Avant la manifestation prévue ce lundi 29 avril devant le conseil départemental, France 3 Poitou-Charentes est partie à la rencontre des éducateurs de prévention spécialisée dans le quartier de Bel-Air à Poitiers. Des professionnels qui ont accepté de raconter leur quotidien : dialogue avec les jeunes, discussions avec les acteurs du territoire. Ils nous expliquent pourquoi ils s'inquiètent de la baisse des subventions. Reportage.
Devant le 8 rue Roland Garros, dans le quartier Bel-Air de Poitiers, Anne-Sophie m'accueille. "Vous avez peur des chiens ?". Je réponds négativement. Un pas dans le local et Moon, une chienne noire de huit ans, me renifle en guise de présentation.
Je croise Jonathan qui me propose un café et on s'installe autour d'une grande table, tous les trois, avant de faire un tour du quartier. Il est 14 h.
Une baisse de subventions
L'éducateur de prévention spécialisée me raconte sa matinée avec un jeune. "J'avais un entretien avec un jeune qui a un suivi psychiatrique, qui va être mis sous tutelle avec des parents qui sont en difficulté face à ce gamin", confie-t-il. "Si demain, je n'interviens plus sur ce quartier, ça va être compliqué pour lui parce qu'il n'aura plus d'accès aux loisirs, à la mobilité parce qu'il n'est pas en capacité de prendre le bus seul et ça va être aussi très compliqué pour lui de pouvoir maintenir ces rendez-vous médicaux, de prise en charge".
Une grande inquiétude se lit sur le visage de Jonathan. La raison est simple. Lors du vote du budget du département de la Vienne, le 29 mars dernier, il a été acté une baisse de la dotation annuelle allouée au service de prévention spécialisée de l'ADSEA 86 de 250 000 euros. Cette décision aura donc des conséquences : une suppression de trois postes sur le secteur de Poitiers et Châtellerault, deux quartiers ne seront donc plus couverts et 400 familles ne seront plus accompagnées. Un des quartiers a été déjà choisi, celui de Bellejouanne. À Bel-Air, ils attendent la décision d'ici à quelques semaines, la boule au ventre, pour eux, mais surtout pour les familles qu'ils accompagnent.
Le but, c'est d'avoir des gens qui vont bien, qui peuvent interagir et vivre ensemble, et c'est un investissement sur l'avenir, ce n'est pas du court terme, ça ne se calcule pas sur un budget annuel.
Jonathan BarnierEducateur spécialisé dans le quartier Bel-Air à Poitiers
Un soutien pour les jeunes du quartier
Issus, pour la grande majorité, de formations du travail social, les "éducateurs de rue" ont d'abord une mission de protection de l'enfance, financée par le département, qui vise à prévenir les situations complexes ou dangereuses des jeunes des quartiers prioritaires.
"C'est un choix politique. C'est lié aux revenus médians des habitants, on est sur des quartiers populaires où les revenus sont plus bas que la moyenne. On sait que sociologiquement, ça permet de démontrer un certain nombre de choses, que les personnes sont parfois plus exposées à des difficultés de la vie courante".
L'idée pour ces éducateurs est alors de pouvoir être un soutien pour ces populations, pour les jeunes particulièrement, de 6 à 25 ans et de leur faire accéder au droit commun. "On rencontre des jeunes qui ne sont pas inscrits au centre de loisirs, qui rencontrent des difficultés avec le collège, qui rencontrent des difficultés administratives ou dans leur vie privée. Le but, c'est de les accompagner vers ce droit", explique Jonathan. "Lorsque les choses sont plus complexes, on travaille avec nos partenaires. On réfléchit avec quelle structure on va travailler, parfois c'est avec des assistants sociaux du secteur, les établissements scolaires, la maison de quartier parce que c'est important que les gamins puissent avoir accès au centre de loisirs ou d'autres structures. On peut aussi travailler avec la Croix Rouge ou avec Audacia sur les questions de logement, avec le Toit du monde quand on est avec des publics étrangers, par exemple".
Un métier flexible
Les habitants viennent souvent au local pour une demande spécifique, comme une demande de carte de bus. Régulièrement, les échanges avec les familles permettent de déceler des situations plus préoccupantes. "On pourrait se contenter de faire une carte de bus, de leur offrir un café puis de leur dire merci, au revoir. Mais notre travail, c'est de les accueillir, d’ouvrir la discussion, de se redonner peut-être un autre rendez-vous pour échanger un peu plus et à partir de là, de tirer un peu le fil", raconte l'éducateur de prévention spécialisé, qui travaille dans le quartier de Bel-Air depuis 2017. "Et quand on tire le fil, on se rend compte que c'est un couple qui est dans une situation très précaire, qui est en squat, que la jeune fille est enceinte, qu'il n’y a pas encore d’accompagnement de grossesse". D'une carte de bus à un accompagnement pour un logement, un suivi PMI (Protection Maternelle et Infantile), un suivi de grossesse, c'est tout le travail d'un éducateur de rue.
Ils n'ont alors pas d'horaires fixes puisqu'ils sont attendus sur des moments de vie où les institutions ne sont pas toujours disponibles, comme le soir ou les week-ends. "Quand il n'y a plus de guichet à la préfecture, à la Caf ou qu'en tout cas les horaires d'ouverture sont réduits, tout ça vient se matérialiser par des gens qui viennent me solliciter ici".
