Chaque année, parmi les 13 000 nouveaux agriculteur.ice.s qui s’installent dans les campagnes françaises, 37 % sont des femmes. Des trentenaires, combattantes et innovantes qui font évoluer les pratiques agricoles, dans un monde encore très masculin.
"Partir avec mes vaches dans les champs au lever du soleil, cela me comble ! J’ai la chance d'être libre, s’émeut Anne-Marie Lelièvre, à la tête d’un élevage de vaches laitières en Normandie."
"Être à 100 % avec mon troupeau, dans les pâturages, cela me plaît énormément. Je me sens privilégiée", répond de son côté Céline Berthier, éleveuse de chèvres, en Ardèche.
Quant à Anne-Charlotte Beaugrand, cultivatrice de céréales et protégineux en Seine et Marne, ce qui la fait vibrer "c’est de voir mes cultures grandir sainement, et la biodiversité renaître, grâce à mes nouvelles pratiques" .
Elles sont trentenaires, comme la majorité des jeunes femmes qui s’engagent dans l’agriculture, souvent après une reconversion. Anne-Marie, Anne-Charlotte, et Céline ont accompli un rêve qui peut paraître fou, en cette période où le monde agricole subit chaos économique et suicides. Mais elles ont écouté leur petite voix intérieure. Portées par leur vocation, leurs convictions, elles se sont lancées, avec courage et prudence, toutes les trois dans l'agriculture biologique. Pour Anne-Marie Lelièvre, c'est une passion qui remonte à l'enfance.
Une vocation ancrée de longue date
"A 10 ans, j'étais sur les tracteurs. J’allais chercher les vaches dans les pâturages. J’ai toujours voulu être agricultrice. Mais mon père m'en dissuadait : “ tu feras tout sauf ça”. Pour lui, c'était beaucoup de travail pour une exploitation peu rentable." La ferme familiale dont rêve Anne-Marie Lelièvre abrite un élevage de 65 vaches laitières, sur 90 hectares au coeur des marais de la Dive, dans le Calvados. Dans un premier temps, elle renonce, mais pas pour longtemps. Après une licence de géographie et un BTS de géomètre, elle commence à travailler mais démissionne très vite. A 26 ans, après un détour comme salariée dans une ferme voisine, elle décide de suivre sa vocation et annonce à son père être déterminée à reprendre l'exploitation familiale : "il m’a répondu pas de problème je te file le bazar. Il était fatigué et blasé, à cinq ans de la retraite. Mais il a continué de travailler, car il était aussi conducteur de bus." de son côté, le mari d’Anne-Marie avait lui aussi repris la ferme familiale, chacun dans son territoire.
GGMême scénario, mêmes arguments de la part de son père pour Anne-Charlotte Beaugrand, qui a toujours aspiré à reprendre la ferme : 148 hectares de grandes cultures de céréales et protéagineux, à Rozay en Brie, en Seine et Marne.
Elle devient ingénieure en environnement spécialisée dans le développement durable. Au départ à la retraite de son père, elle reprend le flambeau, en 2018 : "si je ne reprenais pas la ferme, elle allait être morcelée, continuée à être cultivée en conventionnel et le patrimoine familial perdu. C'est ce constat qui nous a fait prendre conscience, avec mon mari, du rôle que nous devions jouer . Nous avons considéré ce changement de vie comme une opportunité d'agir sur le terrain, tout en mettant en adéquation nos valeurs éthiques écologiques avec les principes de l'agroécologie." Anne-Charlotte se lance, et rachète l’exploitation familiale, en difficulté financière.
Céline Berthier, elle, n’est pas issue d’une famille d’agriculteurs : "j’ai grandi en Haute-Savoie. Mes parents, ouvriers. Ils avaient un grand jardin potager, des poules et des abeilles. J’ai eu la chance de grandir à la campagne".
Céline devient d’abord ingénieure agronome : "pendant mes études, j’ai fait un stage dans une chèvrerie. J’ai eu un coup de foudre pour ces animaux domestiques malicieux, pour ce lien très fort que l’on peut tisser avec elles." Etre paysanne devient une évidence. Comme 43 % des agricultrices, elle se lance sans héritage foncier. Elle décide de racheter une chèvrerie bio, en Ardèche, à un couple qui part à la retraite. Marcelline, elle aussi ingénieure agronome de formation devient son associée. "on a acheté la ferme, la fromagerie, six hectares en propriété, et vingt hectares de fermages dont trois hectares de châtaigniers."
