Témoignage. "On a l'impression d'être devenus inutiles, du jour au lendemain" : Franck raconte 25 ans de travail chez ArcelorMittal alors que son usine va fermer

Publié le Écrit par Matti Faye et Layla Landry

Franck Gauthier-Gensoul a passé 25 ans de sa carrière professionnelle chez ArcelorMittal à Reims (Marne). Une tranche de vie qui va brutalement s'arrêter en 2025, avec la fermeture du site. Il s'est longuement confié à France 3 Champagne-Ardenne.

L'essentiel du jour : notre sélection exclusive
Chaque jour, notre rédaction vous réserve le meilleur de l'info régionale. Une sélection rien que pour vous, pour rester en lien avec vos régions.
France Télévisions utilise votre adresse e-mail afin de vous envoyer la newsletter "L'essentiel du jour : notre sélection exclusive". Vous pouvez vous désinscrire à tout moment via le lien en bas de cette newsletter. Notre politique de confidentialité

Franck Gauthier-Gensoul a travaillé pendant 25 ans dans la même entreprise, chez ArcelorMittal à Reims (Marne). À la fin du mois de novembre, il a brutalement appris qu'il allait perdre son emploi. Le géant de la sidérurgie a en effet confirmé le 25 novembre la fermeture de ses centres de services de Reims et Denain (Nord), avec 113 suppressions d'emplois à Reims et 21 à Denain.

Le projet de la direction prévoit également une suppression de postes à Ottmarsheim (Haut-Rhin) et 19 créations d'emplois sur d'autres sites. Le groupe justifie ces licenciements par "un marché en baisse de 30% depuis 2019" et "les importations extra-européennes à bas prix [qui] déséquilibrent les conditions de concurrence".

Derrière ces chiffres qui s'accumulent se retrouvent des dizaines d'histoires, des dizaines de vies dont le quotidien est tout à coup bouleversé. Celle de Franck Gauthier-Gensoul est l'une d'entre elles. "On a eu vraiment l'impression que notre savoir-faire, on l'avait perdu en une heure, confie le salarié. On était fiers de travailler, on a un tour de main, on a une conscience professionnelle. Et le seul remerciement qu'on a : 'Vous n'êtes plus bons à rien, on ferme.'"

La fierté d'entrer à la PUM

Lui est entré dans l'entreprise en décembre 1999. Embauché le 7 janvier 2000 - il se souvient encore précisément de la date - il apprend son métier "sur le tas". À ce moment-là, l'usine installée dans le nord de Reims, au bord du canal, n'est pas encore aux couleurs d'ArcelorMittal. Sur la façade, on peut lire les trois lettres bleues de la PUM, "Produits d’usines métallurgiques". C'est alors le premier employeur privé de la ville, avec plus de 1 200 salariés.

"J'ai téléphoné à toute ma famille tellement j'étais fier d'avoir signé à la PUM, ça m'a coûté une fortune en facture de téléphone", raconte l'ouvrier. "On était contents d'aller travailler, on était respectés par la hiérarchie. Il y avait des tensions comme partout, mais on se disait les choses et ça allait bien."

"C'était une ambiance familiale. J'étais intérimaire avant et je n'avais pas ressenti ça dans les autres entreprises, sur le bassin rémois, châlonnais ou sparnacien. Je suis rentré à la PUM, les anciens m'ont dit : 'Si tu fais ce qu'on te dit, petit con, ça va aller'. Ce n'était pas péjoratif, c'était plus affectif", se remémore-t-il. "Sincèrement, on faisait des grosses semaines. Par moments, on a passé plus de temps avec les collègues qu'avec nos familles. On commençait le lundi matin à 05h. On s'arrêtait le samedi à 12h. On était content d'avoir fait le travail."

Une perte de sens avec l'arrivée d'ArcelorMittal

Après Cockerill Sambre, puis Usinor et Arcelor, la PUM passe en 2006 sous le pavillon d'ArcelorMittal et l'ambiance change, selon Franck Gauthier-Gensoul. "C'était une période un peu bizarre. On ne comprenait pas pourquoi notre travail, qui était respecté avant, l'était moins. Certains collègues - dont j'ai fait partie à un moment - ne faisaient plus de la qualité mais de la quantité. On a vite été remis en place par les clients parce que ça n'allait plus. Mais par moments, je n'avais plus envie d'aller travailler."

