Mis en mots par le musicien et écrivain rouennais, Hélios Azoulay, "Pour Tommy" est le seul livre pour enfant jamais dessiné dans un camp de concentration. Les 52 aquarelles qui le composent ont été peintes en toute clandestinité par un dessinateur juif déporté, et offertes en cadeau à son fils de trois ans, Tommy.
1944. Déporté dans le camp de Theresienstadt (Terezín), au nord de Prague, Bedřich Fritta (de son vrai nom Fritz Taussig), dirige un service de dessin technique. Grâce au matériel fourni par les SS, l’artiste croque, clandestinement, la vie dans les camps de concentration. Des esquisses en noir et blanc, où il tente de rendre compte des conditions effroyables dans lesquelles vivront plus de 140 000 Juifs internés dans ce camp tchèque, vitrine de la propagande nazie.
Sur ses aquarelles, le camp apparaît parfois de manière très discrète, il y a un petit mur, un mur en ruines, mais au milieu d’un champ de fleurs.
Hélios Azoulay
Les dessins de camps sont aux antipodes de ces 52 aquarelles tendres et colorées, toutes en rondeurs, qu’il offre à son petit garçon, Tommy, pour ses trois ans. "Fritta est un immense artiste", souligne Hélios Azoulay, auteur de "Pour Tommy" (Éditions du Rocher), publié en janvier dernier. "Tout est très fluide dans ses aquarelles, comme une bénédiction qu’envoie un père à son fils. Le père lui dit, quand tu seras grand, seras-tu un grand boxeur, un peintre, un détective ? Il lui donne à manger du rêve."
Voir notre reportage du 5 mars 2023, avec l’interview d’Hélios Azoulay :
Enterrés dans une boîte en fer
"Pour Tommy" aurait pu ne jamais être. Peints le 22 janvier 1944, ces petits morceaux de vie passent les dernières heures de la guerre enterrés dans une boîte en fer, aux côtés des autres œuvres de l’artiste. Découvert, Bedřich Fritta est torturé puis condamné en octobre 1944 pour "propagande de terreur". Déporté à Auschwitz, il y meurt en quelques jours.
Seul à être au courant du secret de Fritta, Leo Haas, un autre artiste juif de Theresienstadt, retrouve le trésor après la libération du camp… Et adopte Tommy, désormais orphelin.
C’est cette histoire, celle d’un petit garçon témoin de l’horreur de l’Holocauste et forcé à se reconstruire, qu’Hélios Azoulay a tenté de mettre en mots. "Pour écrire, je me suis plongé dans l’observation des dessins, avec intensité, comme le faisait Tommy une fois adulte", précise l’artiste, qui mène déjà un travail de mémoire en interprétant, depuis une dizaine d’années, des morceaux composés dans les camps de concentration.
C’est un texte qui parle d’histoire, qui prend appui naturellement sur l’histoire, mais c’est un texte d’écrivain, d’un homme qui réagit à ce qu’il a sous les yeux.
Hélios Azoulay
"Il regardait les dessins, tournait les pages, et essayait de comprendre qui était cet homme-là. Comment déchiffre-t-on un père, quand on est orphelin, à travers son œuvre ? Sans trahir l’histoire, j’ai essayé d’être le plus discret et le plus intransigeant possible, le plus brutal et le plus tendre. Il fallait les deux en même temps. J’imagine que je me suis laissé avoir par ce que ça évoquait en moi."
Deux mondes qui se rencontrent
L’ouvrage est divisé en deux parties. A travers les aquarelles, poétiques, se dessine d’abord le sacrifice d’un père prêt à tout pour épargner à son fils la violence des camps. La deuxième partie de l’ouvrage, sous la plume d’Hélios Azoulay, vient éclairer sur le contexte général de l’œuvre. Des textes courts, que le Rouennais a imaginé comme "une méditation" : "il fallait, pour que les gens comprennent ce qu’était ce livre, être capable de l’envelopper sans le recouvrir."
Cette partie, "Dans le creux d’aimer", "n’est pas une postface", précise l’auteur. "Elle est dans le sillage de ces dessins qui nous reviennent des camps. C’est très délicat d’écrire sur ce sujet. On est en face d’un problème qu’on ne résoudra jamais : on n’y était pas. Mais les derniers survivants, inéluctablement, se rapprochent d’un silence définitif. Alors, il faut oser le faire, et très rapidement."
Il avait peur des clés, il était terrorisé. Le bruit des clés, le bruit du gros trousseau du gardien, le cliquetis des grosses clés dans la serrure. Ça a duré très longtemps, les clés. Les chiens aussi. Surtout les bergers allemands, comme celui du gardien. Après la guerre, il avait peur de tous les chiens.
Extrait de "Pour Tommy"Éditions du Rocher
Il aura fallu près de 80 ans pour achever ce travail à quatre mains. Hélios Azoulay rencontre David Haas, petit-fils de Bedřich Fritta et fils de Tommy, en 2015. Alors qu’il s’intéresse aux musiques composées par des déportés pour son ouvrage "L’enfer aussi a son orchestre", il tombe sur les dessins de Fritta et décide d’en utiliser un. "Homme-mémoire" de la famille, David en est l’ayant-droit. Les deux deviennent amis, et imaginent alors redonner vie à "Pour Tommy".
"La dernière fois qu’on s’est vu, c’était quelques jours après la publication", raconte Hélios Azoulay. Suivis par une équipe de télévision, ils vont, ensemble, offrir les 52 aquarelles originales au Musée juif de Berlin. Un acte symbolique qui semble libérer David Haas d’un héritage parfois trop lourd à porter : "au moment où l’on a donné le livre à la conservatrice, il me l’a tendu et m’a dit : "last time without gloves" ["la dernière fois sans les gants" – en possession du musée, la pièce ne sera manipulée que sous stricte protection, ndlr]. Il n’a pas pu le tenir lui-même."
"Un trou de serrure à travers lequel on comprend tout"
"Pour Tommy" se veut accessible aux enfants. Mais pour Hélios Azoulay, il s’agit aussi d’un livre "pour les parents". "Les pères, surtout", souligne-t-il. "C’est une œuvre qui occupe une place singulière dans tout ce qui nous revient de là-bas. Une œuvre d’amour pur, de tendresse, de délicatesse, qui contraste avec celles, torturées, que l’on a l’habitude de voir."
On ne peut pas éternellement répéter le chiffre de six millions de morts si l’on est incapable de rentrer dans le destin d’une seule personne.
Hélios Azoulay
En dix jours, le livre, publié à quelques milliers d’exemplaires, était déjà épuisé. Il devrait faire rapidement l’objet d'une réimpression. Car au-delà de son intérêt historique, "c’est un nouvel outil de transmission" pour raconter la Shoah, estime l’écrivain. "Le seul moyen de comprendre ce qui est arrivé à six millions de personnes, c’est de comprendre ce qui est arrivé à une personne. Six millions, c’est un, plus un, plus un… Tommy, c’est un trou de serrure à travers lequel on comprend tout."