"On voit arriver de plus en plus de femmes hors cadre familial, sans aucun lien avec l'agriculture, surtout depuis la crise le Covid", explique Sixtine Priou, coordinatrice du Civam, (Centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), un réseau d’accompagnement à l'installation des jeunes agriculteur.rice.s. La plupart sont des reconversions professionnelles. Des femmes qui veulent donner du sens à leur vie."
Étonnamment, le chaos économique qui règne sur le monde paysan, les suicides des éleveurs n’ont jamais dissuadé les trois femmes de devenir paysannes : "quand on a envie de s’installer c’est viscéral", confie Anne-Marie. "Moi aussi, précise Céline, je me suis lancée dans un secteur à forte valeur ajoutée, en vente directe pour maitriser les prix. Economiquement, je ne prends pas de risques."
"Quand on entreprend toutes ces démarches, on ne s'attarde pas sur ce sujet. Même si la ferme ne tournait était endettée, répond Anne-Charlotte. Moi j’arrive avec une vision globale, une expérience en gestion de projet. Ce n'est pas pour autant l'assurance d'une réussite. Mais je ne voulais pas avoir le regret de ne pas avoir essayé. Et si cela ne marche pas, je changerais de voie." En attendant , elle se nourrit des conseils de son père qui lui transmet son savoir-faire.
Un parcours de combattant.e
Qu’elles héritent de la ferme familiale ou non, pour devenir cheffe d’exploitation, Anne-Marie, et Céline ont dû suivre une formation spécifique pour acquérir des compétences agricoles, comptables, économiques, et fiscales : un brevet professionnel de responsable d’exploitation agricole, ou équivalent. Condition sine qua non pour bénéficier des aides à l’installation de l'État, la Dotation aux jeunes agriculteurs.Tout est fait pour que les jeunes agriculteurs.rices s’engagent avec toutes les armes, les bagages nécessaires pour assurer la durabilité de leur exploitation. Anne-Charlotte, elle avait déjà un Bac technique agricole. Elle a poursuivi des études d'ingénieur en environnement : "s’installer est un parcours du combattant, explique la cultivatrice, il faut monter un business plan et un projet agricole argumenté. Et faire les démarches auprès des banques, du notaire, tout en se formant. Cela m’a pris un an et demi."
Anne-Marie, Anne-Charlotte et Céline ont dû s'engager lourdement auprès des banques, environ 300 000 euros par exploitation : "c’est beaucoup, mais avec son associée Marceline, elles avaient du recul sur la ferme qui fonctionnait bien". Anne-Charlotte s’est associée avec son père, pour acquérir l’exploitation progressivement : " cette somme m’a permis de racheter le matériel agricole de mon père, l’usage des bâtiments, et les emprunts qu'il n’avait pas fini de rembourser. L’accès au foncier reste très difficile, car coûteux. Elle n’avait pas les moyens de racheter les terres de son père. Elle est locataire de l'ensemble des parcelles."
Céline, elle, profite des arrangements tissés par les anciens propriétaires de la chèvrerie : "pour faire paître nos chèvres, on utilise une centaine d’hectares appartenant à divers voisins, gracieusement ou presque. En échange on leur donne des fromages, de la viande de chevreau, ou du fumier."
Et évidemment toutes perçoivent les aides de de la PAC (Politique Agricole Commune), calculées en fonction de la surface, du territoire. Cela correspond à 30 à 50 % du chiffre d'affaires pour Anne-Charlotte, la cultivatrice. Entre 35 et 40 000 euros par an pour Céline et son associée, les éleveuses de chèvres : "cela nous permet de payer les traites de nos emprunts. Sans ces aides , on ne pourrait pas s’en sortir."
Des cheffes d’exploitation libres
Qu'elles élèvent des animaux, ou cultivent des céréales, Anne-Marie, Céline et Anne-Charlotte savourent chaque jour leur choix de vie. Etre des cheffes d'exploitation indépendantes, libres de pratiquer leur agriculture.
"Labourer, déchaumer, semer, moissonner. Je passe mes journées sur mon tracteur ou ma moissonneuse batteuse. Ce qui m’anime, c’est mon attachement à la terre, à la biodiversité. Produire des aliments les plus responsables possibles, comme je l'entends ", sourit Anne-Charlotte.