Face à une perte de sens dans son travail, l'ouvrier ne s'investit plus autant. "J'ai travaillé plus de vingt ans de nuit chez Arcelor. Avec les collègues, on arrivait une demi-heure en avance, on buvait le café, on refaisait le monde et on allait travailler. Là, je devais être sur mon poste à 12h50, j'arrivais au vestiaire à 12h40. J'avais l'impression de ne plus être respecté. J'avais l'impression que mon travail ne servait à rien du tout. Il fallait juste que je fasse de la quantité."

Nous n'étions plus des collaborateurs mais des chiffres.

Franck Gauthier-Gensoul

Franck Gauthier-Gensoul travaille sur une chaîne d'emballage. "J'emballe en paquet final de la ferraille pour les clients sur différents types d'emballages." Pendant sa journée de travail, il peut répéter plusieurs centaines de fois le même geste. Un travail physique, même si depuis son entrée dans l'entreprise, des robots ont été déployés pour lui faciliter la tâche. "Ils nous l'ont allégée certes physiquement, mais pas mentalement. Pour un ancien comme moi, quand les commandes alphanumériques sont arrivées, je dois vous avouer que l'adaptation fut rude. Mais bon, on est obligés de vivre avec son temps."

La sidération de l'annonce de la fermeture

Le 19 novembre 2024, une réunion du comité social et économique est programmée à Reims entre la direction et les représentants des salariés. Après quelques minutes de réunion, les délégués envoient un message aux salariés qui attendent d'en savoir plus : "'Ils ferment Denain, ils ferment Reims. Définitif.' Là, ça a été un effet de sidération. On était tous autour du téléphone du collègue vraiment sidérés. On ne s'y attendait absolument pas."

"Dans mon équipe, on a entre 20 et 30 ans de boîte. Avec nos petits calculs de cerveaux d'ouvriers, on avait calculé que 30 % de l'équipe partait en retraite dans trois ans. On s'est dit qu'ils allaient taper chez les anciens, que les jeunes allaient rester. Et comme ça, ça ferait un roulement naturel." C'est une toute autre direction qui a été choisie par ArcelorMittal, avec la fermeture de deux sites en France (Reims et Denain) et la perte d'un quart des effectifs de sa filiale Centres de services.

Franck Gauthier-Gensoul confie sa tristesse alors que la fermeture effective se profile. "On a fait tellement d'efforts avec des collègues pour en arriver là. On a l'impression d'être devenus inutiles, du jour au lendemain. C'est ça qui est dur à accepter. C'est très brutal, je ne le souhaite à personne sincèrement."

Je suis un ancien de la PUM. Je ne serai jamais un ancien d'ArcelorMittal.

Franck Gauthier-Gensoul

"Il faut qu'ils nous licencient dans le respect qu'on a eu pour eux pendant nos carrières professionnelles. Et on aimerait bien que Monsieur Mittal, et je dis bien Monsieur Mittal, s'en rappelle. Le respect, ce n'est pas à sens unique."

Un respect qui passera, pour l'ouvrier, par une reconnaissance financière à la hauteur des sacrifices consentis au quotidien, pendant des années. "À titre personnel, je suis allé bosser avec des lombalgies, des sciatiques, des maux de tête dus au bruit. J'ai travaillé pendant toute la Covid. On était une trentaine de collègues présents pendant toute la période."

L'incertitude de l'après

Franck Gauthier-Gensoul aura 57 ans quand l'usine fermera, en 2025. Il s'interroge sur la suite de sa carrière professionnelle, alors que la retraite est encore loin. "Je ne sais pas ce que je vais retrouver, puisque je n'ai aucun diplôme. J'ai des compétences dans l'acier ou dans la pêche. Il n'y a pas beaucoup de débouchés."

"Je dois avouer que pour l'instant sur les piquets de grève, entre nous dans l'atelier, on fait un peu les barbots. Mais quand on va recevoir la lettre recommandée stipulant qu'on a plus besoin de nos services, sincèrement, il y aura une petite larme. Pas pour Arcelor, pour la PUM."

Le 30 juin 2025, on ne fera plus partie des effectifs. Et je ne m'y prépare pas.

