Plus de huit mois après les violents affrontements de Sainte-Soline entre opposants aux mégabassines et forces de l'ordre, un collectif de manifestants et manifestantes saisissent la défenseure des droits. Blessés physiquement, psychologiquement, ou témoins des événements, ils entendent faire reconnaître leurs souffrances, et "rétablir la vérité" sur ce qui s'est passé le 25 mars.
Le printemps et ses affrontements à Sainte-Soline semblent déjà loin, mais pour beaucoup de personnes présentes à la manifestation du 25 mars, les blessures, tant physiques que psychologiques, restent très vives. Toutes et tous se rappellent les chairs à vif, les ecchymoses et les os brisés, le vacarme incessant des grenades et la détresse de leurs camarades.
Mardi 5 décembre, 72 d'entre eux saisissent la défenseure des droits pour faire reconnaître leurs souffrances et leur version des événements. Ils espèrent aussi faire évoluer la doctrine du maintien de l'ordre pour des manifestations comme celles de Sainte-Soline.
En mars dernier, des milliers de personnes avaient répondu à l'appel de Bassines Non Merci !, des Soulèvements de la Terre, de la Confédération paysanne et de dizaines d'associations pour témoigner leur refus de la "mégabassine de Sainte-Soline". C'est autour de cette réserve de substitution, destinée à alimenter en eau les exploitations agricoles voisines, que de violents affrontements ont éclaté entre les opposants à cette structure et les forces de l'ordre.
Au cours de cette manifestation, interdite par la préfecture, 3 200 gendarmes et policiers étaient présents devant la réserve de substitution et sur le territoire autour de Sainte-Soline. Dans son rapport, le général d'armée Christian Rodriguez fait état de "5 015 grenades lacrymogènes ont été tirées, ainsi que 89 grenades de désencerclement GENL, 40 dispositifs déflagrants ASSR" et "81 tirs de LBD". Il a recensé 47 blessés parmi les forces de l'ordre, et au moins 17 du côté des manifestants.
Les manifestants revendiquent au moins 200 blessés dans leurs rangs
Ces derniers, au moyen de cette saisine de la défenseure des droits, veulent démontrer qu'ils comptaient au moins 200 blessés de leur côté, "dont 40 graves et 20 personnes mutilées ou au pronostic fonctionnel engagé, parmi lesquelles deux personnes au pronostic vital engagé."
Dans ce document de synthèse d'une vingtaine de pages, accompagné de 150 pages de témoignages, ils dressent la liste non exhaustive des blessures parmi lesquelles des plaies, superficielles ou profondes, des hématomes, des brûlures, des éclats, des traumatismes crâniens... Il recense deux pronostics vitaux engagés, deux personnes qui ont perdu un œil, une personne avec un arrachement du nez, mais aussi deux fractures du nez, une fracture du bras et deux fractures de la main.
Achille*, présent ce jour-là, participe à la saisine. Il raconte l'explosion d'un projectile à quelques centimètres de son pied : "Ma chaussure était déchiquetée, du sang en sortait". Le jeune homme dit avoir attendu trois heures avant d'être évacué vers l'hôpital pour être traité pour de multiples fractures, une luxation : "Un os sortait au-dessus de mon pied. Avant de m'endormir, le chirurgien a dit 'on va essayer de sauver votre pied'." Il poursuit depuis une rééducation une fois par semaine avec un kinésithérapeute : "Je boite, je ne peux plus courir normalement, j'ai des douleurs au quotidien", explique-t-il. "Mon pied a été reconstruit, mais il reste différent de l'autre."
Le texte destiné à la défenseure des droits insiste sur une catégorie de blessures, les plaies délabrantes, "occasionnées par l’utilisation des grenades GM2L par les forces de l’ordre", d'après les médics (militants disposant d'une formation médicale). Elles ne sont pas considérées comme des blessures graves, car elles n'entraînent pas de séquelles fonctionnelles ou esthétiques, mais les médics soulignent les lésions qu'elles peuvent engendrer et leur difficulté à être suturées.
Le document rappelle également qu'une caisse de soutien financier a été mise en place, car 38 personnes se sont manifestées pour demander de l'aide suite à une perte de revenus. Certains ont subi des ITT (Interruption Temporaire de Travail) allant jusqu'à 60 jours.