De son côté Céline, sur des collines éloignées de la ferme, au milieu de mon troupeau de chèvres, raconte sa passion, avant de s'intérrompre brutalement : "elles sont en train de se battre. Elles vont bientôt faire leurs petits. Les changements hormonaux remettent en cause la hiérarchie du troupeau." Les prés ne sont pas clôturés. Elle doit rester à côté et veiller sur elles. C’est pour ça que j’ai choisi ce métier. "
" Ma chance, c'est de vivre dans une certaine liberté, dans un cadre que j'aime, raconte Anne-Marie avec ses vaches laitières. A l'aube, je vais chercher mes bêtes dans les pâturages pour les amèner à la salle de traite. Je n’ai pas investi dans un robot. Je veux garder un contact physique avec elles. J'y suis très attachée. C’est un peu comme mes filles, je tiens à les pailler et à les alimenter à la main. C'est important. Je pourrais mécaniser mais j’ai besoin de les caresser. Le lien est essentiel. Et quand elles sont dans les prés, et que je les appelle, elles me suivent".
Un travail physique ?
Les journées de ces trois femmes sont longues, très longues. Entre dix et treize heures de travail par jour "l’été, c’est 5 heures -20 heures, explique Céline. Mais il y a la pause hivernale . Anne-Charlotte travaille 9 heures par jour, mais pas tous les jours ni toute l’année. Cela dépend de la météo.
Anne-Marie qui bat les records : "je travaille 7 jours sur 7, même avec le soutien actif de mon père. Et le printemps et l’été, je suis debout de 5 heures à 18 heures 30. Selon les saisons, en plus de la traite et des soins des animaux, il faut herser les prairies, récolter les foins, entretenir le matériel, curer le fumier des bâtiments. Sans compter la période de vêlage qui rend les nuits très courtes pour les surveiller, et les aider si besoin.
Pour cette jeune femme d’1 m 80, le plus dur ce n'est pas le travail physique car beaucoup d’actions sont mécanisées, mais plutôt l'amplitude et le rythme de travail.
Pour les deux autres, les sensations physiques sont différentes. Anne-Charlotte, petit gabarit, doit trouver des solutions pour des tâches parfois dures : "parfois, il y a des moments durs où rien ne va : il pleut ,il fait nuit, et le tracteur ne démarre pas, il faut juste garder le moral !
Céline complête : "le métier de paysanne c’est beaucoup de casquettes. Il faut savoir être éleveuse, soigner, vendre, transformer notre fromages, gérer notre entreprise, bricoler, conduire le tracteur ..."
Femmes des champs et mères de famille
Maman de deux enfants de deux et quatre ans, Anne-Charlotte, jongle, comme toutes les mères, entre ses deux rôles : "pendant la moisson ou les semis, c’est mon mari, qui s’occupe des enfants. Il m'aide aussi le soir et le week-end pour l'administratif. Si j'étais seule, ce serait impossible."
"Avec la charge des enfants, en tant que mère, je pense qu’on pratique l’agriculture differement . Après la traite, Anne-Marie, l’éleveuse de vaches laitières rentre chez elle pour s’occuper de ses deux fils de sept et dix ans, et les emmener à l'école. Séparée de leur père, elle les a en garde partagée : " l’avantage, c’est que je suis libre. Je m'organise comme je veux. Je prends le temps de les emmener partout, au foot, au judo, ou au tennis" Selon cette éleveuse, pour pouvoir conjuguer leur rôle de mère de famille et de paysanne, les femmes osent plus bousculer les modèles : "à partir du moment où j'ai eu des enfants, il m'a fallu adapter le travail à la vie familiale. A la naissance de mon deuxième fils, je me suis arrangée pour que les vêlages se passent au printemps, pour ne plus traire les vaches le soir en hiver. Et il s'est avéré que c'était plus rentable car les vaches profitent de l’herbe à cette saison."
