Ce 10 mai, c'est la journée nationale de la commémoration de l'abolition de l'esclavage. Importante actrice du commerce triangulaire, la ville de Bordeaux a longtemps rechigné à reconnaître son passé négrier. Qu'en est-il aujourd'hui ? Bordeaux a-t-elle enfin retrouvé sa mémoire ?
"A l'époque, on préférait laisser ça sous silence. Bordeaux n'avait pas tourné le regard sur son passé peu glorieux ", confie Hugues Martin, maire intérimaire de Bordeaux, entre 2004 et 2006. Ce passé esclavagiste, Bordeaux a longtemps refusé de le reconnaître, pourtant actrice majeure du commerce triangulaire. Environ 500 expéditions négrières ont été recensées entre la fin du XVIIe et le début du XIXe siècle.
Depuis une dizaine d'années, un lent travail de mémoire a émergé, développé seulement depuis 2019, avec l'inauguration d'une statue de l'esclave Modeste Testas, l'installation de plaques explicatives sous les noms des rues de négriers et, peut-être, la création d'un mémorial de l'esclavage prévu en 2026.
Un lent travail de mémoire
À l'époque de Hugues Martin, aucune politique publique mémorielle lié à ce sujet n'existe. L'ancien adjoint, devenu maire intérimaire, remplace Alain Juppé, condamné à un an d'inégibilité à la suite de l'affaire des emplois fictifs à la mairie de Paris. Sans le savoir, il devient l'instigateur d'une mémoire qui se développera au fil des années. "Moi, j'ai pensé le contraire, qu'il fallait plutôt en parler. J'ai alors décidé d'initier un travail sur l'esclavage dès 2005, en créant notamment une commission de réflexion, que j'ai confiée à Denis Tillinac." C'est grâce aux conclusions de cette commission que naîtront les trois salles consacrées à la traite négrière au musée d'Aquitaine, inaugurées en 2009. Une étape marquante dans le processus de réhabilitation de la mémoire de la ville.
Néanmoins, il reconnaît que c'est aussi grâce à la pression exercée par "Karfa Diallo et ses amis" et à " leur montée en puissance", que la problématique a fini par être considérée au niveau politique. Le militant anti-raciste et fondateur de l'association Mémoires & Partages, créée en 1998, a ainsi été actif pendant plus de vingt ans pour soulever le tabou du passé négrier de Bordeaux.
L'amnésie de Bordeaux
Une société civile "dynamique", comme la qualifie lui-même Karfa Diallo, qui a permis de faire bouger les lignes. "Notre association a sensibilisé la population à ces questions, donc les autorités locales s'y sont intéressées de plus en plus", explique-t-il.
"Bordeaux était dans une totale amnésie à l'époque, mais cela concernait aussi toute la région. Bayonne, Rochefort et La Rochelle se confortaient dans le même silence ", estime-t-il. Un silence persistant expliqué notamment par " l'absence de politique mémorielle à l'échelle nationale et par le fait que très peu d'universitaires s'étaient emparés du sujet ", selon M. Diallo.
La loi Taubira, votée en 2001, qui reconnaît pour la première fois la traite et l'esclavage comme un crime contre l'humanité, a également constitué un levier important à l'échelle nationale. " Cette loi a notamment poussé les municipalités à célébrer chaque année la journée nationale du 10 mai et a encouragé le système éducatif français à aborder la question, faisant ainsi évoluer les programmes scolaires ", développe M. Diallo.
L'esclavage, devenue " mémoire fondamentale "
Depuis 2019, ce travail de mémoire poussif a fini par s'accélérer, en écho à l'actualité liée au meurtre de George Floyd aux Etats-Unis, au mouvement des Black Lives Matter en France, et aux statues de négriers déboulonnées. Des événements qui ont mis au pied du mur la mairie de Bordeaux pour exhumer définitivement l'histoire de la ville, qui s'est considérablement enrichie grâce à la traite négrière et au commerce triangulaire.
Entre l'installation de six panneaux explicatifs sous les noms de rues de négriers et le projet de création d'un mémorial de l'esclavage, seulement deux ans se sont écoulés. Après 73 ans de règne de la droite, la nouvelle mairie écologiste arrivée en 2020 cherche à marquer le coup. Pour Baptiste Maurin, adjoint au maire chargé de la mémoire, " les deux mémoires fondamentales pour la politique mémorielle de Bordeaux sont désormais liées à la traite et à l'esclavage, ainsi qu'à la Seconde guerre mondiale, à la Shoah et à la Résistance. "
Un projet de création d'un mémorial d'envergure consacré à l'esclavage et à la Résistance est donc en cours. La mairie a commandé un rapport à Mémoires & Partages, l'association de Karfa Diallo, également conseiller régional appartenant au parti Europe Ecologie Les Verts (EELV). Élaboré à partir d'une consultation citoyenne, il sera rendu à la mairie ce vendredi 12 mai.
Un sujet qui cristallise les tensions politiques
Même si la création de ce mémorial constituerait un aboutissement pour la politique mémorielle de Bordeaux, il reste encore des choses à faire, selon Marik Fetouh, conseiller municipal de l'opposition, qui a présidé une commission de réflexion sur la mémoire en 2016. " Il y a un travail qui n'a pas encore été fait : celui lié au commerce en droiture, c'est-à-dire les denrées produites par les esclaves qui étaient envoyées dans les colonies, comme le rhum ou le sucre. Ces gens-là aussi ont participé au commerce triangulaire. "
Pour M. Fetouh, d'autres plaques de rues pourraient ainsi être installées, en lien avec ce commerce, peu abordé par la ville pour l'instant. Des parcours explicatifs dans l'espace public pourraient également être créés selon lui, afin que " cette mémoire soit plus visible, contrairement au mémorial qui sera un espace fermé. "
Autrefois nié et passé sous silence, le passé négrier de Bordeaux est désormais devenu un sujet assumé par les politiques, voire instrumentalisé, qui cristallise les tensions, où parfois, chacun cherche à tirer la couverture à soi.