Il existe des nuits de Noël pas comme les autres. Pour Maurice Rosenfeld, c’était la nuit du 24 décembre 1944. Il avait 11 ans et habitait Eckbolsheim, à l'ouest de Strasbourg. Sa commune venait d'être libérée quelques semaines auparavant. À la messe de minuit, l'église était pleine de soldats américains.
Maurice Rosenfeld, 91 ans aujourd'hui, a noté ses souvenirs liés à la Libération de son village, le 23 novembre 1944 et au premier Noël qui a suivi.
“Le vent du nord souffle froidement, rues et ruelles sont dans une profonde obscurité, Les glaçons scintillent aux rayons de lune, la neige glisse sous les pas.” Il a tout noté pour ne pas oublier, mais sa mémoire semble excellente. Il se souvient qu'il y avait 10 cm de neige cette nuit-là. Toutes les portes et fenêtres étaient encore opacifiées par du papier noir. Aucune lumière ne devait filtrer pendant les bombardements, pour que les avions se repèrent moins facilement.
"Vers minuit les cloches ont sonné" se souvient celui qui était alors un enfant. "Dans le quartier de l’église, il n’y avait pas de courant cette nuit-là, alors le sacristain a fait sonner les cloches à la main, en tirant sur les cordes. Dans l'église le soufflet de l'orgue était actionné à la pédale."
D’autres villages alentour n'étaient pas encore libérés et on entendait encore des coups de feu. "Malgré tout, c’est le dernier Noël de guerre. Enfin libérés. Incroyable mais vrai. Vous savez, pour les gens, redevenir Français, c'était quelque chose."
À cette époque, pas question de faire bombance à Noël. Il fallait des tickets de rationnement pour tout, le pain, le lait, les cigarettes. Sous le sapin et dans les casseroles en cuisine, les familles n'avaient pas grand-chose. Mais leur ressenti était complètement différent ce Noël 44.
"Sous le sapin, pas plus de cadeau que l’année précédente, mais un cauchemar a disparu : enfin libérés."
Maurice Rosenfeld, 11 ans à Noël 1944
Quand les cloches de l'église d'Eckbolsheim ont sonné pour rassembler les fidèles, les gens ont commencé à affluer de toutes les directions. "La lumière blafarde des lampes de poche oscille dans la neige," Maurice Rosenfeld continue de lire son récit. "Soudain on entend venir un convoi militaire, au moins l’effectif d’une compagnie."
Ce sont des Américains. Le casque brun, l’arme à la main, en rang, ils entrent dans l'église et vont jusqu'au chœur, qui est orné de l'Union Jack, la bannière étoilée et du drapeau tricolore. Ils se sont avancés jusqu'au premier banc à gauche et ils ont rempli tout le côté gauche, raconte celui qui était servant de messe à l'époque.
"Je pense que notre curé avait été prévenu, parce que lorsque les paroissiens sont arrivés, il les a fait s’asseoir à droite et il a laissé le côté gauche libre, donc il savait que les Américains arriveraient."
Le jeune servent de messe était devant et se souvient bien de l'assemblée. "Des hommes très jeunes, leurs pensées étaient au-delà de l'océan, auprès de leurs mères, pères, femmes et enfants." Leur aumônier a pris place dans le chœur. Sur les 200 soldats, entre 20 et 30 se sont avancés pour chanter "Silent night, holly night" (Douce nuit, sainte nuit).
"Côté gauche dans l'assemblée, à chaque banc quelqu'un en pleurs, des gens affligés, en deuil. Les hommes jeunes du village sont tous à la guerre, la plupart sur le front russe. On chante le cantique "Pité mon Dieu", un souvenir inoubliable."
La crèche est décorée d'un drapeau bleu blanc rouge. Balthazar, le mage noir hoche la tête. Parmi les soldats, il y a trois ou quatre hommes de couleur, l'un d'eux sourit à cette scène.
"L'office se termine, mains et cœurs sont réchauffés, embrassades, poignées de main, les GI's repartent. Noël annonce la paix aux hommes de la terre, cette tuerie doit s'arrêter, en finir avec cette saleté. Dehors, il fait toujours froid, un peu de neige est soufflée des toits."
Cette nuit-là, il y a 80 ans, le petit Maurice comprend en se glissant entre ses draps chauffés aux galets et au fer à repasser, que cette messe de minuit restera gravée en lui pour toujours.
"Je n'oublierai jamais ce moment, cette compagnie de soldats venue à la messe. C'était la première et la dernière fois que j'ai assisté à une messe comme ça."
À chaque Noël, il repense à celui de 1944, quelques semaines après la Libération de son village par les alliés. Comme il l'a pressenti cette nuit-là, l'immense émotion et les souvenirs puissants du moment sont toujours là, dans son cœur et dans sa mémoire. C'était il y a 80 ans.