L’évidence du bio
Pour les trois jeunes femmes, la pratique d’une agriculture biologique s'est imposée comme une évidence. La conversion en bio, c’était le seul moyen de sauver la ferme D'anne-Marie. Peu après son installation, elle a dû faire face à l'arrêt des quotas laitiers qui régulaient la production et assuraient des prix aux éleveur.ses. Comme les autres, elle a dû signer un contrat avec un industriel. Dans la région, c’était Lactalis : "en 2015, les prix du marché se sont effondrés, je devais réagir. C'était angoissant. L’exploitation allait couler net. J’avais deux enfants. Je devais faire bouillir la marmite." Elle décide donc de passer en bio pour pouvoir vendre son lait plus cher : "pour moi, ce n'était pas compliqué. Mes vaches ne mangent que de l’herbe, et je n'utilise pas d’intrants. J'étais très proche du cahier des charges bio. "
De son côté, Anne-Charlotte voulait absolument produire, nourrir, en protégeant au mieux l'environnement. Le bio était son objectif premier : "pendant trois ans, c’est très dur, compliqué et risqué, car on produit moins et on ne vend pas au prix du bio. Et la dernière récolte fut une catastrophe à cause d’un hiver et d’un printemps trop humides et d’un été trop sec. On espère sortir la tête de l'eau cette année".
Heureusement , pendant cinq ans, comme tous.e.s celles et ceux qui franchissent le pas, les trois agricultrices ont bénéficié des aides à la conversion et au maintien de l’agriculture biologique :“Sans aide, ajoute céline, c’est mort. En tant qu’éleveuse on ne peut que survivre et encore."
Anne-Marie, Céline et Anne-Charlotte portent toutes les trois un regard exigeant sur leurs pratiques. L’essentiel pour elles : préserver le meilleur équilibre entre leurs productions, les plus naturelles possibles, et la protection d’un environnement fragile et précieux : " à partir du moment où on se pose la question du bio, on ne ne fait pas que convertir sa ferme en bio. On se convertit en même temps, explique l’éleveuse normande. C’est un peu comme si j’étais passee du noir et blanc à la 3 D. Je vois ma ferme comme un écosystème. Si les sols vont bien, les bêtes vont bien, et il y a des échanges entre la matière , l’air et les animaux".
Selon Sixtine Priou, coordinatrice du Civam, (centre d’initiative pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), les femmes sont particulièrement sensibles au soin, et au bien être animal : " je passe des heures et des heures à faire pâturer mes chèvres, le plus naturellement possible explique Céline Berthier, on pense que c'est l'idéal pour leur bien-être de marcher, se muscle, manger des plantes fraîches et diversifiées. On fait tout pour leur donner les meilleures conditions de vie. On y passe un temps fou et le soir, on pense à elles. "
Anne-Charlotte, elle, veut aller plus loin dans ses pratiques écologiques, tendre vers une agriculture la plus régénérative possible, l'agroécologie :" on limite au maximum le travail de la terre pour éviter l’érosion des sols et privilégier la biodiversité. J’utilise des semoirs capables d’implanter les graines dans une terre non retournée." Entre deux cultures, elle sème des couverts végétaux( féveroles, radis, moutarde), pour structurer, et nourir le sol entre deux cultures. En 2019, pour ses conversions vertueuses, elle a été lauréate du concours "fermes d'avenir" .
"Dans le monde agricole, les femmes sont économiquement prudentes, explique Sixtine Priou, coordinatrice responsable de la commission femmes et agriculture du Civam(centre d’initiative pour valoriser l’agriculture et le milieu rural). Hivers et printemps très humides, étés très secs. Les aléas climatiques engendrent des récoltes parfois catastrophiques de fourrages, et donc de lait. Prudente, Anne-Marie lelièvre limite les coûts de production : "Je pourrais racheter des aliments pour que mes vaches produisent plus de lait. Mais cela coûterait plus cher. Je m'arrange pour que la période de production de lait suive la croissance de l'herbe, du printemps à l'automne. "
Et par souci d'économie, d'indépendance financière, les agricultrices ont tendance à privilégier les circuits courts, et la vente directe . Blé, pois, sarrasin, soja, chanvre, luzerne, Anne-Charlotte vend ses céréales, maïs et légumineuses à la coopérative locale. Anne-Marie, elle, vend son lait à un groupement de producteurs à quelques kilomètres de son exploitation. Céline transforme tout le lait de ses chèvres en fromages et les vend, directement aux consommateur.rice.s, à cinq km de la ferme, sur les marchés,et dans des magasins de producteurs, et via un drive fermier : "Pour nous, c’est important car on a le retour direct de la clientèle. Et on valorise mieux nos produits car on paye moins d'intermédiaires et peu de frais de transport."
"Les femmes s’efforcent de développer de nouvelles activités, de diversifier les sources de revenus, pour de limiter les risques." ajoute la coordinatrice du Civam, Sixtine Priou.
