Les points de discorde n’ont cessé ces dernières années de se multiplier dans le monde rural, entre agriculteurs et voisins fraîchement arrivés. Un projet de loi veut mieux protéger désormais les premiers, en ajoutant au Code Civil un chapitre relatif aux troubles anormaux du voisinage. Mais il n’irait pas assez loin, selon notamment Bertrand Venteau, président de la Chambre d’Agriculture de la Haute-Vienne.
L’affaire avait eu un retentissement international en 2019. Un couple d’agriculteurs retraités haut-viennois, propriétaires d’une résidence de vacances sur l’île d’Oléron, avait attaqué en justice une voisine, lui reprochant les chants par trop matinaux de son coq, baptisé Maurice.
Le tribunal correctionnel de Rochefort les avait déboutés en septembre 2019 et Maurice était devenu un symbole de résistance de la ruralité française, allant même jusqu’à donner son surnom à une loi de janvier 2021, visant à définir et à protéger le patrimoine sensoriel des campagnes. Une loi que Maurice n’aura pas connue, puisqu’il était parti au paradis des Cocoricos six mois auparavant !
Mais depuis, le monde rural ne cesse de voir se développer des conflits entre les agriculteurs et leurs voisins, bien souvent des néoruraux, dits aussi "nouveaux arrivants".
On a vu, par exemple, un camping de Vendée en conflit avec un élevage de canards voisin ; un éleveur de poule contre un village dans le Tarn et même, après dix ans de procédure, un éleveur de vaches, dans l’Oise, être condamné, en appel en mars 2022, à 102 000 euros de dommages et intérêts, pour troubles anormaux de voisinages (il s’est pourvu en Cassation) !
En Limousin, un éleveur (de vaches également) est actuellement en conflit avec une voisine à Bessines-sur-Gartempe (Haute-Vienne). "Sur le territoire, on est un peu concerné, même si on essaye de régler ces problèmes en interne, avec la profession. Mais il y a des cas, et c’est extrêmement dur et intense, même si ça ne fait pas beaucoup de bruit autour. Et c’est très compliqué pour les exploitants agricoles, qui subissent de nombreuses menaces, des courriers d’avocats et qui, des fois, finissent au tribunal", nous a ainsi déclaré Bertrand Venteau, le président de la chambre d’agriculture de la Haute-Vienne.
Combien de cas exactement ?
Il est difficile de connaître exactement le nombre de ces conflits.
D’une part, comme le reconnaît Bertrand Venteau, parce que bon nombre se règlent à l’amiable, et d’autre part, parce que bon nombre également de ceux portés en justice sont classés sans suite.
"Selon des chiffres issus des travaux préparatoires à la loi de 2021, il y aurait près de 1 800 dépôts de plaintes pour de prétendus dommages liés à l’environnement, et il y aurait également, en 2023, pas loin de 490 recours pour des troubles anormaux de voisinage, sans que l’on puisse spécifiquement identifier les actions concernant les activités agricoles ». Timothée Dufour, avocat spécialisé, dans une interview à "Réussir", en mars 2023
La FNSEA en recensait (les recours pour des troubles anormaux de voisinage) 500 en 2020, et 600 pour 2023.
De son côté, le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti évoquait 1 300 procès inutiles en 2022, pour troubles du voisinage dus aux poules, aux moissonneuses-batteuses, à la poussière lors des récoltes ou aux odeurs des vaches par exemple.
L’agacement de la Justice
Le ministre qui a eu également quelques savoureuses "sorties" à ce sujet :
"Pardon pour la caricature, mais c'est le Parisien qui vient de s'installer près d'une ferme. C'est un rêve bucolique qui pour lui se transforme en cauchemar quand il entend le coq chanter. […] Il est surréaliste qu'on encombre la justice avec des litiges dont l'objet, c'est le meuglement des vaches la nuit. Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse ? Qu'on les sédate ? Si on n'aime pas la campagne, on reste en ville et si on va à la campagne, on s'adapte à la campagne qui préexiste." (mars 2023)
"On marche sur la tête" lorsqu'on lui relate le cas "de gens qui ont été incommodés et qui ont fait un procès parce qu'on entendait le bruit des moissonneuses-batteuses la nuit", ajoutant "je ne sais pas comment on fait pour manger du pain si on ne peut pas couper le blé." (décembre 2023)
Ce qui existait déjà
- Les textes de bases
Les installations agricoles sont soumises à différentes règles, issues des codes d’urbanisme, rural ou encore aux règlements sanitaires départementaux (RSD).
Le principe veut que les distances à respecter varient en fonction de la taille de l’élevage : 50 mètres pour les plus petites exploitations, uniquement soumises au RSD, 100 mètres pour les plus importantes, qui ont le statut d’Installations Classées pour la Protection de l’Environnement.
