Il y a exactement 100 ans, les ateliers de réparation de trains du Toulon, à Périgueux, furent le théâtre d'une longue grève. Un mouvement national lancé par la CGT, particulièrement suivi par les cheminots périgourdins. Un conflit dur qui se solda par le licenciement de plus de 2000 personnes.
Elle fit beaucoup plus de bruit à l’époque que la grippe espagnole –pourtant autrement plus néfaste-. Tandis qu’aujourd’hui, nous guettons avidement les informations sur la sortie du confinement, la question qui tarode alors les Périgourdins, comme l’ensemble des Français, est : quand la grève va finir ?
Chaque jour de ce mois de mai 1920, la grève est à la une des journaux. Derrière la grève, c’est la perspective d’un renversement du pouvoir, une révolution bolchévique, comme en Russie deux ans auparavant, que craignent les autorités.
Ce mouvement concerne de nombreux secteurs d’activité : mine, métallurgie, bâtiment, PTT, dockers et bateliers, mais c’est chez les cheminots, particulièrement dans les ateliers de réparation, qu’elle est la plus virulente.
A Périgueux, 2600 ouvriers travaillent alors dans les ateliers du Toulon, qui dépendent de la compagnie Paris-Orléans (P/0 – la SNCF ne date que de 1938).
Le site a été inauguré en 1865, sous Napoléon III. On y répare les machines à vapeur, les voitures et les wagons qui circulent sur le réseau de chemin de fer. Tout un monde de menuisiers, carrossiers, charrons, serruriers, peintres et ajusteurs, qui a contribué au développement du quartier du Toulon, à l’Ouest de la ville. Un site de choix pour développer la conscience ouvrière et la défense de revendications collectives.
Au lendemain de la guerre 14-18, il y a comme un appel d’air. Après des années de sacrifice, de rationnement, de deuil, la France connaît un réveil parmi ses classes laborieuses. Les ouvriers veulent de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail.
Et puis au loin, là-bas en Russie, ils ont appris que des hommes qui se font appeler Bolcheviks ou Soviets ont renversé le Tsar en 1917, proclamé le pouvoir aux travailleurs et mis fin à la participation de leur pays à la guerre. Ca donne des idées.
Une première fois, les cheminots de Périgueux se manifestent le 1er mai 1919. Ils sont 3000 à défiler derrière des drapeaux rouges en chantant l’Internationale.
Autre événement notable localement pour la cause ouvrière, un socialiste est élu à la mairie de Périgueux au mois de novembre. Son nom : Paul Bouthonnier. Est-ce son étiquette politique, qui déplaît ? Le préfet s’efforcera de faire invalider son élection. Ce qui sera fait en juillet 1921, avec en parallèle pour rajouter à sa peine, sa radiation de l’enseignement (il était professeur).
Les temps sont durs, on ne déroule pas le tapis rouge au socialisme en France. Il ne faut pas grand-chose, au regard de nos libertés actuelles, pour être déclaré hors-la-loi et finir en prison.
En 1920, les cheminots repartent à l’attaque. Ils en viennent aux mains même.
Enfin… au lavage de main. Une revendication d’ordre très pratique. Le syndicat demande aux travailleurs de prendre cinq minutes avant la débauche pour se laver les mains. Comme la direction ne va pas prendre de gants, ça dégénère. Une dizaine de militants sont révoqués (on ne disait pas licenciés). En réponse les ateliers suivent une grève de 13 jours à l’issue de laquelle ils obtiennent satisfaction sur plusieurs revendications dont la réintégration des leaders syndicalistes.
En février-mars, ils remettent le couvert, en solidarité avec un cheminot mis à pied sur la ligne PLM (Paris Lyon Marseille).
