TEMOIGNAGE. Infirmiers libéraux en colère : surtout "rester humain" et être "reconnus"

"Les infirmiers libéraux en colère", c'est le nom de leur mouvement et de leur collectif. Un fait inhabituel pour des professions souvent discrètes. Depuis le 6 février, ils ont adressé leurs revendications à Emmanuel Macron dans une lettre ouverte exprimant tout haut la souffrance de toute une profession.

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Ils sont un des maillons essentiels de notre société, pour assurer la continuité des soins, maintenir les personnes âgées à leur domicile et parfois les assister jusqu'à la fin.

Les infirmiers libéraux sont en colère parce qu'ils se sont souvent tus. Ces travailleurs indépendants avaient jusque-là à cœur le bien-être de leurs patients et de maintenir leur cabinet rentable. Un équilibre difficile à trouver ces temps-ci. "Ce que nous espérons tous, c'est pouvoir rester humain en faisant notre travail MAIS en étant reconnus". En une phrase, Bruno Barreto, qui s'exprime au nom des "Infirmiers libéraux en colère (Nouvelle-Aquitaine)" a résumé ce qui mine la profession depuis des années. 

Quand c'est nécessaire, on prend le temps.

Bruno Barreto, collectif des Infirmiers Libéraux en Colère

Rédaction web France 3 Aquitaine

Bruno exerce en libéral à Saint Vincent de Paul, dans la région bordelaise, depuis six ans. Il explique que, pour sa part, c'était un choix professionnel. "Je suis parti en libéral pour avoir du contact, de l'humain devant moi. Je ne critique pas l'hôpital, je sais que c'est dur. Moi, je voulais avoir ce temps. Mais vu comment c'est pratiqué et qu'on est payés à la fronde... C'est dommage, mais on a moins le temps d'écouter". Même si, il le répète, "quand c'est nécessaire, on prend le temps". 

Chaque acte, prise de sang, pansements, toilette, est tarifé, mais les déplacements sont également chronophages. Pour des personnes dépendantes qui nécessitent parfois deux à trois visites dans la journée, une seule est comptée. Ce qui fait dire à Bruno Barreto que c'est dur d'accepter de nouvelles personnes dépendantes dans la patientèle quand ce n'est plus rentable pour un cabinet. 

Selon lui, la plupart du temps, ces professionnels s'organisent en cabinet de deux personnes. Le but est de pour pouvoir partager le temps auprès des patients, car il faut "assurer la continuité des soins", c'est une "obligation". Par exemple, avec sa collègue, ils travaillent deux semaines complètes par mois, tout au long de l'année. Chacun s'organise comme il veut, mais lui se lève vers 6 heures pour pouvoir voir aussi sa famille (il est marié et a deux enfants) puis travaille dès 7 heures jusqu'à 12h30. Puis de 15 heures à 19h30-20 heures. Des journées bien remplies.

250 kilomètres par jour

Stéphane Thomas exerce, lui, en milieu rural, à Morlaàs près de Pau. Après une carrière en tant qu'infirmier militaire, il a poursuivi dans le civil, il y a 20 ans. Ses tournées commencent dès 6 heures du matin et jusqu'à 20 h 30, avec une pause entre 13 h 30 et 15 h 30. Dans l'arrière-pays palois, ce n'est pas le désert médical à proprement parlé, mais "l'offre de soins se dégrade. Avec des médecins qui ne sont pas remplacés, des infirmières très présentes sur le terrain (...) et une patientèle très âgée". Stéphane fait également beaucoup de route, 250 km par jour, avec sa voiture électrique qui commence à lui coûter plus cher que s'il était encore à l'essence, à cause de la crise énergétique.

Plus ça va, plus la permanence des soins s'appuie sur nous.

Stéphane Thomas

Rédaction web France 3 Aquitaine

Un contexte qui fait qu'ils doivent assurer des "soins obligatoires", au-delà de ce qui est habituel pour des infirmiers : "on doit recoudre", ou alors prendre "des décisions qui doivent être prises". Il décrit son quotidien avec des patients chroniques "que l'on suit parfois depuis des années. 10, 15, 20, on connaît toute leur histoire. Les diabétiques, arthritiques, auxquels s'ajoutent maintenant les chimiothérapies, les soins post-opératoires. (...) Plus ça va, plus cette permanence du soin ne s'appuie que sur nous, au domicile".

Stéphane fait partie d'un cabinet de trois infirmiers parce qu'ils ont embauché la remplaçante. Mais sa collègue principale, qui a 61 ans, est en burn-out depuis trois mois.  "Elle ne peut plus. Elle est seule. C'est quelqu'un qui prend beaucoup sur elle. Elle est tellement investie..." Il s'indigne sur le fait qu'elle a dû revenir au travail parce que "l'assurance qu'elle avait ne la couvrait pas" dans sa situation. "Même si elle est arrêtée par son médecin, elle n'a droit à rien".

Des usures professionnelles qui sont tristement courantes, selon lui, parce que les femmes infirmières qui sont très représentées, n'osent pas parler ou se plaindre de la difficulté d'équilibrer vie professionnelle et vie personnelle. "Les femmes sont très sollicitées, elles compensent, jusqu'à ne plus en pouvoir (... ) Je peux le dire, je suis un homme, je vois mes collègues, ma famille (sa femme est également infirmière depuis 40 ans). "Il y a beaucoup de divorces", ou comme ici, des personnes qui sont à bout.

