Glyphosate. Des agriculteurs témoignent : "L'interdiction doit aller avec un changement global du modèle agricole"

Alors que les Vingt-Sept doivent voter en novembre pour ou contre le renouvellement de l'autorisation du glyphosate jusqu'en décembre 2033, nous avons demandé aux premiers concernés ce qu'ils en pensaient. Qu'ils pratiquent une agriculture conventionnelle, biologique, intégrée ou encore de conservation, six agriculteurs normands ont accepté de s'exprimer.

En novembre 2023, les Vingt-Sept États membres de l'Union européenne devront à nouveau s'exprimer sur le renouvellement ou non de l'autorisation du glyphosate pour une période de 10 ans supplémentaires. Et ce, après l'échec d'un premier vote conduit le 13 octobre 2023 pour lequel la France et l'Allemagne s'étaient notamment abstenues.

Classé par l'OMS comme "cancérogène probable"

Substance active présente dans plusieurs herbicides afin d'éliminer les plantes indésirables, et la plus utilisée en France et dans le monde, le glyphosate est considéré, depuis 2015, par l'OMS, comme un "cancérogène probable".

En 2017, Emmanuel Macron avait promis d'interdire le glyphosate d'ici à 2021. Une promesse rapidement enterrée. Même si, en 2018, la France s'est engagée dans un plan d'action global pour la sortie du glyphosate. Depuis 2017, les collectivités ne peuvent plus utiliser le glyphosate pour l'entretien des espaces verts. Il est également banni des jardins privés depuis 2019 et de l'ensemble des lieux de vie depuis le 1er juillet 2022. Mais il est toujours autorisé pour l'agriculture, bien que son utilisation soit plus encadrée (limitation des conditions d'emploi et des doses par hectare notamment).

Nous avons demandé à six agriculteurs normands ce qu'ils pensent de cette prolongation potentielle de l'utilisation du glyphosate jusqu'en décembre 2033.

"On est obligés d'en utiliser un peu"

Les agriculteurs favorables à un renouvellement de l'autorisation avancent tous le même argument : il n'existe pas, à ce jour, d'alternative aussi efficace que le glyphosate pour éliminer les mauvaises herbes. "Quand il y aura une solution alternative, ok. Mais on ne peut pas nous interdire quelque chose si on n'a pas une solution à nous proposer derrière", estime Philippe Marie. Cet éleveur de vaches laitières est aussi producteur de pommes, et cultivateur de blé à Vaux-sur-Aure (Calvados) depuis 2004, et responsable lait à la Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles (FDSEA) du Calvados. 

L'homme de 56 ans pratique l'agriculture conventionnelle, soit la technique de culture la plus répandue (plus de 93% des terres cultivées en France en 2018) qui utilise des intrants chimiques. Il déclare utiliser, "avec parcimonie", de "faibles quantités" de glyphosate "en curatif et jamais en préventif", et avoir réduit de moitié les traitements de ses pommiers depuis 20 ans.

Mais il considère qu'il ne peut s'en passer complètement. Selon lui, il n'y a par exemple qu'un peu de glyphosate qui "arrive à stopper les ray-grass résistants". 

Même constat pour Anne-Marie Denis, en polyculture-élevage à Saint-André-de-Messei (Orne), avec son mari et son fils, et présidente de la Fédération régionale des syndicats d'exploitants agricoles (FRSEA) de Normandie. En "agriculture conventionnelle et raisonnée", Anne-Marie Denis assure utiliser "50% moins de glyphosate qu'il y a dix ans", principalement pour des raisons économiques, mais aussi parce que "les pratiques évoluent". 

Mais il lui semble aujourd'hui "mission impossible de supprimer complètement le glyphosate". Selon l'agricultrice de 60 ans, il y a "de plus en plus de plantes invasives dans nos campagnes", et comme "on nous conseille de faire de plus en plus de culture sans labour, on est obligé d'en utiliser un peu".