Jonathan n'a pas d'enfants, ce qui lui permet d'être flexible et d'être plus disponible. "On se doit d'être présents pour éviter qu'une colère s'exprime de façon inadaptée, qu'on ait des gamins qui se mettent en danger. Je ne m'autoriserai jamais à penser que ce sont des jeunes qui sont dangereux, ce sont d'abord des jeunes qui se mettent en danger dans leurs attitudes, dans leur comportement ou dans leur prise de risque. C'est d'abord des mômes". Le plus important est de créer un lien pour les accompagner, même si, parfois, le lien met du temps à se nouer.
"On s'occupe de gosses souvent marginalisés"
Il est 15h. Il est maintenant l'heure d'aller faire un tour du quartier, tous les trois avec la chienne. "On la prend souvent avec nous". L'occasion pour Anne-Sophie de me raconter son initiative de mettre en place des ateliers de médiation animale. "Je suis en formation depuis septembre. Ici, on a tout un tas d'habitants qui sont issus de différentes cultures et le chien, ce n'est pas nécessairement perçu comme un animal de compagnie, donc on travaille ça. C'est un support pour entrer en relation, pour prendre confiance en soi, pour travailler le consentement. C'est une très bonne chose".
Il n'y a presque pas un chat dans les rues de Bel-Air. Mais quelques jeunes au loin viennent nous saluer. En regardant l'un d'entre eux, Jonathan lui lance : "On se connaît depuis longtemps nous, cinq ans ?". Il lui répond timidement : "Oui, depuis le CM2. Maintenant, je suis en seconde". Un "check" d'au revoir et les jeunes garçons s'éloignent. "Ce sont souvent des jeunes qui, pour certains d'entre eux, n'ont plus d'autres interlocuteurs que nous, les "éducs de prév" ou la police. C'est donc important de maintenir du lien, ça reste des citoyens en devenir. C'est un peu cette idée d'aller au-devant des publics, des jeunes qui sont les plus marginalisés, qui sont éloignés des institutions".
Le jeudi soir, les éducateurs proposent du foot en salle pour que ceux qui le souhaitent jouent ensemble. "C'est l'occasion aussi pour leur dire à la fin de la séance, si tu as besoin, on est là pour toi". Quelques pas plus tard, un autre groupe de jeunes s'attroupent près du seul commerce du quartier. Anne-Sophie et Jonathan leur expliquent tous les enjeux liés à la potentielle fermeture de leur local. "Mais pourquoi vous fermez ?", s'interroge l'un d'entre eux. Anne-Sophie lui répond, avec émotion : "Le conseil départemental a voté une baisse de subventions, donc des postes vont être supprimés et certains locaux vont fermer". Surpris, le jeune est dans l'incompréhension, lui, qui fait souvent appel aux éducateurs de prévention.
"Une possible fermeture nous inquiète"
En s'approchant de la maison de quartier, j'aperçois une petite affiche collée sur l'entrée : "Importante diminution des subventions pour les éducs de rue. Immoral ! Irresponsable". En effet, les éducateurs et le centre socioculturel travaillent en complémentarité sur le territoire.
Dès la porte franchie, Anne Lavigne, coordinatrice jeunesse à la Blaiserie, m'en fait part. "On travaille sur des actions communes à destination des jeunes qu'on accompagne comme des séjours, des accompagnements scolaires, des loisirs comme le foot en salle, des repas partagés. Les collègues de la prévention vont agir sur la notion individuelle, nous, on agit davantage sur le collectif. Ce sont des missions distinctes, mais complémentaires qui nous permettent d'agir en bonne intelligence auprès des familles", indique-t-elle. "C'est essentiel sur notre quartier d'avoir les éducateurs de prévention. Ils jouent un rôle extrêmement important. Ce travail partagé est très riche. La possible fermeture dans le quartier nous inquiète, on se demande comment les choses vont se passer pour ces familles".
"Qu'est-ce qu'on en fait de ces mômes ?"
Effectivement, Jonathan le confirme. Les familles sont inquiètes. "On bosse d'abord avec les jeunes, mais forcément, on est en lien avec les familles et on voit bien à quel point il y a une importance pour beaucoup d'entre elles à ce qu'on soit là. Quand ça fait plusieurs années qu’on est sur un quartier, au-delà de l'accompagnement qu'on propose, il y a tous les liens humains qui se font", raconte-t-il. "Il y a des parents qui ont des soucis importants, mais qui savent qu'ils peuvent s'appuyer sur nous quand c'est compliqué, pour qu'on aille chercher des relais institutionnels. On sait que dans certaines situations, si on n'avait pas été là, il n’y aurait eu personne. Aujourd'hui, c'est compliqué de se dire "qu'est-ce qu'on en fait de ces mômes ?"".
De retour devant le local, une habitante s'approche et s'interroge en voyant la banderole qui annonce les suppressions de postes et les fermetures. Jonathan l'interpelle en lui disant : "On va peut-être fermer, il y a une mobilisation devant le conseil départemental lundi matin". "J'essayerais de venir", répond-elle.
Ce lundi 29 avril aura donc lieu un rassemblement à partir de 8 h 30 devant le conseil départemental. Les élus principaux du département y seront présents pour une réunion publique. Contactée, l'instance n'avait pas encore donné suite à nos sollicitations à l'heure de la programmation de cet article.