Dans "Les tueurs de femmes et l'addiction introuvable", l'historien poitevin dresse une galerie de portraits des grands criminels français du 19e. Et interroge : pourquoi ces féminicides sont-ils alors passés inaperçus ?
Frédéric Chauvaud est professeur d'histoire contemporaine à l'université de Poitiers, spécialisé dans la justice pénale. Auteur de nombreux ouvrages consacrés aux violences faites aux femmes, il publie "Les tueurs de femmes et l'addiction introuvable, une archéologie des tueurs en série" aux éditions Le Manuscrit, le 19 avril. Il nous a accordé un entretien.
France 3 :
Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, on ne s’intéressait pas aux tueurs de femmes. C’est le postulat de votre départ de votre livre. Vous écrivez que dans la société du 19e, "les femmes victimes, sauf dans les crimes dits passionnels, n’intéressent guère et sont invisibles". Vu du 21e, c’est assez choquant…
Frédéric Chauvaud :
Les tueurs de femmes, et notamment les tueurs en série, sont longtemps passés totalement sous les radars de la société. Le mot "féminicide" en lui-même n'est entré dans le dictionnaire qu'en 2015, preuve que c'est un intérêt tout à fait récent. Alors, oui ce désintérêt est choquant. Du 19e au lendemain de la Première guerre mondiale, quelques crimes passionnels sont relatés dans les journaux et encore, ce sont surtout ceux qui se passent dans les milieux mondains ou l'aristocratie. Les grands chroniqueurs judiciaires, qui font l'opinion publique et font vendre du papier, sont alors invités au procès. Mais quand la victime est une femme issue d'un milieu modeste ou ordinaire, on n'en parle pas. Et plus surprenant, quand c'est une prostituée, la police bâcle carrément l'enquête et on passe à autre chose.
À ce moment là, personne ne se rend compte que c'est, à chaque fois, le même assassin. Il a fallu attendre son arrestation pour qu'on se rende compte que c'était lui qui avait tué toutes ces malheureuses.
Frédéric Chauvaud
France 3 :
Et pour les tueurs en série, c'est la même chose ?
Frédéric Chauvaud :
Oui. Le premier qui a été détecté c'est Joseph Philippe, dans le Paris des années 1850-1860. C'est un peu l'ancêtre de Jack l'Éventreur qui a sévi à Londres à la fin des années 1880 si vous voulez. Comme lui, il s'en prenait aux prostituées. Philippe leur coupait le cou. Dans la presse de l'époque, on retrouve un discours plus que misogyne, presque méprisant où les victimes sont qualifiées d' "amorales" et de "bêtes immondes". Comme si on considérait que ce qui leur est arrivé faisait partie des désagréments du métier. Sans aller chercher plus loin. Donc à ce moment-là, personne ne se rend compte que c'est, à chaque fois, le même assassin. Il a fallu attendre son arrestation pour qu'on se rende compte que c'était lui qui avait tué toutes ces malheureuses.
France 3 :
Il y a eu d'autres affaires similaires ?
Frédéric Chauvaud :
À peu près à la même époque, sous le Second Empire, il y a eu aussi Martin Dumollard, l'assassin des servantes. Comme Joseph Philippe, il s'en prenait toujours au même type de victimes, mais lui c'était les domestiques dans la région lyonnaise. Dumollard savait que si les bonnes disparaissaient sans laisser de traces, ça n'allait pas intéresser beaucoup la justice. On n'est pas certain du moment où il a commis son premier crime, on ne sait pas non plus combien il a fait de victimes, mais on pense qu'il a sans doute agi pendant dix ou quinze ans avant d'être démasqué, jugé puis condamné à mort.
France 3 :
Et à ce moment-là, ni Dumollard, ni Philippe n'ont été qualifiés de tueurs en série ?
Frédéric Chauvaud :
Non, et pourtant, un grand fantasme commence à gagner la police et la justice de l'époque : c'est la question de la récidive. On s'inquiète beaucoup qu'un certain nombre de criminels puissent recommencer. Mais pour ces tueurs de femmes, personne n'a évoqué le fait que c'était des tueurs en série.
À chaque fois, on met ça sur le compte d'un crime exceptionnel. On se dit "oui, il a tué plusieurs personnes" mais la réflexion ne va pas plus loin.
Frédéric Chauvaud
France 3 :
C'est le mot qui n'existait pas ou c'était tout simplement inconcevable ?
