Girl Joyce a soufflé cette année ses 165 bougies. C'est Nicolas Chanteloup, patron rochelais du chantier naval Despierre, qui en a "hérité". Malheureusement, son ancien propriétaire, le peintre breton Yvon Le Corre vient de nous quitter. Histoire émouvante d'une transmission entre marins.
Rares sont les bateaux qui ont une âme. Tous les marins savent ça. Et ce n’est pas parce que Girl Joyce est née à Plymouth en 1855 qu’elle peut aujourd’hui se targuer – ce n’est pas son genre – de posséder cette rare qualité. « Elle » parce que de l’autre côté de la Manche, on parle toujours des bateaux au féminin, « she ». Une délicatesse toute anglo-saxonne. Mais elle fait effectivement parti des voiliers du XIXème siècle qui naviguent encore. Combien sont-elles donc à toujours tirer des bords ces machines à vent qui ont bravé tant de tempêtes, connu tant de capitaines, parcouru autant de miles nautiques ? Une douzaine peut-être. Qu’importe. Car ce n’est pas pour ce record de longévité que le rochelais Nicolas Chanteloup, marin s’il en est, a décidé cette année de faire un bout de chemin avec cette « fille de joie ».
Le fait que cela soit un des plus vieux bateaux naviguant au monde, c'est anecdotique mais ça rajoute quelque chose d'encore plus important dans la transmission. C'est un pan du patrimoine. Un homme et un bateau, c'est une histoire de couple, une histoire d'amour et quand ce couple fonctionne, c'est beau, il y a des aventures à aller vivre qui sont incroyables. Mais dans ce couple, il y a un troisième élément et c'est la mer. Il faut que le marin et le bateau soient prêts à y aller. On ne va pas naviguer simplement quand il fait beau par des temps de demoiselles. C'est trop facile.
Roscoff, Saint-malo, Marseille, la Patagonie ou le Cap Vert ; Le Corre, le marin, a bourlingué sur toutes les mers du globe. "L'ivre de mer", c'est le titre du livre qu'il avait imprimé seul, au plomb, au cuivre et à l'eau-forte sur une presse vieille de 150 ans dans son atelier de Tréguier. Yvon, Graine d'ananar, avait refusé le titre officiel de peintre de la marine, ainsi que la décoration de chevalier des arts et des lettres. Bref. En tout cas, Yvon Le Corre était. Ca, c’est une certitude. Ceux qui comme Nicolas ont eu la chance de le connaître entament tout juste un deuil par essence douloureux, car ce peintre, ce poète, ce marin, cette belle âme vient de nous quitter le 25 août dernier. Maudite maladie. Tant que force restait, il descendait tous les jours sur les quais du port de Tréguier dans les Côtes d’Armor pour voir « sa fille ». Même si ce n’est sûrement pas vrai, on ne peut s’empêcher de penser que cette transmission entre marins avait quelque chose de prémonitoire. Une âme s’en va, une autre continue de naviguer.Ca a été une très belle histoire, comme si ce bateau était enchanté, avait le bonheur ou la chance avec lui. J'ai reconnu en Girl un bateau classieux, historique. Je ne savais pas qu'il était si vieux. Je regardais ces lignes, je les lisais... N'importe qui aurait compris que c'était un bon bateau et il ne m'a pas déçu.
Le 10 juillet dernier, Nicolas est donc parti en mer, seul avec Girl Joyce, direction La Rochelle. "Une des plus belles navigations de ma vie", nous confie-t-il. Cet hiver, il mettra le bateau au sec pour des travaux de maintenance et notamment de peinture. Yvon Le Corre lui avait promis qu'il viendrait lui donner un coup de main. Les fameuses couleurs de Girl Joyce, bleu indigo, gris, rouge et vert... Les mêmes que le cercueil dans lequel le peintre a embarqué pour son dernier voyage. Heureusement, tant qu'il y aura des belles âmes comme celle de Nicolas, Girl Joyce gardera la sienne.Il sentait qu'il était temps pour lui de transmettre ce bateau à un jeune marin. Ce bateau, je n'en suis pas propriétaire, j'en suis le gardien. je vais naviguer, vivre ce que j'ai à vivre avec lui le temps qu'il va m'être donné, mais un voilier comme ça, ça se transmet. Ce n'est pas mon bateau.