Avant la légalisation de l'IVG par la loi Veil, promulguée le 17 janvier 1975, des milliers de femmes ont été contraintes d'avorter clandestinement, au péril de leur vie. Étudiante à Bordeaux dans les années 60, Maguy a été l'une d'entre elles. Brigitte, elle, pratiquait des avortements illégaux dans un groupe militant. Elles racontent.
Maguy a 22 ans lorsqu'elle apprend sa grossesse. Originaire d'un petit village du Lot-et-Garonne, elle étudie à la faculté de Bordeaux. Enfin, elle goûte à la "liberté de la grande ville" qui l'a tant attirée. L'évènement tombe mal. "Être enceinte, cela représentait la fin de cette liberté. C'était m'engager dans une vie que je n'avais pas choisie, laisser quelque chose décider de mon sort", se souvient celle qui a aujourd'hui 81 ans. À ce moment-là, nous sommes en 1965 et l'avortement est toujours illégal en France.
Les années 60, c'était une période de liberté sexuelle. Tout le monde en parlait facilement, donc je n'avais pas l'impression de faire des choses très répréhensibles
MaguyA vécu un avortement clandestin en 1965
Dans son entourage, il se murmure que des femmes ont recours à des avortements clandestins. Le sujet est tabou, tant il est sévèrement réprimé. "J'étais prête à tout", avoue-t-elle, au péril de sa santé et de sa vie. Le bouche-à-oreille la conduit chez un médecin bordelais. Il utilise la "technique de l'algue laminaire", dont la tige gonfle en absorbant l’humidité pour dilater le col de l'utérus et provoquer l'avortement.
"Il m'a dit que ça ferait effet dans huit à dix jours, sans me donner d'explications. Je pensais : "Ça y est, c'est bon, peu importe ce que tu souffres, c'est fait !", continue Maguy. La jeune femme part en vacances avec celui qui deviendra son mari, reprend les cours de sa vie, sans se douter qu'elle couve une infection. Elle frôlera la septicémie, quelques semaines plus tard.
800 000 avortées clandestinement chaque année
Le nombre de femmes à avorter clandestinement avant la loi Veil de 1975 est estimé à 800 000 chaque année, en France. Toutes se rendaient coupables d'un délit puni par des peines d'emprisonnement. "Tout le monde avait peur. Quand une femme disparaissait pendant quelque temps du café, on se doutait que c'était pour ça. Pour en parler, il fallait que ce soit une personne de confiance", se souvient Maguy, qui s'est confiée sur cet épisode traumatisant pour la première fois, il y a trois ans seulement.
L'année dernière, elle a décidé de rendre public son témoignage en participant au documentaire "Il suffit d'écouter les femmes" de la réalisatrice Sonia Gonzalez, produit par France Télévisions et l'INA (diffusé le 14 janvier 2025, en replay jusqu'au 18 octobre 2025 sur france.tv). Une libération pour celle qui a longtemps éprouvé un "sentiment de culpabilité et de trahison vis-à-vis de [ses] parents qui me faisaient confiance". Ils n'ont jamais su ce qu'elle a traversé.
Des femmes ont eu des problèmes de santé après un avortement clandestin. D'autres ont payé plusieurs fois des médecins ou des faiseuses d'ange et, en fait, étaient toujours enceintes.
MaguyA vécu un avortement clandestin en 1965
Des méthodes aux conséquences sur la fertilité
À l’époque, la contraception est peu répandue et difficile d'accès. Certains couples pratiquent le retrait ou la méthode du calendrier pour suivre les cycles, peu fiables. En cas de grossesse, la plupart des femmes doivent se débrouiller seules ou se tournent vers des "faiseuses d'ange", payées pour provoquer un avortement dans le secret. Une sonde en plastique ou un objet introduit dans l'utérus entraîne une infection et des saignements, seules conditions pour recevoir un curetage à l'hôpital.
Dans les années 60, 70 et même après, le corps médical compte de nombreux opposants à l'IVG. Maguy en a fait l'expérience, chassée par une sage-femme après l'infection causée par son avortement à l'algue laminaire. "Elle m'a dit "Ça ne me concerne pas. Mademoiselle, vous sortez." J'avais une infection depuis plus de deux mois, je me suis évanouie devant la porte de son cabinet. Mes trompes étaient bouchées. J'aurais pu en mourir", s'émeut l'ancienne étudiante en sciences naturelles.