"Je me poserai la question d'arrêter l'agriculture"

Le sans labour, Geoffroy de Lesquen, agriculteur dans la plaine de Caen, le pratique depuis huit ans qu'il est entré dans l'agriculture de conservation après le même temps en conventionnelle. L'agriculture de conservation implique de ne pas travailler le sol et de le couvrir presque en permanence avec un couvert végétal. 

Lorsqu'il veut planter son blé, son orge ou encore son lin, l'agriculteur doit retirer le couvert végétal. Puisqu'il ne laboure pas, "pour ne pas tout remettre à zéro", l'agriculteur de 51 ans estime que "le seul moyen de détruire le couvert végétal est le glyphosate". "Je mets entre 1,5 et 2 litres de glyphosate par hectare 48h avant de planter mon blé et ça met 15 jours à trois semaines à agir. Il n'y a aucun contact entre mon grain de blé et le glyphosate", détaille-t-il.

"Si on interdit le glyphosate en novembre, je me poserai la question d'arrêter l'agriculture", lance Geoffroy de Lesquen. "L'idée n'est pas de faire open bar sur le glyphosate, mais d'en utiliser un peu quand on en a besoin. [..] Comme tout produit chimique, ce n'est pas anodin, il faut être clair. Mais tout est une question de dosage et d'utilisation", estime celui qui se dit prêt à adopter "dès demain" un produit de biocontrôle aussi efficace que le glyphosate s'il se présentait. "Mais aujourd'hui ça n'existe pas."

Des alternatives agronomiques

Certains agriculteurs considèrent pourtant que des alternatives au glyphosate existent. "C'est vrai que le glyphosate n'est pas cher et pratique, mais il est dangereux. Peut-être pas plus que d'autres herbicides, mais tant qu'on ne l'interdira pas, on n'en sortira pas", considère Laurent Leray, producteur de lait en agriculture conventionnelle, installé à Passais Villages (Orne) depuis 1984 et membre de la Confédération paysanne. 

S'il dit "ne plus en utiliser depuis des années" ou de "manière sporadique et spécifique" sur des problèmes de liserons sur des chaumes, il explique avoir recours au labour et comprendre que les agriculteurs qui pratiquent le sans labour aient du mal à se passer de glyphosate.  

La Confédération paysanne défend une sortie progressive des pesticides et considère le glyphosate comme "un des instruments majeur et structurel du système agricole productiviste et industriel tel qu'il s'est imposé à de nombreu.se.x paysan.ne.s dans les dernières décennies". 

Il faut accompagner les agriculteurs vers des alternatives, qui ne peuvent être qu'agronomiques et pas chimiques, et qu'il y ait une politique de soutien à l'agriculture biologique.

Laurent Leray, producteur de lait en agriculture conventionnelle (Orne)

Parmi les solutions agronomiques, il cite notamment "l'allongement des rotations", "la diversification des cultures" et "le désherbage mécanique". 

"Plus on diversifie, plus on casse le cycle des prédateurs"

Agriculteur installé à Coudres (Eure) depuis 1990 et membre de la Confédération paysanne, Jean-Bernard Lozier a testé plusieurs modèles. Agriculture conventionnelle "mais raisonnée" pendant quelques années. Agriculture de conservation ensuite. Un modèle qu'il a rapidement abandonné. "À l'époque, je remplissais ma camionnette de bidon de glyphosate. Ça me posait un problème que mon système tienne uniquement sur un socle chimique. Je me suis dit que le jour où il n'y aurait plus de glyphosate, mon système ne fonctionnerait plus", se souvient-il.  

Depuis l'an 2000, Jean-Bernard Lozier s'est donc converti à l'agriculture intégrée. Une agriculture qui demande d'être le moins dépendant possible aux intrants extérieurs (engrais et pesticides notamment) et d'avoir "une incidence négative sur l'environnement la moins forte possible tout en ayant une activité économique viable. C'est l'idée d'une agriculture paysanne, familiale, transmissible, durable, avec un projet social", explique-t-il. 

