Ségur de la santé : les diagnostics et prescriptions des soignants en Normandie, en 6 points

La concertation débute ce lundi et durera sept semaines. Au menu : conditions de travail, rémunération, gouvernance. Alors qu'ils sont "en première ligne" face au Covid-19, que préconisent les chefs de service, médecins et infirmiers en Normandie ? Quand le terrain parle ... 

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Le système de santé souffre et ce n'est pas nouveau. Depuis des années, le personnel hospitalier prend sur lui et travaille à flux tendu. Problème d'effectifs, manque de reconnaissance salariale, déficit dans le public, concurrence du privé, le diagnostic est bien connu. 

Combien de temps, David, médecin aux urgences au CHU de Caen, a-t-il perdu à essayer de trouver des lits pour ses patients. "Je ne suis pas payé pour ça, normalement. Mon boulot, c'est de soigner des gens".
 

Combien de fois Michelle, Stéphane et Julia, tous infirmiers, ont-ils dû renfiler leur blouse blanche pour remplacer un.e collègue, en arrêt-maladie, alors qu'ils étaient en congé ?
 

Le plus frustrant ? Tout repose sur la bonne volonté et la conscience professionnelle des équipes. Ils savent bien qu'on ne fermera pas la boutique et qu'on ne laissera jamais mourir quelqu'un. L'hôpital tient bon grâce à cet état d'esprit et au dévouement du personnel. Thomas Delomas, Chef de service des urgences de Saint-Lô


Combien de fois les urgentistes ont-ils tiré la sonnette d'alarme, avec des grèves à répétition ? Ils ont tout essayé pour se faire entendre.

1200 médecins chefs de service ont même signé des lettres de démission. Acte symbolique, car ils continuent de soigner mais ils refusent de remplir leurs missions administratives. C'était en février dernier. Quelques jours avant l'arrivée fracassante du Covid 19.

 
Depuis, les citoyens ont applaudi les soignants tous les soirs à 20h. Le gouvernement les félicite à coup de primes et de médailles. Mais personne ne peut ignorer que le malaise s'avère bien plus profond et nécessitera un traitement de choc.

D'où cette idée de Ségur de la santé, qui commence aujourd'hui. Cette concertation, lancée par le gouvernement et pilotée par l’ancienne secrétaire générale de la CFDT Nicole Notat, devrait aboutir avant mi-juillet, à une "refondation du système de santé" français.
 


Priorité 1 : combler "les trous dans la raquette" côté effectif


Dans les services, les effectifs se réduisent comme peau de chagrin. Quand Julia, puéricultrice en réanimation pédiatrique, a commencé il y a 11 ans, il y avait sur le tableau de service quatre infirmières et trois aides-soignantes. Aujourd'hui, ils ne sont plus que quatre (trois infirmières et une seule aide-soignante), la nuit. Prime nocturne payée 1.07 euros de l'heure. Soit 10 euros.

A tous les étages des hôpitaux, on déplore un manque de moyens humains, qui a forcément un impact sur la prise en charge du patient. Stéphane, infirmier aux urgences de Saint-Lô, explique :
 

On essaie de nous faire croire qu'on peut faire aussi bien, avec moins, mais c'est faux. Aux urgences, on a de plus en plus de patients et moins de personnel. Le matin, notre hantise, c'est de passer à côté d'une urgence vitale, à cause d'un défaut de surveillance. 

 


Depuis des années, les urgentistes du Smur subissent une pénurie de médecins. A Cherbourg, on en compte 11, alors qu'il devrait y en avoir 27, par exemple. Et le phénomène s'étend sur tout le département, avec des répercussions immédiates : 

"Faute de bras, on a dû désarmer transitoirement des SMURs dans la Manche, c'est un vrai problème. Jusqu'à présent, c'était lié au manque de médecins. On a d'ailleurs recours à l'intérim. Mais on commence aussi à manquer d'infirmiers et c'est inédit", précise Thomas Delomas, chef de service des urgences à Saint-Lô.