"C’est relativement stressant d’être dépendants de la météo pour assurer nos récoltes, confie Anne-Charlotte, il faut chercher d’autres débouchés, ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier" . La cultivatrice a décidé de développer un atelier de transformations de boissons végétales (épeautre, avoine, soja) qui sera opérationnel cet été : "Toutes seront vendues en circuit courts, comme bientôt les productions agricoles brutes de la ferme." Un nouveau débouché posssible grâce à l'arrivée sur l'exploitation de son mari qui s'apprête à quitter son emploi de salarié.
Femmes dans un milieu d’hommes
"Les femmes peuvent rencontrer des difficultés liées à leur genre. Ce qui peut freiner ou conditionner leur installations", explique Sixtine Priou. Par exemple, au moment d’emprunter, la banque leur demande comment elles envisagent d'élever des vaches seules. C’est ce que démontre le rapport réalisé par le CIVAM, à travers les témoignages de 150 paysannes.
Une fois installées, les femmes doivent souvent s’imposer pour exister, pour être reconnues, dans un monde encore très masculin. Anne-Charlotte, elle, a eu de la chance : dès que j’ai pris la relève de mon père, il disait tout de suite à nos interlocuteurs, il faut voir avec ma fille. C’est elle la cheffe. Il a fait en sorte que j’endosse ce rôle."Oui j’ai eu le droit à des regards interrogateurs sur ce que j’allais pouvoir faire en tant que femme…Mais aujourd'hui, j’ai le sentiment d'être respectée. On me parle comme aux autres. Parfois même des voisins agriculteurs me félicitent pour ce que je fais."
Mais les deux autres agricultrices n’ont pas vécu la même expérience : "au début,comme partout, il faut faire ses preuves, explique Anne-Marie, l’éleveuse de vaches laitières. Lorsque j'ai repris l'exploitation en 2012, le marchand de bestiaux continuait de négocier avec mon père. Au fur et à mesure, la situation a changé. Au bout d’un an, il m’a avoué, je trouve que je vous vous débrouillez vraiment très bien !" Mais, comme beaucoup d’autres agricultrices, elle a longtemps entendu les représentants en matériel demander : "il est ou le patron? J’avais un salaire pendant mon congé maternité qui leur répondait : vous n’êtes pas prêt de revenir !"
Globalement, Anne-Marie Lelièvre se sent pleinement respectée, par ses voisin.e.s éleveur.se.s, comme dans les assemblées professionneles dans lesquelles elle siège.
Céline, l’éleveuse de chèvres, est catégorique : "on subit du sexisme. Quand un représentant commercial arrive, si je suis avec mon frère ou un ami, il s’adresse systématiquement à l’homme et demande “il est là le patron? Dans ces cas-là, je fais répéter plein de fois, ou je dis non il est pas là ! C’est moi. Il comprend alors qu’il s’est trompé, et la fois d'après il ne repose plus la question."
Elle tient à raconter : "voici de petits exemples du sexisme ordinaire, que nous subissons : une femme va acheter un tracteur. Et le commercial lui montre une vitrine avec des modèles réduits pour les enfants! Une autre veut acheter de l’acide pour sa machine a traire dans une coopérative agricole. On lui répond "non ici on vend que du matériel pour les professionnels"...Nous vivons jour après jour des situations qui nous dérangent, nous mettent mal à l’aise, voire nous font violence. On nous renvoit sans cesse à notre seul statut de femme et non d’individu autonome."
Et Céline insiste : "en tant que nanas on a du mal à s’engager politiquement, dans les syndicats et les institutions agricoles car dans les réunions, on ne nous laisse pas la parole. Et du coup, les femmes ont peur de mal formuler les choses. Moi au début, je n’osais pas parler. Maintenant je tape avec mon stylo sur la table pour m’exprimer, même si j’ai encore peur d’etre jugée car je suis une femme. Mais il faut qu’on ose ! Il faut prendre notre place car on ne nous la donnera pas!e
En Ardèche, les agricultrices s’entraident. Elles mènent ensemble une lutte solidaire de tous les instants : "dans certaines réunions de la confédération paysanne, maintenant, quand une femme se fait couper la parole on intervient pour qu’elle puissse s’exprimer". Céline organise même des réunions féministes avec d’autres femmes agricultrices : pour parler de toutes situations qu’elles rencontrent, se donner des techniques de reparties, pour ne rien laisser passer : "comme ça, on se sent plus fortes et on avance. "
Une bande dessinée contre le sexisme dans le monde agricole
Il y a quelques mois, dans la tête de Céline a germé, l’idée d’une bande dessinée pour bousculer les mentalités sexistes dans le monde de l’agriculture : "Il est où le patron?"