Il pratique ainsi la rotation des cultures autour de 7 à 10 cultures (blé, orge, colza, pois, féveroles, lin, sorgho, maïs, lentilles, tournesol) qui reviennent sur la même parcelle tous les 8-9 ans (sauf le blé qui revient plus souvent).

Plus on diversifie, plus on casse le cycle des prédateurs, des insectes, des maladies, et des mauvaises herbes.

Jean-Bernard Lozier, membre de la Confédération paysanne

Il s'est également engagé à couvrir son sol 11 mois sur 12. Un couvert végétal qu'il laboure "mais peu profondément" avant de semer. Il croit fermement aux alternatives agronomiques au glyphosate. 

"L'idée était de réduire de 50% l'utilisation de la chimie. Aujourd'hui, je suis à moins 80%", déclare-t-il. L'agriculteur de 66 ans reconnaît avoir cependant utilisé "un peu de glyphosate" en 2023 et en 2022 pour la culture du lin qu'il pratique sous contrat. "Cet été, un tiers des cultures de lin en Normandie n'a pas pu être récolté, car il était trop court donc j'ai mis du glyphosate pour pourvoir récolter mon lin". 

Jean-Bernard Lozier reconnaît "une faiblesse de [s]a part", qu'il aurait pu essayer une solution mécanique plutôt que le glyphosate, mais qu'il a "utilisé la solution de facilité, car [il] étai[t] moralement atteint". Mais "ça faisait 20 ans que je n'avais pas utilisé de glyphosate", assure-t-il. 

Moins de rendements, quelles conséquences ? 

Pour Geoffroy de Lesquen, "il ne faut pas opposer les différents systèmes d'agriculture. Ils existent et ils doivent vivre ensemble". Selon lui, en agriculture de conservation, il utilise certes un peu de glyphosate, mais grâce à sa couverture végétale, il piège du carbone, et a baissé sa consommation de gasoil de "40%". "En agriculture bio, ils utilisent par exemple plus de fuel qu'en conventionnel", fait-il remarquer. 

Un argument rejeté par Olivier Navé, qui a repris en 2022 une ferme biologique à Bois-l'Évêque (Seine-Maritime) avec deux autres personnes. Pour l'agriculteur de 39 ans, membre de la Confédération paysanne, il faut faire "une comparaison globale" car "le glyphosate a un coût énergétique et environnemental énorme". Selon son syndicat, "les conséquences néfastes pour l'environnement et les ressources naturelles" du glyphosate entraînent aussi des "surcoûts considérables, notamment de dépollution".

Dans leur ferme biologique de Bois-l'Évêque, les trois agriculteurs cultivent des pommiers à cidres qu'ils transforment intégralement, des cultures diversifiées, dont de l'orge qu'ils transforment en bière, et des cultures valorisées en direct. Ils pratiquent la rotation des cultures (9 cultures chaque année sur 12 parcelles, dont 3 utilisées pour la culture de luzernes afin d'enrichir le sol et 9 pour les cultures moissonnées et récoltées). Mais aussi la culture associée certaines années, de lentilles et d'épeautre par exemple. 

Se passer de glyphosate, pour Anne-Marie Denis, c'est "accepter d'avoir 50% de production de moins dans vos champs [...] Je connais la difficulté des agriculteurs bio, ce n'est pas si simple. Il faut qu'il y en ait et les protéger, mais il faut qu'il y ait une production conventionnelle. On a le devoir de nourrir le peuple. Et le consommateur veut manger à pas cher", observe-t-elle. "Comment nourrir une population qui augmente avec moins de produits ?"

Si on accepte un peu de mauvaises herbes, des insectes, de la maladie, on accepte d'avoir des rendements moindres.