Franck Gauthier-Gensoul

Il s'attend à subir le contrecoup de la fermeture. "Il y a des collègues, ça fait 25 ans qu'on se voit tous les jours. On ne va plus se voir. Comment je vais l'accepter ? Je ne sais pas. Je sais que j'ai une résilience assez forte. Mais on parle plus qu'avec nos épouses avec certains collègues."

"Pour certains, le boulot c'est leur vie, c'est vraiment l'usine. Je ne sais pas comment ils vont faire, on essaie de les soutenir actuellement, de leur faire comprendre qu'il va falloir lâcher la rampe. Pour certains, ça va être dur."

Franck Gauthier-Gensoul espère pouvoir retrouver un emploi de manutention. "Comme je suis cariste, je vais essayer de voir si je peux retrouver du travail de nuit. Parce que je suis un vampire, il me faut la nuit pour marcher. Et puis si je ne trouve pas de travail dans la branche que je cherche, je ferai un reclassement comme ouvrier viticole."

La dernière fois que j'étais au chômage, j'avais 20 ans. J'en aurai 57 quand je vais m'y retrouver.

Franck Gauthier-Gensoul

Rien que devoir rédiger son CV sur ordinateur lui fait "un peu peur". "L'informatique et moi, on s'entend bien du moment qu'on ne se fréquente pas", glisse-t-il. Il redoute aussi la baisse de revenus. "Actuellement, je gagne bien ma vie. Je suis quasiment à 14 euros de l'heure. En étant de nuit, j'étais à 17 ou 18 euros. Financièrement parlant, on était bien. À 57 ans, repartir à 11,88 euros [le montant du SMIC horaire], je pense que c'est une conséquence qui va être dure à accepter. Aller au restaurant, partir en week-end, c'est terminé."

La bataille de l'indemnisation

Franck Gauthier-Gensoul n'a pas de difficultés de parler d'argent avec nous. "En travaillant de nuit, avec le 13e mois, je ne m'en cache pas, je gagnais 2 200 euros par mois. Là, ils ont descendu l'équipe de nuit parce qu'il n'y en avait plus besoin. Je suis redescendu à 1 700 euros. Et puis au chômage, on va redescendre à 1 500."

"Ma femme étant à la retraite, on va perdre entre 500 et 800 euros par mois. Donc financièrement parlant, comme on dit vulgairement, il va falloir serrer les fesses. On a de la chance, on n'a pas de crédit maison, mais bon, il y a le reste."

La direction lui a pour l'instant proposé "46 000 euros tout compris" pour son départ. Une somme qui comprend "les indemnités légales, supralégales avec douze mois de reclassement payés à 65 % et ensuite 27 mois de chômage", comme le liste Franck Gauthier-Gensoul. Un chiffrage inacceptable à ses yeux. "J'estime que pour un ouvrier, partir avec 80 000 ou 90 000 euros, ça lui permettrait d'avoir été respecté."

Les premières grèves que j'ai faites, en 2003, on était six sur le rond-point. Là, il y a 100 % de grévistes, ça veut quand même bien dire quelque chose.

Franck Gauthier-Gensoul

De nouveaux échanges avec la direction sont prévus le 15 janvier. "Il faut absolument que la direction comprenne que l'on veut être respectés. Pour être respectés, le nerf de la guerre c'est l'argent. Pour l'instant, ce qu'ils nous proposent est indécent. C'est irrespectueux du travail que l'on a tous fourni depuis 25 ou 30 ans. J'ai des collègues qui ont 35 ans de boîte. C'est la première fois qu'ils font grève plus de deux fois de suite."

"Pour l'instant, nous avons été très calmes, franchement très calmes […] On se moque de nous, on nous mène en bateau. Je suis pêcheur, ils ne vont pas me noyer", conclut-il.

Qu’avez-vous pensé de ce témoignage ?
Cela pourrait vous intéresser :
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Veuillez choisir une région
France Télévisions utilise votre adresse e-mail pour vous envoyer la newsletter de votre région. Vous pouvez vous désabonner à tout moment via le lien en bas de ces newsletters. Notre politique de confidentialité
Je veux en savoir plus sur
le sujet
Veuillez choisir une région
en region
Veuillez choisir une région
sélectionner une région ou un sujet pour confirmer
Toute l'information