Des séquelles visibles et invisibles
Outre les blessures visibles, spectaculaires, constatées sur le terrain, certaines atteintes ont été plus discrètes, mais handicapantes, comme des traumatismes auditifs. À 75 ans, Jacques s'est rendu à la manifestation avec son fils. Il affirme être toujours resté à bonne distance du chantier de la bassine, entre 150 et 200 mètres, à l'exception d'un moment où il s'est approché de quelques dizaines de mètres après avoir aperçu un journaliste blessé. Au cours des affrontements, il se rappelle avoir reçu deux grenades au pied, et a remarqué, plus tard, entendre moins bien de l'oreille droite. Il a perdu la moitié de sa capacité auditive dans cette oreille, comme l'ont confirmé deux audiogrammes réalisés depuis. Son plus gros traumatisme reste toutefois moral : "Il tombait presque une grenade toutes les secondes, quand on est sous ce feu-là, c'est terrifiant. On entendait 'Médics ! Médics !', je me suis dit qu'il allait se passer quelque chose de dramatique", se souvient-il dans un sanglot.
Quand on est arrivés, on a halluciné, c'était déjà un champ de bataille.
MarinaManifestante
Comme lui, de nombreux manifestants souffrent du souvenir de ces événements. Ils se souviennent le feu incessant des projectiles, les explosions constantes, et les visages et corps en sang de leurs camarades. Marina était venue avec un groupe d'amis et a été rapidement dépassée : "Quand on est arrivés, on a halluciné, c'était déjà un champ de bataille", confie-t-elle. "De partout, ça pétait, il y avait des grenades qui pétaient toutes les deux secondes, on était sur le qui-vive." La jeune femme a aidé à transporter Serge (le manifestant le plus lourdement touché ce jour-là), inconscient, lorsqu'il a été blessé. Elle est traumatisée par ce qu'elle a vu à ce moment-là : "Il y avait du sang qui sortait de son nez, de ses oreilles, de sa bouche, et très vite les médics avaient du sang partout sur eux. Je sens que cette image, elle va me rester toute ma vie."
Antoine*, ancien membre d'un syndicat réformiste, est un habitué des manifestations. Venu de Lyon pour prendre part à la mobilisation, il est rentré extrêmement choqué : "J'ai été arrêté trois semaines pour choc post-traumatique, je restais toute la journée dans le noir à regarder les médias", raconte-t-il. "J'étais en colère." Il est alors traité avec des anxiolytiques, consomme beaucoup d'alcool, et commence à voir un psychologue. Plus de huit mois plus tard, il est toujours suivi deux fois par mois.
De nombreux témoignages listés dans la saisine démontrent l'état de sidération et d'angoisse qu'ont connu certains manifestants sur place : "C'est la première fois que la sensation de peur de mourir m'envahit", écrit l'un d'entre eux. "Le bruit est terrible, j’ai l’impression d'être dans un film de guerre, qu’ils tirent des bombes, je suis terrifiée. J’ai l’impression d’être piégée. Je vais mourir", dit une autre.
C'est des choses que j'avais vues, vécues, et on me disait que ça n'existait pas.
HélèneManifestante qui a compilé les témoignages pour la saisine
Une démarche "pour la vérité"
En saisissant la défenseure des droits, les 72 manifestants, 42 blessés et 30 témoins, espèrent apporter suffisamment de témoignages pour permettre à cette autorité administrative indépendante de "se prononcer sur le maintien de l'ordre à Sainte-Soline". "Sa parole est très difficile à remettre en cause alors que les manifestants ont été qualifiés d'écoterroristes et décrédibilisés", expliquent-ils. Les manifestants imaginent aussi que son avis, qui pourrait être rendu d'ici un an, puisse servir de soutien devant un tribunal, et aimeraient qu'il soit utile pour les prochaines manifestations : "Le gouvernement n'a pas l'air de vouloir aller dans le sens du moratoire, donc des mobilisations, il va y en avoir dans les Deux-Sèvres, en Vendée, dans le Poitou et les Charentes. On espère que les gens qui veulent défendre l'eau ne vont plus subir ces attaques."
Hélène a collecté ces 72 témoignages et mis la saisine en forme. Elle a voulu endosser ce rôle pour permettre à toutes ces expériences de s'exprimer, et pour, elle aussi, prendre la parole sur ce qui l'a choquée, l'interminable attente des secours. Elle fustige les discours officiels expliquant la lenteur de leur arrivée : "Tous les mensonges après, c'était très violent, c'est des choses que j'avais vues, vécues, et on me disait que ça n'existait pas, donc la saisine est importante pour rétablir la vérité."
* Leurs prénoms ont été changés.