Oubliez un instant Toulouse et son palmarès rutilant. Plongeons dans l'histoire pour redécouvrir le véritable berceau du rugby hexagonal : Bordeaux. Si le ballon ovale a fait ses premiers pas au Havre et à Paris dans les années 1870, c'est bien sur les bords de la Garonne qu'il a trouvé son terrain de jeu favori.
L'aventure commence en 1877, quand de jeunes marins anglais, de retour au Port de la Lune, débarquent avec, dans leurs bagages, un drôle de ballon et une passion contagieuse. "Au départ, ce sont les Anglais commerçant avec Bordeaux dans le vin et le bois qui s’en emparent", explique Christophe Vindis, réalisateur du film documentaire Il était une fois dans le Sud-Ouest.
Le Bordeaux Athletic Club (BAC) voit le jour, jetant les bases d'une tradition qui allait marquer l'histoire du rugby français : "Le BAC a jeté les bases d'une tradition rugbystique qui perdure encore aujourd'hui. Le Parc bordelais devient alors le théâtre de cette passion grandissante qui allait bientôt conquérir la métropole.", raconte Jean-Paul Callède, sociologue du sport.
Le règne du stade Bordelais
Mais c'est le Stade Bordelais qui va vraiment mettre le feu aux poudres. Fondé en 1889, ce club mythique fait trembler Paris dix ans plus tard en devenant le premier club provincial à décrocher le titre de champion de France. Le début d'une razzia sans précédent : entre 1899 et 1911, le bouclier de Brennus prend ses quartiers sur les bords de la Garonne sept fois ! Une domination que seuls les ogres de Béziers et de Toulouse égaleront bien plus tard.
Pendant que le Stade Bordelais règne en maître, le virus de l'ovalie se propage dans toute la métropole. Le Sport Athletic Bordelais s'installe à Mérignac, tandis que le Club Athlétique Bordelais pose ses valises à Bègles. De l'autre côté de la Garonne, Lormont, Senon et Floirac entrent dans la danse. Le Parc bordelais et le stade Sainte-Germaine au Bouscat deviennent les cathédrales de ce nouveau culte.
Mais ne vous y trompez pas, le rugby n'est pas d'emblée le sport du peuple.
Le rugby s'est d'abord développé chez les étudiants bordelais, issus des milieux aisés ou des classes moyennes, qui, en rentrant chez eux le week-end, ramènent les codes dans leur village.
Jean-Paul Callèdesociologue du sport
Le football, lui, séduit plus facilement les classes populaires.
Rugby village
L'influence bordelaise ne s'arrête pas aux frontières de la Gironde. C'est de là que le rugby part à la conquête du Sud-Ouest. La Section paloise, autre monument de l'ovalie française, n'était à l'origine qu'une simple section de la Ligue girondine d'éducation physique !
L'entre-deux-guerres voit l'éclosion des clubs de village, un phénomène qui s'accélère dans les années 50 avec l'ouverture aux plus jeunes. C'est la naissance du rugby de clocher, avec ses rivalités épiques qui font encore vibrer les tribunes aujourd'hui.
L'identité du rugby
Depuis, le rugby est devenu bien plus qu'un simple sport. Il est un véritable mode de vie et un creuset de valeurs. "Ce jeu qui réunit des inconnus ou des amis sur un même terrain permet de construire des amitiés fortes, une famille" explique avec passion Assia Khalfaoui, pilier du XV de France et des Lionnes du Stade bordelais.
Sur un terrain on est libre. On peut s’exprimer par le jeu, par le corps, exprimer des choses qu'on n’arrive pas à dire.
Assia KhalfaouiLes Lionnes du Stade bordelais
Cette dimension humaine et sociale du rugby est également soulignée par Christophe Goby, président de l'Union sportive bouscataise rugby. Pour lui, l'essence même de ce sport réside dans sa capacité à transcender les différences : "Le Bouscat, qui est un club historique du département, a la particularité d'être un club rural dans un environnement urbain. Ce stade est chargé d'histoire, avec une âme et une identité avec une grosse culture de la formation. Plus de 200 enfants viennent jouer deux fois par semaine avec une quarantaine de bénévoles et éducateurs".
Cette culture de la formation et du bénévolat constitue la colonne vertébrale des petits clubs, permettant l'organisation des matchs dominicaux et des événements qui rythment la vie de la communauté rugbystique. Le club de rugby devient ainsi une véritable institution locale, une "maison commune" qui fonctionne grâce à l'engagement désintéressé de ses membres.
Malgré ces atouts indéniables, le rugby occupe une place paradoxale dans le paysage sportif français. Profondément ancré dans les régions du Sud, il ne se classe pourtant qu'au dixième rang des sports en termes de licenciés, avec 324 000 pratiquants en France, dont 66 320 en Nouvelle-Aquitaine (source INSEE). Cette position, derrière des disciplines comme le golf, la natation ou le canoë-kayak, témoigne d'un potentiel de développement encore inexploité.
L’esprit rugby
C'est dans ce contexte que des championnes comme Assia Khalfaoui jouent un rôle crucial, incarnant l'esprit de combativité et de dépassement de soi propre au rugby. Revenant sur le titre historique des Lionnes du Stade bordelais, elle explique.
Ce qui nous a permis d'être championnes de France, c'est l'envie d'être sur un terrain. On n'avait pas la meilleure équipe du championnat mais on avait les filles le plus hargneuses.
Assia Khalfaoui, championne de France de rugby
"On a construit autour de ça et on a montré qu'avec l'esprit de corps tout est possible." poursuit-elle.
Cette philosophie, mêlant humilité, solidarité et dépassement de soi, fait du rugby bien plus qu'un sport de combat collectif. C'est une école de la vie, forgeant des caractères et tissant des liens indéfectibles entre ses adeptes, des plus jeunes aux plus expérimentés.
Si le règne du Stade Bordelais s'estompe après 1911, Bordeaux reste une place forte du rugby français. Entre 1899 et 1971, la ville accueille 18 fois la finale du championnat de France. Et c'est dans son antre de Sainte-Germaine que se joue le premier France-Afrique du Sud de l'histoire, en 1913.
Aujourd'hui, si Toulouse brille de mille feux et que Paris a repris du galon, n'oublions pas que c'est bien Bordeaux qui a façonné le rugby français tel que nous le connaissons. Une histoire que les passionnés s'efforcent de préserver, pour que jamais ne s'éteigne la flamme allumée par ces marins anglais il y a près de 150 ans.
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