Cette BD, qui sera publiée en avril prochain, Céline l' a réalisée avec quatre autres paysannes : bergère, éleveuse, apicultrice et maraîchère, et une dessinatrice, ayant elle-même suivi une formation agricole .Les histoires relatées, les scènes dessinées, les six autrices les ont vécues elle mêmes, et puisées dans les témoignages de nombreuses paysannes, recueillis dans diverses régions : "on n’a pas la prétention de représenter tout le monde agricole, mais on a voulu donner la parole à toutes ces agricultrices françaises qui souffrent de sexisme. "
Cette BD raconte le quotidien de trois héroïnes pendant les quatre saisons, à travers leurs experiences de sexisme et leur évolution féministe.L'une va reprendre une ferme caprine, l’autre a un élevage de brebis avec son mari et découvre les réunions féministes. La troisième est apicultrice. Céline et ses acolytes sont portées par un vœu : "on espère qu’après avoir lu cette BD, les femmes se sentiront plus fortes et moins seules, y trouveront des pistes de réflexion et d’émancipation. Et que celles qui ont le sentiment de ne pas avoir de problèmes sexistes, ouvriront les yeux. On veut que tout le monde réalise que ce que ces femmes vivent, est lié à leur statut de nana dans un système patriarcal."
En quête de temps libre et de projets pour l’avenir
Combatives, constructives et pragmatiques, ces trois femmes paysannes vivent modestement, entre 1000 et 2000 euros par mois, sans s’en plaindre : "on ne le vit pas comme un sacrifice, précise Anne-Charlotte. On a jamais été dépensier.e.s.
"Quand on travaille tout le temps, on n’est pas tenté.e et mes enfants ne manquent de rien sourit Anne-Marie qui ne prend que cinq jours de vacances par an, en confiant l'exploitation à un salarié d'un groupement d'agriculteurs : "les vacances ne me manquent pas. C’est le prix de ma liberté"... Mais, c’est une exception. Beaucoup des jeunes agricultrices aspirent à avoir plus de temps libre que leurs ainé.es : "je rêve de plus de trois trois semaines de vacances, pour aller voir nos ami.es, explique Céline, car à force , on est complètement désocialisées. On a déjà embauché une personne, et on cherche un troisième associé ."
"Le but ce n’est pas d'être esclave de mon exploitation", ajoute Anne-Charlotte, la cultivatrice, qui elle s’octroie cinq semaines. On va bientôt pouvoir en prendre plus, quand mon mari me rejoindra sur la ferme, d'ici cet été."
Toutes les trois s’adaptent en permanence à leurs difficultés, s’efforcent d’anticiper leur avenir, de s’inscrire dans un cercle le plus vertueux possible. L'objectif de Céline, l’éleveuse de chèvres : "passer moins de temps à la commercialisation de nos fromages de chèvre, en arrêtant de travailler avec un des deux magasins de producteurs ou passer en mono traite plus tôt,au début de l'été. Mais ce sont des paris financièrement risqués."
La préoccupation d’Anne-Marie, l'éleveuse de vaches laitières c’est de s'adapter au réchauffement climatique qui s'accompagne d'hivers plus humides et d'étés de plus en plus secs : "on doit emmener les vaches paître très loin pour qu'elles aient de l’herbe. Mon père m'aide mais cela ne va pas durer. Je réflèchis à une salle de traite mobile qui suivrait le troupeau. Et je n'exclue pas non plus de devoir diversifier l'acitivité de la ferme."
Portée par ces convictions environnementales, Anne-Charlotte, la cultivatrice de céréales, veut donner encore plus de sens à son retour à la terre. Avec son mari, elle projette d'accueillir des porteurs de projets (maraichers, bergers, arboriculteurs), pour créer des synergies humaines et techniques. Son ambition : "créer des emplois, s’entraider, avancer à plusieurs vers un objectif commun, aboutir à un nouveau modèle agricole, plus valorisant. "
Quels sont les visages de l’agriculture d’aujourd’hui ? Pour les découvrir, cliquez sur un point, zoomez sur le territoire qui vous intéresse ou chercher la commune de votre choix avec la petite loupe. Bonnes balades au cœur du monde paysan.