Les services fonctionnent sans filets ni marge de manoeuvre. Economie par-ci, restrictions budgétaires par là, les arrêts-maladies et les congés maternités ne sont pas remplacés. Résultat : le personnel soignant est régulièrement rappelé sur ses jours de repos pour combler "les trous dans la raquette", au niveau du planning. 

 



Alors les congés s'accumulent, au point de ne plus pouvoir les prendre. Julia, puéricultrice en réanimation pédiatrique, indique "Je vais me retrouver avec 15 jours à poser sur les trois derniers mois de l'année et ça va être très compliqué. Je ne vais pas dire à mes collègues, je pars deux semaines, débrouillez-vous, sachant que nous sommes tous dans cette situation.

On ne va pas nous les payer , mais on nous dira de les mettre sur un compte épargne temps. Et on ne sait jamais quand nous pourrons les prendre. Moi, j'ai envie de passer ce temps avec mes enfants.


 


Et la remise en cause des 35 heures ? Pour Stéphanie, infirmière au centre hospitalier de l'Aigle dans l'Orne, ce n'est pas la solution.
 

Nous demandons surtout des recrutements. Plus de collègues, plus de lits, plus de considération pour les soignants et les soignés. L'humain d'abord et pas la rentabilité. Parfois, lorsqu'on me demande ce que je fais dans la vie, je ne dis pas où je travaille, tellement j'ai honte. Nous n'avons même pas le temps d'écouter les gens car nous ne sommes pas assez nombreux et nous n'avons pas assez de matériel.

2 - Revaloriser les salaires du personnel de santé. 

Après vingt trois ans de service, Stéphane, infirmier gagne hors primes 2200 euros net. Doté d'un bac +3, un jeune diplômé commence à 1500 euros. Une ASH, agent de services hospitaliers, touche 1150 euros/mois environ. Comme l'indique ce tableau, La France figure en queue de peloton en terme de rémunération.


Un infirmier hospitalier français perçoit une rémunération inférieure de 6 % au salaire moyen, alors que les soignants espagnols gagnent 29 % de plus que la moyenne nationale.


Au sein de l'OCDE, la France se classe 28ème sur 32 et seuls quatre pays font pires en la matière, parmi lesquels la Suisse (-14 %) et la Lituanie (-26 %).
 

Infographie: Salaires : où se situent les infirmières par rapport à la moyenne ? | Statista Vous trouverez plus d'infographie sur Statista


Dans un entretien aux Échos, Martin Hirsch, président l’AP-HP (Assistance publique - Hôpitaux de Paris), estime la remise à niveau pour les paramédicaux « de l’ordre de 15 à 20 % »

"C'est un minimum", estime Thomas Delomas. "Si nous percevons entre 200 et 300 euros, ça ne serait pas une aberration", précise son collègue infirmier, Stéphane. "J'y crois pas, précise Julia, infirmière en réanimation,  je table plutôt sur 150 euros, ça me paraît plus réaliste."

 


3 - L'enjeu ? Rendre attractif l'hôpital public pour éviter la fuite des cerveaux

Ce n'est pas un caprice, d'autant que les chiffres parlent d'eux-mêmes, les soignants hospitaliers ne sont absolument pas des privilégiés. Avant de pouvoir être titularisés, les infirmiers doivent d'abord passer par la phase "contractuelle", qui précarise la profession.

 


Si l'hôpital public n'est pas en mesure d'attirer les candidats, les meilleurs iront ailleurs. Et c'est déjà observé chez les médecins. A la sortie de l'internat, les jeunes sont tentés par l'intérim ou le privé.

"C'est beaucoup plus rémunérateur et il y a moins de contraintes. En intérim, si on ne veut pas travailler le dimanche, on ne travaille pas le dimanche, idem pour les vacances et Noël.

Il n'y a pas cette obligation de service qui nous contraint à venir sur nos jours de congés pour simplement éviter que nos collègues galèrent. On veut quoi à l'arrivée : une médecine à deux vitesses ?"
demande Thomas Delomas.