Jean-Bernard Lozier

"Si on accepte un peu de mauvaises herbes, des insectes, de la maladie, on accepte d'avoir des rendements moindres", concède Jean-Bernard Lozier. Mais "on a largement de quoi nourrir le monde et pourtant, les gens meurent de faim. Donc le problème, ce n'est pas la production, mais la répartition. Aujourd'hui, on gaspille 30% de notre production mondiale", souligne celui qui pratique l'agriculture intégrée. En 2020, le gaspillage alimentaire a été estimé à 8,7 millions de tonnes en France

"On a assez souvent des rendements inférieurs en agriculture bio, mais ils me paraissent suffisants pour avoir une activité économique viable et nourrir la planète", abonde Olivier Navé.

Les risques pour la santé

Mais selon Olivier Navé, "il ne faut pas jeter la pierre à l'agriculteur conventionnel" qui n'a "pas d'accompagnement" pour se passer du glyphosate alors qu'"il y a assez d'études qui ont montré qu'il y a un risque important sur l'environnement et la santé humaine".

Le glyphosate a été classé, en 2015, comme "cancérogène probable chez l'homme" par le Centre international de recherche sur le cancer de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS). En 2021, une étude de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a conclu à une "présomption moyenne" de lien entre l'utilisation du glyphosate et les lymphomes non hodgkiniens chez les professionnels.

En juillet 2023, l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a indiqué n'avoir pas identifié de "domaine de préoccupation critique" chez les humains, les animaux et l'environnement susceptible d'empêcher l'autorisation de l'herbicide, tout en reconnaissant un manque de données. 

En mai 2022, l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) a conclu "à nouveau que la classification du glyphosate en tant que cancérogène n’est pas justifiée". Les études de ces deux agences réglementaires sont vivement critiquées par les associations de lutte contre les pesticides de synthèse. En 2022, Générations futures déplorait que l'ECHA se soit "appuyée unilatéralement sur les études de l’industrie" pour rendre ses conclusions. 

"Des dangers probables, j'en vois partout, ça ne me certifie rien du tout", estime Anne-Marie Denis en référence au rapport de l'OMS de 2015. "Je n'ai jamais appliqué de traitement personnellement, ni été élevée dans une ferme où on traitait, et pourtant, j'ai eu un cancer", lance l'agricultrice.

"Il faut que nos concitoyens comprennent qu'on est des pro formés à l'utilisation des produits chimiques", souligne Geoffroy de Lesquen. "Comme dans d'autres secteurs, il y a des risques donc il faut se protéger contre ça", observe quant à lui Philippe Marie, qui se dit "perdu" entre toutes les études. "On met des gants, des combinaisons, des lunettes", énumère-t-il. "Quand vous travaillez à la centrale de Flamanville, vous n'y allez pas comme ça", ajoute l'agriculteur. 

"Changer le système de production"

Les agriculteurs favorables à une prolongation de l'utilisation du glyphosate craignent qu'une suppression de l'autorisation de la substance active dans l'Union européenne n'induise l'importation de produits étrangers traités. "Si on est plus autosuffisant, on va importer des produits qui sont traités avec toutes les matières actives qu'on interdit et à des dosages bien supérieurs", prédit Geoffroy de Lesquen. 

"Il vaut mieux qu'on soit en circuit court, qu'on consomme ce qu'on produit nous, mais avec de la chimie encadrée et restreinte au maximum, plutôt que d'aller acheter des produits étrangers traités à grands coups de pesticides", souligne l'agriculteur de la plaine de Caen. 

Olivier Navé rejette en bloc cet argument. "On ne sera pas obligé d'importer. C'est illogique pour moi. L'interdiction du glyphosate doit aller avec un changement global du modèle agricole". Pour l'agriculteur bio, une seule solution : "Il faut changer le système de production qui ne répond plus aux impératifs environnementaux, sociétaux et de santé."

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