À noter que selon l’article L111-3 du Code rural, les nouveaux arrivants se doivent de respecter ces mêmes règles, vis-à-vis des installations agricoles.
- La loi du 29 janvier 2021
Elle introduisait dans le Code de l’environnement les sons et les odeurs comme caractéristiques des espaces naturels, et faisant désormais partie du patrimoine commun de la Nation, aux côtés des paysages, de la qualité de l'air ou des êtres vivants et de la biodiversité.
Elle confiait, de plus, aux services régionaux de l’Inventaire du Patrimoine le soin d'identifier et de qualifier l'identité culturelle des territoires ruraux, y compris leurs éléments sonores et olfactifs, pour contribuer à les valoriser. Dans les faits, seules les régions Hauts-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes ont amorcé cette démarche.
Enfin, le gouvernement devait remettre au Parlement, dans les six mois qui suivaient la publication de la loi, un rapport sur la possibilité d'introduire dans le Code civil une définition des troubles anormaux de voisinage et sur l'analyse des nombreuses jurisprudences sur les conflits de voisinage, notamment au regard de l'environnement en milieu rural.
Ce projet de loi va, en partie, y répondre.
- Les chartes ou guides de bonne conduite
Bon nombre de chambres d’agriculture, dont celles du Limousin (exemple en Haute-Vienne ou en Creuse), ont édité, ou eu pour projet, d’instaurer des chartes et autres guides, de bienvenue ou de bonne conduite. Certaines sont restées vœux pieu ou lettres mortes, mais on y trouve au moins quelques rappels de bon sens.
Le nouveau projet de loi
Tout cela a donc conduit au projet de loi principalement porté par la députée (Renaissance) de la troisième circonscription du Morbihan, Nicole Le Peih, et qui vise à l’ajout, au Code Civil, d’un chapitre relatif aux troubles anormaux du voisinage, "visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels".
Il est ainsi formulé :
Article unique.
Le sous-titre II du titre III du livre III du Code civil est complété par un chapitre IV ainsi rédigé :
CHAPITRE IV "Les troubles anormaux du voisinage"
Art. 1253. – Le propriétaire, le locataire, l’occupant sans titre, l’exploitant d’un fonds, le maître d’ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs, à l’origine d’un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage, est responsable de plein droit du dommage qui en résulte. Toutefois, lorsque le trouble provient d’activités, quelle que soit leur nature, préexistantes à l’installation sur le fonds, qui se sont poursuivies dans les mêmes conditions et qui s’exercent conformément à la législation en vigueur, la responsabilité prévue au premier alinéa ne saurait être engagée.
Selon l’exposé de ses motifs, il est ainsi rappelé que "cette proposition de loi permet de poser les conditions d’un « vivre ensemble » équilibré. Ainsi, le texte vient d’abord introduire dans le Code civil le principe de responsabilité fondée sur les troubles anormaux du voisinage, consacré par la jurisprudence, afin de garantir une application homogène sur l’ensemble du territoire national. Il pose ensuite une exception à ce principe tiré de la théorie de la préoccupation, en introduisant dans le Code civil les conditions d’exception posées actuellement, à savoir : le respect de la législation en vigueur, une antériorité, ainsi que la poursuite de l’activité dans les mêmes conditions."
Un projet salué, mais nourrissant quelques craintes
Dans sa grande majorité, le monde agricole salue ce projet de loi.
La proposition de loi va dans le bon sens.
Bertrand VenteauPrésident de la Chambre d’Agriculture de la Haute-Vienne.
Cela dit, la notion de préexistence ne va pas sans poser questions : quid des projets de développement ou d’agrandissement ? Quid également des nouvelles installations ou des reprises ? N’y a-t-il que ce qui existe déjà (et qui répond bien entendu aux règles et aux normes) que l’on ne pourra plus contester ?
Et Bertrand Venteau de poursuivre : "Vous avez des agriculteurs qui sont dans la conformité, mais qui sont attaqués par des voisins ou des associations et qui ne peuvent pas aller au bout de leurs projets, ou qui sont entravés dans l’exercice de leur profession et de leur fonction : produire et nourrir les Français.
On a sur le département un projet de développement porcin qui a été entravé, alors qu’il cochait toutes les cases réglementaires. Mais une association a "porté le pet" !
La proposition de loi va dans le bon sens, mais il y a des choses à améliorer, en particulier, il faudrait aller vers un délit d’entrave, pour qu’on ne puisse plus attaquer un agriculteur qui est en conformité avec la loi. C’est ça qui est pénible !".