Et c'est tout le risque. Si demain, les conditions de travail ne s'améliorent pas, si les salaires ne sont pas valorisés, le privé pourra s'enorgueillir d'avoir les meilleurs soignants.

Le centre hospitalier d'Alençon a lui aussi beaucoup recours aux intérimaires. "De plus en plus" indique Pascal Lamarche, secrétaire départemental de la CGT santé.

Il manque une quarantaine de paramédicaux et une cinquantaine de médecins. On doit faire appel à des retraités pour répondre au besoin, mais aussi surtout aux intérimaires qui plombent le budget. Ici, nous sommes à environ 5 à 7 millions de déficit par an, 35 à 45 millions en cumulé. Il faut qu'on nous donne une bouffée d'oxygène. Il faut rendre attractif l'hôpital public pour recruter des médecins et des infirmiers et qu'on ne paye pas des intérimaires à des prix exhorbitants. 


Un dernier exemple, pendant la crise du covid, alors qu'il a énormément travaillé, un chef de service nous explique qu'il touchera une plus faible rémunération. Pourquoi ?

Parce qu'il a passé tout son temps à faire de l'encadrement, il n'a pas pu faire ses deux gardes par semaine. Et les heures supplémentaires ? "Vous rigolez, on doit se battre pour tout, elles ne seront pas payées. On aura le droit à de la récupération. C'est usant, à la longue", sourit-il.
  

4 - Public / Privé : Les mêmes règles


Dans un hôpital voisin, un professeur de médecine fustige lui aussi l'appauvrissement du public en faveur du privé. La tarification à l'activité a creusé un fossé. A tel point que tout le monde s'est réjoui de voir les ennemis jurés travailler main dans la main pendant la crise sanitaire.

Pourquoi à votre avis, les récentes lois ont toujours été favorables au privé ? Regardez l'Assemblée. Beaucoup de parlementaires sont d'anciens médecins libéraux ou venant des cliniques, s'interroge t-il à voix haute. 

Dans le public, nous prenons tous les patients, sans exception. On ne prend pas que les actes rémunérateurs. Il faudrait aménager la tarification à l'activité et faire en sorte que le public et le privé aient les mêmes règles du jeu et les mêmes obligations. 
 

 

5  - Une autre gouvernance, privilégiant "le terrain"

Ce professeur a fait toute sa carrière à l'hôpital. Il en connaît tous les rouages et s'il devait changer ne serait-ce qu'un point, il n'hésite pas à désigner :

le millefeuille administratif, c'est devenu insupportable. Vous n'imaginez pas les piles et les piles de papiers que nous devons rédiger. Nous avons à faire à des directeurs qui sortent tous de la même école à Rennes. Ce sont des technocrates, déconnectés du terrain. Leur seule préoccupation ? C'est de faire des économies.


Lui plaide pour une autre gouvernance, plus proche des soignants. "avec des médecins à la tête des hôpitaux, qui seraient accompagnés d'experts et ça ne coûterait pas plus cher, au contraire. Regardez le Canada, ils ont supprimé des strates administratives, comme les ARS. Regardons ailleurs ce qui marche"

Ce discours résonne aussi dans plusieurs couloirs hospitaliers. Marie-Astrid Piquet, professeur de médecine en gastro-entérologie et représentante du collectif Inter-Hôpitaux au CHU de Caen, plaide pour que "l'organisation de l'hôpital soit revue avec une place plus importante accordée aux soins.

Les décisions doivent être prises au plus près du terrain et non en fonction d'injonctions bureaucratiques. Parfois, on a l'impression que le but ce n'est pas de soigner mais d'être à l'équilibre économique." 


Pour illustrer la longueur du circuit de décisions, prenons l'exemple d'une infirmière, qui souhaite une formation sur un sujet qu'elle traite au quotidien.

"Elle doit faire une demande au bureau de la formation continue. Comptez un an avant qu'elle ait la réponse. C'est souvent refusé. On ne sait pas pourquoi. Cela devrait être géré sur le terrain, par le chef de service.", précise Marie-Astrid Piquet.
 