Frédéric Chauvaud :
Les deux. À ce moment-là, à chaque fois, on met ça sur le compte d'un crime exceptionnel. On se dit "oui, il a tué plusieurs personnes" mais la réflexion ne va pas plus loin. On ne s'interroge pas sur la répétition du geste, et sur sa signification. Pour en revenir à Dumollard par exemple, c'est flagrant : c'est vraiment le même mode opératoire. Il va les chercher à Lyon, il les emmène dans la campagne avec leur malle contenant tous leurs effets et leurs économies. Il les promène et puis après, il les tue. Les autopsies ne sont pas très précises mais on pense qu'ils les a sans doute agressées sexuellement avant d'enterrer leurs cadavres.
France 3 :
Si le mode opératoire était le même, la justice et la police avaient toutes les données en main pour faire le lien. Pourquoi l'hypothèse d'un tueur en série a-t-elle eu autant de mal à s'imposer ?
Frédéric Chauvaud :
Plusieurs raisons peuvent l'expliquer. D'abord parce qu'à l'époque, c'est impensable. Je vous rappelle qu'en 1970 en France, on disait encore que le tueur en série n'existait pas dans l'Hexagone, que c'était une invention américaine qui ne pouvait pas arriver chez nous. Donc vous imaginez bien qu'un siècle avant, c'était encore moins de l'ordre du possible. Et puis, il ne faut pas non plus oublier qu'au 19e, les femmes ne sont pas considérées comme des égales. La société judiciaire est uniquement masculine. Dans le jury de douze personnes, il n'y a que des hommes. Les magistrats sont tous des hommes. Idem pour les avocats, les greffiers et les experts auprès des tribunaux. Si une femme disparait c'est moins grave que si c'est un homme. Et si, en plus, elle n'est pas mariée, on considère qu'elle n'est pas digne d'intérêt. Ce n'est pas exprimé comme ça ouvertement, mais on peut le constater.
France 3 :
Ce qui expliquerait que la société de l'époque n'a pas voulu voir ce qui se passait...
Frédéric Chauvaud :
Ceux qui avaient les moyens n'ont pas voulu voir, mais il y a aussi ceux qui auraient pu voir. Par exemple, au tribunal, les jurys pouvaient avoir des informations via le rapport des experts psychiatriques. Déjà à l'époque, certains crimes défiaient vraiment l'entendement. On cherchait des explications. Mais les experts et autres spécialistes de la psychiatrie n'ont pas éclairé dans la bonne direction, car eux ne voulaient pas voir. Ce qui les intéressait à ce moment-là, c'était d'essayer d'expliquer le passage à l'acte. Idée fixe, dégénérescence, il y a eu plusieurs théories.
France 3 :
Et vous, qu'est ce ce qui vous intéresse ?
Frédéric Chauvaud :
Dans ce livre, je m'interroge sur la signification du geste criminel. En creusant la question du féminicide à laquelle je m'intéresse depuis longtemps, je me suis demandé s'il existait des traces plus anciennes de ce qu'on appelait au 19e des crimes passionnels. Quand je suis tombé sur ces affaires Dumollard, Philippe, et autres, j'ai réalisé que les féminicides n'étaient pas du tout des phénomènes contemporains.
J'essaie à mon niveau d'apporter un regard d'expert sur les dysfonctionnements de la société d'autrefois pour que le passé ne se répète pas.
Frédéric Chauvaud
France 3 :
Quelle résonnance votre livre peut-il avoir aujourd'hui ?
Frédéric Chauvaud :
Si au 19e, on avait poussé plus loin les enquêtes, qu'on avait essayé de faire des liens entre les différentes affaires, on se serait rendu compte qu'elles étaient l'œuvre du même criminel. Et on aurait peut-être pu sauver quelques malheureuses. La question se pose de la même façon aujourd'hui et pour tous les féminicides. Il faut qu'il y ait une prise de conscience, une volonté. Il faut aussi qu'il y ait une coordination entre tous ceux qui peuvent mener les investigations pour éviter le passage à l'acte. Or, on l'a vu encore dernièrement, parfois malheureusement tout n'a pas été fait. Un acteur de la chaîne n'a pas été à la hauteur de sa tâche, on n'a pas apporté de crédit à la parole de la victime. Même après le mouvement "metoo", cette prise de conscience là n'est pas encore totalement opérée. J'essaie à mon niveau d'apporter un regard d'expert sur les dysfonctionnements de la société d'autrefois pour que le passé ne se répète pas.