Isolement, anxiété, insomnies... Imposé par la crise sanitaire, le travail à distance est difficile à supporter et responsable de souffrances. Des psychologues dressent un état des lieux de la santé mentale des télétravailleurs.
Adieu open space et collègues agaçants. Dans un premier temps, la coupure avec l’environnement de travail a pu être perçue comme un soulagement. Mais après 45 jours de confinement, certains télétravailleurs commencent à trouver le temps long, en pantoufles devant leur écran d’ordinateur.
Malgré le déconfinement, prévu à partir du 11 mai, le gouvernement encourage les Français à poursuivre leurs activités professionnelles à distance. « Le télétravail doit être maintenu partout où c’est possible, au moins dans les trois prochaines semaines », a annoncé le Premier ministre Edouard Philippe, le 28 avril 2020. La raison ? Limiter le recours au transport public et les contacts, afin d’éviter tout risque de contamination.
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Je le demande aux entreprises : le télétravail doit être maintenu partout où c’est possible, au moins dans les 3 prochaines semaines. Pour les personnes qui ne pourront pas télétravailler, la pratique des horaires décalés dans l’entreprise doit être encouragée. #déconfinement
— Edouard Philippe (@EPhilippePM) April 28, 2020
Télétravail pour tout le monde
« Personne n’a eu le choix. » Marie Pezé, Docteur en psychologie et responsable du réseau de consultations de Souffrance et travail, insiste : le télétravail a été « imposé aux entreprises et aux salariés », dans l’urgence de l’épidémie de Coronavirus.Résultat : insomnies, anxiété, stress. « Toute situation non choisie est difficile à gérer et génère des souffrances psychosomatiques qui entament nos défenses immunitaires », alerte Marie Pezé.
Habituellement, avant de mettre en place un tel dispositif, employeur, salarié et partenaires sociaux se mettent d’accord pour combiner l’intérêt du travailleur et de l’entreprise. La situation inédite liée à la crise sanitaire n’a pas permis de prendre ce recul et d’évaluer les risques.
Les employés se prêtent malgré tout au jeu du télétravail. « Je n’ai pas eu connaissance de personnes renfermées dans l’oisiveté », signale le Docteur Pezé. Elle ajoute : « au contraire, les salariés sont très engagés dans un souci de faire vivre leurs entreprises ».
Les travailleurs regorgent d’inventivité et mettent en place dans l’urgence de nouveaux outils numériques pour permettre au plus grand nombre de travailler à distance. Marie Pezé parle d’ « ingéniosité de terrain » et d’ « intelligence du réel ».
Faire du chiffre et être parent
Pour travailler à la maison, quelques aménagements sont nécessaires. Il faut chambouler ses habitudes et l’espace domestique. Pendant le confinement, les travailleurs aussi parents doivent s'occuper de leurs enfants et assurer l’école à la maison. La porosité entre la vie personnelle et la vie professionnelle était déjà présente avant la crise mais depuis le confinement elle est devenue « extrême », remarque la psychologue Isabelle Kalis.
« J’ai la pression de mes chefs qui me demandent de faire du chiffre et mon rôle de mère à assurer, c'est assez lourd », Cindy, employée en télétravail
Cindy est agent de service client dans une société d’import-export au Havre. Mère d’une petite fille de deux ans et demi, elle parvient difficilement à allier vie professionnelle et vie de famille. « On reste maman à temps plein. Ma fille me sollicite continuellement », raconte l'employée de 27 ans. Elle ajoute : « J’ai la pression de mes chefs qui me demandent de faire du chiffre et mon rôle de mère à assurer, c'est assez lourd ».
La psychologue normande Isabelle Kalis, spécialisée dans la clinique du travail, pointe du doigt le « sentiment d’insatisfaction et de frustration » à ne pas pouvoir aller au bout des choses. Les personnes confinées ne parviennent pas vraiment à se rendre disponibles : ni pour leurs enfants, ni pour leur travail. « Si je m’occupe de ma fille et que je manque un appel téléphonique, ça pourrit les statistiques de l’équipe. Je suis obligée de justifier pourquoi je n’ai pas répondu », explique désarmée Cindy.
Souffrir de l’isolement du collectif
Aurélie est chargée de communication. Elle vit seule et travaille désormais à distance dans un petit appartement à Caen. Eloignée de sa famille, elle supporte difficilement l’isolement. « C’est pesant de ne voir personne. Cela me manque d’aller simplement prendre un café avec un collègue », reconnaît-elle.Créer du lien, être utile dans une équipe : le travail a un but social. « Vivre et travailler ensemble est fondamental pour l’équilibre individuel et collectif », confirme la psychologue Isabelle Kalis. Marie Pezé ajoute : « l’isolement du collectif est en train de devenir une vraie souffrance ».
« L’isolement du collectif est en train de devenir une vraie souffrance », Marie Pezé, Docteur en psychologie
Un geste de la main près de la machine à café ou un regard après une réunion, pour Isabelle Kalis, les codes corporels sont essentiels pour bien faire son travail. « Tous ces aspects informels et non verbaux ne sont plus captés », souligne la psychologue. Pendant le confinement, les réunions se poursuivent en audio ou visioconférence mais elles sont « désincarnées », précise-t-elle.
Animés par l’envie d’être ensemble, les collègues trouvent des astuces numériques pour conserver du lien. « A distance, les travailleurs maintiennent le collectif et se soutiennent » en constituant des groupes de paroles, via des messageries en ligne, constatent les deux psychologues.
Boulot-dodo
Les travailleurs confinés enterrent le triptyque « métro-boulot-dodo ». Les déplacements pour rejoindre le lieu de travail ont disparu. Cindy, agent de service client, avait l’habitude de rentrer chez elle à pied après une journée de travail, « pour faire une coupure et évacuer le stress de la journée », explique la Havraise.La psychologue Isabelle Kalis le souligne : « il n’existe même plus de temps de transition, de sas spatio-temporel pour se plonger dans un autre environnement ». Elle précise : « ce temps de décompression a pourtant une importance psychique ».
Lacher du lest
Pour avoir une bonne santé mentale, Isabelle Kalis recommande de structurer la journée de travail, en tentant de séparer le temps dédié aux tâches professionnelles et celui destiné aux autres occupations.Le retour sur le lieu professionnel doit se faire « en douceur », explique la psychologue. Les journées doivent être raccourcies. « Il faut laisser le temps au psychisme de retrouver ses marques et de se faire aux nouvelles habitudes », conseille-t-elle.
Un seul mot d’ordre pour la spécialiste de la souffrance au travail, Marie Pezé : « il faut lâcher du lest et essayer de ne pas culpabiliser, même si un dossier n'est pas bouclé ».