privé du siècle dernier sous toutes ces faces, à l'aune de nos visions modernes.