Bien-sûr, les revendications portent sur ces actes, disent-ils sous-évalués ,parce qu'il est difficile de quantifier le rôle humain. On ne compte pas le temps pris pour se saluer, prendre des nouvelles, évaluer l'état général de la personne, la questionner si besoin. On ne peut juste entrer chez quelqu'un, faire une prise de sang et repartir. Stéphane insiste sur le fait que les infirmiers et infirmières demandent "une juste rémunération par rapport à l'ensemble des charges qui nous sont demandées, à la pénibilité". Il affirme, lui aussi, qu'avec ces tarifs déconnectés, les infirmiers en arrivent à refuser des soins ou de nouveaux patients. "Tous les actes sont sous-payés. Une prise de sang, c'est 6,80 euros avec le déplacement. Ça me prend une demi-heure. Si j'en fais deux, avec les charges, je ne suis même pas au SMIC".

Le temps auprès des patients "n'est pas quantifié"

Christelle Biensan  est infirmière depuis 26 ans et exerce depuis 15 ans en libérale à Lormont-Cenon et Carbon-Blanc. Elle est installée dans un cabinet avec un autre collègue avec lequel ils se relaient auprès des patients.

Ils se sont spécialisés dans les soins palliatifs à domicile, en plus des soins habituels, et dans le diabète. Pour cela, elle s'est formée durant un an au Diplôme Universitaire (DU) de diabétologie, pour apprendre la prise en charge très particulière auprès des diabétiques. Elle regrette que ces spécialisations ne soient pas prises en compte en tant qu'expertises. Tous ces actes, en plus d'actes classiques d'hygiène ou de soins, demandent beaucoup de relationnel. 

Qu'il s'agisse des soins palliatifs, on passe du temps auprès de la famille. De même, avec les diabétiques, "on fait beaucoup d'éducation thérapeutique. La piqûre d'insuline, ça prend à peu près 30 secondes. Et ça, ça n'est pas quantifié. Du tout  : c'est 3,15 euros ! Alors qu'on peut rester parfois une demi-heure pour bien expliquer les symptômes, le reprise alimentaire". 

Concernant sa vie personnelle, elle arrive à avoir "deux casquettes" pour ne pas ramener son travail à la maison. "Je travaille une semaine sur deux. Pendant une semaine, je ne vois pratiquement pas mes enfants. Et ma semaine professionnelle, je suis consacrée qu'à mon travail. Je peux aussi me déplacer la nuit, par exemple pour faire des injections de morphine pour calmer la douleur en soins palliatifs. Mais à la maison, je suis maman et femme... J'arrive à cliver".

Comme ses collègues, elle débute ses journées tôt et finit tard. D'autres infirmiers refusent d'aller dans certains quartiers, quand il fait nuit. Elle l'avoue, cette année, c'est la première fois qu'elle a eu peur de faire sa tournée, seule, le 1er janvier dernier, alors que des délinquants lançaient des tirs de mortier et qu'elle devait assurer des soins dans les cités. "On ne parle jamais de notre sécurité à nous". Et encore, elle positive, en racontant que ses enfants lui ont fait une playlist à écouter, pour ne pas trop y penser. 

Protester ou se syndiquer, elle n'y a jamais pensé. "C'est un métier, on est assez seul. On ne se connaît pas. On a chacun nos difficultés (...) On vit tous la même chose". Quand ce groupe s'est créé, elle a trouvé ça "génial. En plus, c'est asyndical. On a commencé à revendiquer et surtout à être solidaires des uns des autres (...) avec beaucoup de bienveillance"

Une lettre ouverte, une pétition

Tout a commencé avec cette lettre "beaucoup d'infirmiers libéraux se sont reconnus dans ces difficultés, cette réalité qui est décrite, mais aussi dans cette injustice qui fait que, depuis 2012, rien n'a été fait pour les infirmiers libéraux".

Dans cette "Lettre ouverte des Infirmier(e)s libéraux", dont la pétition en ligne avoisine les 30700 signatures ce 20 février, ces professionnels expliquent la raison de cette colère.

Ils dénoncent un manque de considération de ce qu'ils font au quotidien au-delà de la prise de sang. "Nous représentons le lien avec le médecin, la famille, l’assistante sociale, la mairie (pour les portages des repas), les pharmacies, les laboratoires. (...) La prise en charge que nous faisons dépasse souvent le cadre de travail qui nous est imposé par la nomenclature parce que nous sommes humains !"
Les paiements à l'acte sont sous-évalués selon eux. "Depuis des années, les gouvernements successifs ne cessent de modifier, et amputer nos rémunérations. Les indemnités kilométriques sont passées de 2,30€ en 2009 (avenant 1) à 2,50€ en 2012 (avenant 3) et n’ont depuis plus été réévaluées". Une profession médicale peu reconnue (financièrement) par rapport au kiné dont le déplacement s'élève à 4€ ou au médecin dont le coût du déplacement, en fonction de l’horaire d’intervention, varie entre 10€ et 43,5€..."

D'après Bruno Barreto, du collectif des Infirmiers libéraux en colère, le mouvement a pris plus d'ampleur qu'ils auraient pu imaginer. Entre 10 et 12 000 professionnels ont répondu à l'appel sur les réseaux sociaux pour ce collectif asyndical qui souhaite porter et faire entendre la voix de leur colère.

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