Aussi quand se profile le mois de mai, les militants des ateliers du Toulon, sont plus que parés pour se lancer dans un nouveau mouvement de grève. Il ne faut pas grand-chose pour relancer cette cocotte-minute sociale. D’autant plus qu’à Périgueux, c’est la tendance la plus radicale du syndicalisme français, qui est aux commandes des troupes. Les mots d’ordre ont évolué. Il ne s’agit plus d’avoir les mains propres. L’objectif est plus ambitieux, l’émancipation du prolétariat, la socialisation des moyens de production, autrement dit la nationalisation de la compagnie d’Orléans.
Voici ce qu’on peut lire dans l’Avenir de la Dordogne (journal peu favorable au socialisme) à ce propos :
Il y a des mots fatidiques. Ils exercent un prestige d’autant plus grand sur les esprits simplistes qu’ils renferment une conception mystérieuse. Le monde a vécu pendant plus d’un millénaire sur l’idée du « Paradis » ; quelques braves gens, prompts à l’enthousiasme s’exaltent fort, ces temps-ci, à la pensée du « bolchévisme », et voici que les travailleurs du rail ont trouvé un mot en quoi se cristallisent tous leurs espoirs : « Nationalisation »
La grève commence le 1er mai, à l’appel de la confédération, la CGT. Dans un premier temps, la centrale voulait se limiter à une seule journée de démonstration de force. Mais les éléments les plus radicaux ont pris le dessus en coulisses et cette grève s’est transformée en un mouvement reconductible, une grève générale, qui va s’organiser par de successives « vagues d’assaut » suivant l’expression, très offensive, utilisée par l’organisation.
Le premier jour 2500 grévistes sont recensés à la compagnie d’Orléans, dont 80% des ouvriers des ateliers et très peu d’absents chez les roulants. Les trains circulent. Les règles ne sont pas les mêmes que maintenant.
« La direction a prévenu qu’elle mettrait en application la loi du 25 juillet 1845 et que tout train abandonné vaudrait révocation et emprisonnement à l’agent responsable », explique Jean-Serge Eloi, dans son livre Les cheminots à l’assaut du ciel, paru aux éditions Fanlac, d’une aide très précieuse dans la rédaction de cet article.
Le lundi 3 mai, deux cents grévistes reprennent le travail, ce qui veut dire qu’ils sont encore 2300 à faire grève. Face à ce mouvement, qui s’annonce au long cours, la direction et les autorités se gardent bien de rester les bras croisés à tenir la comptabilité des absents et des présents.
Nous l’avons écrit plus haut, les temps sont durs, sans merci.
Dès ce deuxième jour de grève (le 2 mai était un dimanche), la réplique est immédiate.
Pendant que des gendarmes à cheval patrouillent devant l’entrée des ateliers pour éviter tout rassemblement et piquet de grève, l’un des meneurs, Delagrange est arrêté à son domicile et incarcéré illico à la maison d’arrêt. Il sera plus tard envoyé à Paris pour être jugé.
A l’intérieur des ateliers, la direction affiche un message aussi clair que menaçant :
« La compagnie a le devoir de prendre avec l’appui du gouvernement toutes les dispositions voulues pour assurer complètement le service dont elle a la charge et dont dépend la vie du pays. Elle prévient donc les agents défaillants que toute absence non autorisée constitue une rupture du contrat de travail de nature à entrainer la radiation de ceux qui abandonnent leur poste. »
Des paroles suivies d’effets. Le 9 mai la compagnie publie la liste des premiers révoqués et fait savoir qu’elle n’accepte plus aucun retour au travail parmi ceux qui étaient grève jusque-là. C’est raide !
Dans le quartier du Toulon, de nombreuses familles se retrouvent sans ressources et le ventre vide. Des distributions de soupes sont organisées à la Bourse du travail pour un prix modique. Elles rassemblent jusqu’à 1700 personnes.
Alors que la CGT appelle à la reprise du travail le 21 mai, le mouvement de grève va se prolonger jusqu’au 29 mai à Périgueux.
Les cheminots réclament plus que jamais la nationalisation de la compagnie de chemin de fer, l’amélioration des retraites, la reconnaissance du droit syndical mais aussi la libération de tous les agents emprisonnés pour faits de grève, la réintégration à leur poste de tous les révoqués.