Un petit réseau de médecins facilitant l'avortement existait. Mais quand une femme est déterminée, elle arrive à ses fins, quelles que soient les conditions et au risque et péril de sa vie, des complications, des hémorragies.
Brigitte TandonnetAncienne militante du MLAC
Comme de nombreuses femmes ayant avorté dans la clandestinité avec les méthodes précaires de l'époque, Maguy a ensuite souffert d'infertilité pendant plusieurs années. Elle s’était résignée à ne pas avoir d'enfants, sinon à recourir à l'adoption ou être simplement marraine de ceux de ses amis, jusqu'à subir une greffe des trompes.
Mouvement d'étudiants-militants sur le campus
Lorsqu'elle étudiait à Bordeaux, Maguy n'a pas eu la chance de croiser le MLAC. Une antenne de ce Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, est créé sur le campus Talence - Pessac, à la fin de l'année 73 par des étudiants en médecine, psycho, infirmiers, kiné, pour pratiquer des avortements illégaux. Brigitte Tandonnet a été l'une d'entre eux.
On était sensibles à ce que nous racontaient nos camarades, choqués des violences qu'elles pouvaient subir. On avait envie de faire avancer les choses. C'était répréhensible, on le savait, mais on ne se cachait pas.
Brigitte TandonnetAncienne étudiante en médecine et militante
Le petit groupe utilise la méthode Karman, venue des États-Unis. Une technique par aspiration transmise par des médecins bordelais et moins risquée. "Nous étions très organisés. Grâce à nos stages, nous avions pris des contacts de médecins hospitaliers au cas où on aurait eu un problème. Cela peut paraître incroyable, mais certains nous envoyaient des patientes", continue la Gersoise, devenue gynécologue médicale à Bordeaux.
Jusqu'en 1975, ces jeunes militants aident des centaines de femmes à avorter. En moyenne 7 par semaine, d'après les souvenirs de Brigitte. "On tenait une permanence hebdomadaire à l'université. Puis, on leur donnait rendez-vous huit jours plus tard dans un appartement que l'on nous prêtait", détaille-t-elle.
Tous connaissent les peines encourues, mais en 1973, les lignes commencent doucement à bouger, entre la publication du "manifeste des 343" avortées et la plaidoirie de Gisèle Halimi pour défendre une adolescente ayant avorté après un viol. "Dans les années 70, il y avait plus de tolérance, c’était un peu comme si les gens disaient 'on les laisse faire, on verra bien'. S'il y avait eu des répressions, je pense qu'il y aurait eu un soulèvement. Le gouvernement craignait ça", estime Brigitte Tandonnet.
Il y a une part de tabou sur ce sujet, mais aussi de douleur. Celles qui ont eu un avortement compliqué ont été meurtries dans leur chair.
Brigitte Tandonnet
Une légalisation d'abord expérimentale
Le 17 janvier 1975, la loi Veil est promulguée à titre expérimental. Elle sera reconduite sans limite, en 1979. Un soulagement inespéré pour Maguy et toutes les autres. "J'étais dans une période euphorique de ma vie, mon fils de 3 ans me comblait de tout ce que j'avais pu subir avant. J'étais ravie pour nous toutes", réagit la Lot-et-Garonnaise.
Après la loi Veil, les choses ont mis des mois à se mettre en place. Dans les hôpitaux, il fallait que le chef de service en gynécologie obstétrique soit d'accord, il fallait trouver du personnel volontaire. Cela n'a pas été évident.
Brigitte TandonnetAncienne militante du MLAC devenue gynécologue médicale
Cinquante ans plus tard, et alors que la France est devenue le premier pays au monde à inscrire le droit à l'IVG dans sa Constitution en mars 2024, Brigitte Tandonnet rappelle que le combat n'est jamais vraiment gagné. "À chaque élection, on craint que ces droits soient remis en question. L'accès à l'avortement n'est pas garanti partout dans le pays. Certaines femmes doivent faire 100 km pour obtenir une consultation", pointe la gynécologue retraitée qui a fondé le Centre d'accueil consultation et information à la sexualité (Cacis) en 1981 à Bordeaux.
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Si Maguy accepte enfin de lever le voile sur cet évènement traumatique, ce n'est pas seulement pour rendre compte des traumatismes qu'ont vécu les femmes de son époque. Elle pense à toutes celles dont le droit "à disposer de leur corps" est bafoué. "C'est insupportable. Des femmes doivent se soumettre à des lois de leur pays, dictées par des hommes. En 2025, certaines vivent encore des avortements clandestins... On n'est pas totalement sorties de ça."