 

6 - Revoir les plans du futur CHU de Caen pour maintenir les lits 

Dans son service de gastro-entérologie, les soignants ont peu de latitudes. Cette professeure réclame plus de moyens pour travailler : "Des lits, bien entendu. Dans mon service, nous avons un taux d'occupation de 100%. Nous sommes parfois obligés de faire sortir un malade, juste pour récupérer un lit.

Nous aimerions avoir plus de vacations disponibles sur les plateaux techniques, comme les blocs opératoires et les scanners". 


Le collectif Inter-Hôpitaux souhaite que ce "ségur santé" puisse revoir les plans du futur CHU de Caen. Les acteurs politiques de la région se posent également la question "Pourquoi construire un nouvel établissement et supprimer 200 lits, en 2026 ?"
 


A l'époque, les équipes misaient beaucoup sur l'ambulatoire. "On avait 10 ans pour réduire progressivement les 200 lits. Aujourd'hui, six avant l'échéance, on n'a même pas commencé. On se rend compte que ce n'est pas possible. Déjà tout ne s'y prête pas. Et comment aurions-nous fait avec la crise du Covid en ayant 200 lits en moins ?", explique Marie-Astrid Piquet.
 
Dans un projet initial, les architectes avaient anticipé et c'est encore possible de réaménager ce projet en ajoutant des espaces. Personnellement, je préfère qu'il soit retardé d'un ou deux ans et avoir un établissement aux bonnes dimensions plutôt que de faire comme si de rien n'était. Nous ne sommes pas à l'abri d'autres crises sanitaires. Marie-Astrid Piquet, représentante du collectif Inter-Hôpitaux-CHU de Caen


Explications et reportage de Jérôme Ragueneau
 


Alors que la concertation s'ouvre, les soignants se montrent prudents. Edouard Philippe a réaffirmé aujourd'hui que la revalorisation des salaires serait "significative". Mais pour beaucoup, les pansements ne suffiront pas.  La plaie s'est aggravée depuis vingt ans et le système de santé mérite une réforme en profondeur, s'il ne veut pas s'éteindre à petit feu.

Certains se méfient des beaux discours, d'autres analysent la situation économique et ne se font guère d'illusions. Les plus optimistes ont hâte de sortir de la crise et de lire dans deux mois les mesures de ce fameux "ségur".
A Alençon, soignants et citoyens invités à exprimer leurs "voeux" pour l'hôpital de demain
Une centaine de personnes s'est rassemblée ce mardi 26 mai 2020 devant le centre hospitalier d'Alençon. Des professionnels de santé mais aussi de simples citoyens comme ce monsieur venu "pour apporter [son] soutien aux soignants". "C'est bien de les applaudir tous les soirs - dit-il - mais je ne pense pas que cela suffise".

Chacun écrit sur une feuille de papier, ce qu'il demande pour l'hôpital, et l'accroche au grillage "pour que le jour d'après ne soit pas ... un retour à l'anormal" dixit le tract de la CGT qui appelle à se rassembler partout en France. Une sorte de cahier de doléance, ou de liste au Père-Noël, pour les plus sceptiques.

Odette est maman de deux soignants qui travaillent à l'hôpital d'Alençon. Elle décrit ses enfants comme "stressés", qui rentrent à la maison "avec la boule au ventre". "Il faut davantage de lits, des soignants mieux payés, des moyens humains, de la reconnaissance... Surtout, qu'on arrête de les prendre pour des moins que rien. L'année dernière, ils étaient dans la rue et c'était des vauriens et maintenant, avec le Covid, ce sont des dieux !"

De la considération, c'est aussi ce que demande Stéphanie, infirmière au centre hospitalier de l'Aigle. Un hôpital qui subit depuis plusieurs années des difficultés financières et une valse des directeurs.

Le Ségur de la santé ? Elle balaie du revers de la main. "Une belle mascarade ! Je ne vois pas comment en deux mois, ils vont reconstruire ce qui a été détruit pendant 30 ans." 
  
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