Ils n’obtiendront rien. Le 29 mai, la Fédération des chemins de fer donne l’ordre de reprise.
Une bien triste reprise pour les ateliers du Toulon. 2047 ouvriers ont été révoqués. Peut-on imaginer cela aujourd’hui ? La direction a tranché dans le vif pour supprimer un foyer contestataire.
Des manifestations ont bien lieu devant les ateliers et la préfecture, mais rien n’y fait, les sanctions sont maintenues.
Le désarroi est tel que le syndicat des cheminots propose ses services à la Russie soviétique via un courrier envoyé en juin à Krassine, son représentant à Londres, un document étonnant :
« En face de l’intransigeance patronale les cheminots sont tout disposés à mettre toutes leurs connaissances techniques au service de la grande Russie ouvrière. Sachant que cette dernière manque de locomotives, wagons et voies ferrées, il nous a paru intéressant de vous signaler cet état d’esprit. Nous n’exagérons certainement pas en vous affirmant que si la Compagnie et le Gouvernement persistent à ne pas vouloir reprendre le personnel gréviste des chemins de fer, il serait possible d’organiser immédiatement une colonie française en Russie qui comprendrait plusieurs milliers d’employés ou d’ouvriers capables de construire et d’installer des usines dans lesquelles ils effectueraient par la suite la construction et la réparation du matériel des chemins de fer.
Périgueux fournirait à cette colonie 5 ou 600 travailleurs environ et nous savons que plusieurs centres tels que Toulouse, Bordeaux, Saintes, Tours, Vierzon, Orléans sont absolument dans le même état d’esprit que nous. »
Face à cette généreuse offre de services, le délégué soviétique répondit aimablement mais ne donna pas suite. A la lumière de l’histoire de l’URSS, ce n’est pas plus mal.
Les révoqués ne resteront pas au chômage longtemps. Ils parviendront les uns et les autres à se replacer dans différentes usines de Dordogne ou plus loin. Certains parviendront à se faire réintégrer aux ateliers du Toulon, mais bien des années plus tard.
Après cette longue grève, le site de réparation ne sera plus le même. Une nouvelle organisation sera mise en place. Avec tout d’abord la division en deux entités. L’une dédiée aux locomotives et l’autre aux voitures.
Une logique de division pour un meilleur contrôle des ardeurs revendicatives ? Ce qui est certain, c’est que l’organisation évolua aussi pour obtenir un meilleur rendement des ouvriers, avec la création en 1921 d’un bureau de fabrication, chargé de séparé la conception de l’exécution et d’imposer le chronométrage, suivant les préceptes de l’ingénieur américain Taylor, inventeur du concept d’organisation scientifique du travail (OST).
Traumatisés probablement, par le licenciement collectif de mai 1920, les ateliers restèrent bien sage jusqu’à la seconde guerre mondiale. D’après Jean-Serge Eloi, ils ne participèrent aux mouvements du Front Populaire que de « manière symbolique ». Il faut dire que la direction demeura d’une extrême sévérité. Un quart d’heure de grève en 1934 entraina des poursuites contre une trentaine de cheminots.
Les ateliers du Toulon aujourd'hui
Les ateliers du Toulon existent toujours. Ils n’ont pas bougé. Ils se trouvent rue Pierre Semard, du nom d’un responsable syndical fusillé par les Allemands en 1942.Ce technicentre SNCF ne compte plus autant d’employés qu’en 1920, 500 personnes y travaillent environ. La majorité de l’activité consiste en la rénovation des matériels roulants et en la maintenance des pièces.
En 2017, le site a connu de vives inquiétudes suite à la suppression de postes. Il semblerait que l’activité reparte à la hausse depuis 2019, mais les cheminots restent particulièrement mobilisés lors des derniers mouvements sociaux concernant la SNCF, ainsi que la réforme des retraites.