Vingt-cinq lettres, vieilles de 80 ans, échangées entre Kitty Eisenstein, une jeune lycéenne autrichienne et un adolescent de La Réole, en Gironde, ont été découvertes. Elles retracent les débuts de la guerre et de l’holocauste, vus par des yeux d’adolescente.
“Octobre 1938. Nous sommes ici tellement humiliés, que nous avons oublié ce qu’était un être humain”. Les mots sont en allemand, écrits dans l’urgence d’une nuit de peur. Ce sont ceux de Kitty Eisenstein. En 1938, Kitty, une jeune juive de 16 ans vivait en Autriche. Depuis quelques mois, elle avait entamé une correspondance avec Roberts Lesbats, un lycéen de La Réole. Leurs échanges vont durer plus de deux ans.
Adolescente, Autrichienne et juive
Le trésor d’histoire “oublié depuis des décennies” a été découvert en novembre 2022 chez la fille de Robert Lesbats. “Il y avait 21 lettres et quatre cartes postales”, indique Jean-Michel Lesbats, le fils de Robert. Sur les enveloppes, l’origine des courriers ne laisse pas doute. Elles viennent d’Allemagne. “Au début, j’ai eu peur que mon père ait eu des penchants vers le mauvais côté”, confie Jean-Michel Lesbats.
Mais ce sont les mots d’une jeune Autrichienne qu’il découvre. Ils dévoilent le quotidien de Kitty Eisenstein, débuté un mois avant l’Anschluss en 1938 à 1940. Juive, Kitty parle de politique et du traitement des juifs par le régime nazi. “Elle décrit l’horreur qui lui tombe dessus, lorsqu’elle est chassée de chez elle, son père envoyé à Dachau et on ne peut s’empêcher de voir ces photos et ces histoires que l’on connait tous”, narre le fils de Robert Lesbats.
Londres, janvier 1939. Je prie Dieu que le national-socialisme ne continue à s'étendre dans aucun pays, car alors, le monde sera condamné à sa perte. Pour toujours, ta Kitty.
Kitty EisensteinJeune autrichienne juive
Malgré ses 17 ans, Kitty pose un regard acéré sur les événements. “Au départ, elle parle comme une enfant : ses journées à l’école, ses loisirs. Puis rapidement, elle parle du national-socialisme et des répercussions en Autriche”, détaille Jean-Michel Lesbats.
La jeune autrichienne raconte aussi les absurdités de la guerre. “Alors qu’elle est dans le train qui l’envoie à la frontière allemande, elle est draguée par des soldats nazis qui lui demandent son adresse londonienne sans savoir qu’elle est juive”, cite l’écrivain. Elle décrira ensuite son exode, à Londres puis aux États-Unis.
"Tu insultais tellement Hitler"
Au travers des écrits, le fils de Robert découvre son père vindicatif et farouchement opposé au régime nazi. "Je n’ai pu faire franchir la frontière vers Londres à aucune de tes lettres, parce que tu insultais tellement Hitler et que les douaniers lisent chaque lettre à la frontière de la douane", explique Kitty Eisenstein dans l'une de ses correspondances.
Amitié, amour, leur relation épistolaire n’est jamais franchement définie. “Il y a quelque chose de grand entre nous. Je sens mon cœur chavirer quand je t’écris”, murmurera de sa plume, la jeune Autrichienne.
Jean-Michel Lesbats est happé par ce récit, “à la recherche d’une nouvelle lettre, peut-être encore cachée dans les malles” de son père. Il décide d’en écrire un livre.“J'étais passionné par ce que cela pouvait représenter d’un point de vue historique. Je ne pouvais pas les laisser dans un tiroir”, explique-t-il.
Vu de l'intérieur
Par devoir de mémoire, il contacte la professeure d’allemand du lycée de La Réole, où son père avait fait ses classes. “C’est faire découvrir de manière plus humaine l’Histoire, et montrer ce qu’a pu vivre une adolescente, et la chance qu’ils ont de ne pas l’avoir vécu”, explique l’ancien professeur d’allemand.
Elle parle d’attentat, de la Nuit de Cristal, sans la citer. Il y a un niveau historique où le témoignage se mêle aux moments marquants de cette période.
Jean-Michel Lesbatsfils de Roberts Lesbats et auteur d'un ouvrage sur ces correspondances
L’enseignante accepte et propose entre autres à ses élèves de se mettre à la place de Robert, dont les lettres sont inconnues. “Je voulais qu’ils voient cette période de l’intérieur, qu'ils se demandent "qu’est-ce que j’aurais répondu pour la soutenir ?”, précise Évelyne Sacchet.
Une question difficile pour ces lycéens. “Je me suis mis à sa place et je ne suis pas certain que j’aurais eu le même courage qu’elle. On n'a pas tous la même vie à 15 ans, elle a été très forte de survivre à tout ça”, reconnaît Lyam Meunier, élève de seconde ua lycée Jean Renou.
Si proche par l’âge, et à la fois éloignés par le contexte, les élèves ont aussi retracé le parcours d’exil de Kitty, et les contextes socio-politiques des pays qu’elle a traversés. “On est plongé dans cette Seconde Guerre mondiale, on se rend d’autant plus compte de l’horreur. À quel point l’humain peut être inhumain par moment", explique Thaïs Meunier Fuschien, élève de seconde.
Morte à 38 ans
Dans ses dernières lettres, envoyées des États-Unis, Kitty promet de s’écrire “tous les quinze jours”. Il n’y aura pas d’autre lettre après celle-ci. “J’ai appris par son certificat de mariage qu’elle était devenue tailleuse de diamant après avoir été modiste”, raconte l’écrivain et professeur d’allemand. Une vie aussi éprouvante que courte pour la jeune femme. Elle mourra en 1962 à l’âge de 38 ans, sans descendance.
Aujourd’hui, Jean-Michel Lesbats tente de retrouver la trace de sa famille. “Une dame de Langon m’a contacté parce qu’elle aurait un lien de parenté avec Kitty”, sourit Jean-Michel Lesbats. De la Réole à Langon, en passant par l’Autriche, Londres et les États-Unis, l'histoire universelle de Kitty semble inéluctablement retourner, auprès de "son" Robert.