Agriculteurs en colère : Pourquoi la crise "va durer encore une ou deux décennies"

Depuis quarante ans, le sociologue Frédérick Lemarchand étudie le monde agricole et le syndicalisme agricole. Ce chercheur à l'université de Caen n'est pas surpris par le mouvement qui secoue le monde paysan : "Les agriculteurs se croient protégés par un modèle productiviste qui les asservit".

Frédérick Lemarchand, vous êtes un spécialiste du monde rural. Depuis le début de cette crise, on dit souvent "les agriculteurs". Peut-on vraiment parler ainsi de cette corporation ?

Non, ce n'a pas de sens de dire "les agriculteurs" parce qu'il y a plusieurs modèles agricoles. À ce titre, la Normandie est assez représentative du clivage qui existe au niveau national. Nous avons d'un côté des gens qui revendiquent une agriculture paysanne et de l’autre, un modèle agricole productiviste, qui a été mise en place par l’État dans les années 60.

Il faut regarder la topographie : le système productiviste se retrouve dans la plaine de Caen qui ressemble à la Beauce, comme l'Eure. Dans l'Orne et dans la Manche persiste un modèle avec des petites exploitations de polyculture élevage.

Pourquoi le mouvement est-il moins fort en Normandie que dans le sud de la France ?

C'est compliqué à dire parce que je ne pense pas qu'on puisse expliquer les comportements par la région, le climat ou la nature du sol ! Il n'y a pas moins de ressentiments chez les agriculteurs en Normandie qu'ailleurs parce que le modèle est très uniforme. La politique agricole se décide à Bruxelles. Elle est traduite dans le droit français et dans les réglementations nationales. Les mêmes problèmes se retrouvent partout.

C'est d'ailleurs une difficulté dans cette crise. Les agriculteurs s'adressent à des représentants nationaux. Mais tout part de la commission européenne et du Parlement européen.

Dans cette crise, pourquoi  les agriculteurs ne font-ils pas front commun ?

Historiquement, les premières crises et la division datent du milieu des années 70 avec le premier choc pétrolier en 74 et la sécheresse de 1976. Des dissidents dans les FDSEA, (le syndicat majoritaire, NDLR) décident alors qu'il faut sortir du modèle productiviste. Ce sont les prémices de ce qui va devenir la Confederation Paysanne.

Aujourd'hui, la Coordination rurale, classée plus à droite, semble gagner en influence sur le terrain. On remarque aussi une mobilisation d’agriculteurs qui ne sont pas affiliés à des syndicats.

Les agriculteurs ont toujours eu le devoir d'être représentés et de s’organiser face à l’État ou pour l'Etat - ça dépend de quel côté on se place. Mais la montée des populismes est une tendance dans la société comme l'auto organisation des citoyens et leur capacité à produire leur propre vérité. Ça rejoint le mouvement des gilets jaunes. Aujourd'hui, on risque d'assister à des formes d’organisation autonomes violentes, peut-être antidémocratiques, antiparlementaires qui rejoindront la cohorte des mouvements populistes. Cela épouse le paysage des forces politiques au niveau national.

Quand on est fatigué, quand on est au bout à bout d’un système, et quand on ne comprend pas ce qui arrive, la violence est malheureusement la première réponse qui se présente pour essayer d’exister et de dire : on est là.

Frédérick Lemarchand

Sociologue, professeur à l'université de Caen

Cette crise va-t-elle redéfinir les rapports de force entre les syndicats  ?

Il y a un éclatement des grands centres de pouvoir, de l'Etat, de tout ce qui était source de légitimation. Le syndicat FNSEA qui est très vertical, à la soviétique va nécessairement affronter des velléités locales, des formes de réorganisation. Ce mode d’organisation a sans doute fait son temps.

Je travaille sur l’histoire du syndicalisme agricole depuis quarante ans. Les jeunes agriculteurs productivistes se sont toujours sentis protégés par un système qui en réalité les asservit et les manipule à force de communication et de lobbying.

C’est un syndicat qui a beaucoup de moyens pour produire des récits, pour rendre le machinisme désirable. Mais tout cela a un coût et ces jeunes agriculteurs sont pressurisés par un système qui les opprime. Ils commencent peut-être à en prendre conscience.

Sur quoi peut déboucher cette crise ?

Des gens qui peuvent encore gagner encore dans ce système vont défendre des thèses libérales, et essayer d’entraîner les autres dans leur sillage.

Des gens exténués qui ne comprennent plus ce qui leur arrive qui vont plutôt constituer le vivier des populismes avec des formes de revendication violentes.

Et puis, il y a une force de gauche qui est travaillée par ses propres contradictions. La gauche progressiste espère encore dans le progrès technique. La gauche plus écologique et plus radicale veut réinventer une société tout entière.

C’est aussi complexe que ça. 

L'effondrement du système productiviste est prévisible pour des raisons écologiques : quand on n'aura plus de pétrole et de matériaux pour faire tourner tout ça, on va devoir faire mieux avec moins.

Frédérick Lemarchand

Sociologue, professeur à l'université de Caen

La question c’est de savoir quel tournant va prendre la société tout entière. Est-ce qu’on va aller vers une montée des populismes ? Et là, ce sera du temps de perdu. Est-ce qu'on peut aller vers un nouveau contrat social autour des valeurs républicaines avec une prise en compte des questions écologiques qui soit à la hauteur des enjeux ?

On est à la croisée des chemins, mais cette crise va durer encore longtemps probablement une ou deux décennies.

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