Témoignage. Amputé à cause d’un accident du travail, il raconte sa galère

Publié le Écrit par Isabelle Rio

Les accidents du travail sont-ils sous-estimés dans les statistiques officielles ? Aucun registre global ne permet de cerner cette réalité qui fait pourtant des centaines de morts par an en France et des milliers de personnes handicapées. Philippe Fougères, un agent de production en Haute-Vienne, a été amputé après un accident dans son entreprise.

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C'est en manipulant une pièce métallique sur son poste d'agent de production que Philippe Fougères a senti un choc intense : le pouce de sa main droite venait d'être sectionné dans son gant. C'était le lundi de Pâques 2020. Aujourd'hui, trois ans plus tard, tout est ressenti encore intensément quand il parle de ce qui est devenu une double amputation.

"La première tentative de récupération de mon pouce a échoué, il n'y avait que 50% de chances, car l'artère avait été arrachée. Il a fallu amputer. Et après quatre mois sans pouce, les chirurgiens orthopédistes m'ont proposé de prélever une partie de mon orteil pour une troisième opération chirurgicale. Ils ont pris le dessus de mon gros orteil, ils ont prélevé aussi de l'os, de la peau et ils ont recollé tout ça dessus"

Un parcours médical de douleurs, de doutes et de questions

Philippe Fougères poursuit : "Au début, vous n'avez pas le temps de penser, ça va vite, tout va vite, le trauma est grave, les gens autour agissent, ça vous enlève la pensée. Après, il faut être bien entouré.  Quand on perd un membre comme ça, c'est compliqué.

L'acceptation du handicap se fait en plusieurs étapes. Au début, on se dit, je vais arriver à tout surmonter, je suis costaud, puis il y a de grands moments de solitude. Il faut être bien entouré par sa famille et pouvoir partager. J'ai un suivi psychologique au CHU depuis le début, y a besoin de ça, parce que les gens ne comprennent pas, y a que des gens qui sont passés par là qui peuvent vous aider"

Une réalité sous-évaluée ?

Jeudi 9 mars, le député des Hauts-de-Seine Aurélien Saintoul (LFI) après avoir interpellé le ministre du Travail Olivier Dussopt sur l'évolution du nombre de morts au travail ces dernières années, a présenté une proposition de loi pour créer un jour férié, le 10 mars, "en hommage aux morts du travail et de maladies professionnelles". Une date symbolique, pour "prendre acte du fait que la prospérité collective et l’enrichissement de quelques-uns a un coût extrêmement élevé, qui est la vie elle-même de salariés", selon les mots du député.

Dans le secteur du BTP, c'est un accident toutes les 2 minutes. Des accidents du travail qui peuvent aussi tuer. Plusieurs organismes recensent ces décès. Les derniers chiffres officiels datent de 2019 : 790 décès ont été comptabilisés par le ministère du Travail. Mais les auto-entrepreneurs, les fonctionnaires, les travailleurs détachés ne sont pas pris en compte dans ce décompte.

Pour Matthieu Lépine, historien et auteur du livre "l'hécatombe invisible - Enquête sur les morts au travail" publié le 10 mars 2023 aux éditions du Seuil, la réalité est tout autre. Il étudie la presse quotidienne régionale depuis quatre ans et les morts signalées sur les lieux de travail n'entrent pas toutes dans les statistiques officielles.

"Ce qui est sûr, c'est que c'est opaque et qu'il n'y a pas de données qui prennent l'ensemble des travailleurs. Moi sur l'année 2019, entre ce que j'ai trouvé sur la CPAM, la MSA, sur le secteur d'origine maritime, moi, j'ai recensé 896 morts en ne faisant qu'additionner les chiffres de ces différents organismes. Je ne sais pas s'il y a une volonté à cacher les choses, en tout cas, il n'y a pas de volonté à vouloir les étaler au grand jour".

Faute inexcusable de l'employeur

Une opacité dans les chiffres et un parcours du combattant pour les victimes quand la fatalité n'explique pas tout, et que la responsabilité de l'employeur peut être recherchée.

"C'est extrêmement complexe de se lancer dans une procédure de ce type et lourd pour la famille, il faut se remémorer les circonstances de l'accident dans les détails et ensuite, il faut travailler juridiquement pour arriver à démontrer que l'employeur avait conscience du danger auquel il exposait son salarié, mais qu'il n'a pas tout fait pour le protéger. Donc ce sont des procédures lourdes, souvent peu mises en œuvre" souligne Muriel Raynaud Laurent juriste et secrétaire générale de la FNATH 87. 

Philippe Fougères a été reclassé au sein de son entreprise. Ayant un mandat de représentation syndicale, il se sait informé de ses droits, mais pense à toutes celles et ceux qui ne le sont pas et se sentent noyés par les démarches médicales, administratives et judiciaires.

"Il faut se faire accompagner, se diriger vers les bonnes personnes qui sont en capacité de vous aider, de monter les dossiers si besoin. Tous ces gens qui sont mal informés, ... c'est embêtant" ajoute Philippe Fougères.

La FNATH, l'association des accidentés de la vie, comme les avocats sont justement là pour faire reconnaître devant la justice l'importance des préjudices subis par les blessures ou le décès au travail. Des accidents qui augmentent selon la FNATH, en raison de l'accélération des temps d'intervention, du recours aussi à la polyvalence des salariés pour pallier les difficultés de recrutements... mais sans formation adaptée à ces postes.

Emmanuelle Pouyadoux, avocate au barreau de Limoges, accompagne les salariés victimes ou les familles endeuillées lorsque s'exprime le souhait de poursuivre l'employeur pour faute inexcusable.

"Il y a en plus du parcours médical ou du deuil du proche, une vraie souffrance psychologique pour la victime. Un salarié qui se lève le matin ne part pas avec l'idée de se blesser au travail, donc il vit cet accident comme une injustice, je souffre, ma vie va changer, je ne serai plus la même personne, je ne pourrai peut-être jamais plus travailler, c'est donc souvent très difficile, d'autant que l'employeur ne prend souvent pas la mesure de cette souffrance et très souvent ne prend aucune nouvelle de ce salarié ou de la famille qui se sent exclu de la société et de l'entreprise où il travaillait parfois depuis de nombreuses années" précise Me Emmanuelle Pouyadoux.

L'employeur peut être poursuivi au pénal, quand les carences ou absentions de l'employeur constituent des délits.

"À la barre, on peut entendre dire que la législation est trop complexe ou encore je gère mon entreprise en bon père de famille et je n'ai en effet pas rempli tel formulaire ... mais ce sont les règles de sécurité qui ne sont pas respectées ou les règles légales qui n'ont pas été mises en place. C'est par exemple une boucherie où la sécurité du hachoir a été enlevée pour un meilleur rendement et la main du salarié a été happée, ou cette entreprise de couverture où le salarié se hisse sur le toit sans harnais... Il y a en réalité une mise en danger du personnel", ajoute Me Emmanuelle Pouyadoux, avocate.

Lorsqu'elle existe, la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur est une étape importante pour la victime ou la famille de la victime décédée. Cette procédure devant le pôle social (à Limoges en première instance puis à Poitiers en cas d'appel) permet l'indemnisation de préjudices personnels, ces préjudices qui ne sont pas pris en compte si la faute de l'employeur n'est pas reconnue.

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