Installé depuis le milieu des années 70 à Toulouse, l’historien américain Jack Thomas a exploré l’affaire des attentats de 2012 perpétrés par le terroriste Mohammed Merah. Dix ans après l’assassinat du militaire Imad Ibn Ziaten, il raconte comment la France a basculé dans la terreur. Entretien.
“Je ne me rappelle pas exactement où j’étais à Toulouse ce jour-là, il y a dix ans. Mais je me souviens qu’on était dimanche et je me souviens à quel point j’ai été choqué”. Choqué, ce maître de conférences à l’Université de Toulouse l’est encore une décennie plus tard. Face au traumatisme des attentats de Toulouse et Montauban, Jack Thomas a "voulu développer l’expertise d’un historien”.
Pour y parvenir, l’Américain a lu “toute la presse, de nombreux ouvrages écrits pas des témoins, des familles de victimes, des sociologues, des experts en islam radical et des journalistes”. Soit, au total, “une bonne quinzaine de livres”, avant de publier lui aussi une série d’ouvrages consacrée aux attentats de 2012 de Toulouse et Montauban, début mars.
France 3 Occitanie : selon vous, qu’est-ce que l’assassinat de Imad Ibn Ziaten a changé en France ?
Jack Thomas : La France, les Français ont réalisé qu’ils étaient des cibles. Mais ça n’a pas été immédiat. L’enquête a pris du temps. D’abord, on a cru que Imad Ibn Ziaten avait été victime d’un crime crapuleux. La police ne savait pas que c’était un militaire. Puis, quand les soldats de la caserne de Montauban ont été tués, d’autres pistes ont été explorées. Mais là encore, je ne suis pas sûr que l’opinion publique ait pris toute la mesure de la menace.
Tuer un homme en civil sur un parking en France, ça ne ressemble pas à une attaque terroriste
France 3 Occitanie : Pourquoi ?
J.T : Parce que d’abord, ce sont des militaires qui ont été tués. Dans l’inconscient, ce sont des cibles évidentes des attentats terroristes. Parce qu’ils vont à la guerre, parce qu’ils ont des armes, qu’ils défendent la France.
France 3 Occitanie : après l’assassinat de Imad Ibn Ziaten, quelles pistes ont été privilégiées par les enquêteurs ?
J.T : On avait beaucoup de mal à se dire qu’il s’agissait d’un attentat terroriste. Tuer un homme en civil sur un parking en France, ça ne ressemble pas à une attaque terroriste. Avec l’affaire de Imad puis celle de Montauban, la police suit la piste de l’extrême droite. Tous les militaires tués (Imad Ibn Ziaten, Abel Chennouf et Mohamed Legouade, ndlr) semblaient avoir des origines étrangères. Ils étaient tous issus d’une caserne qui avait récemment dissout une cellule identitaire nationaliste. Des militaires proches de l’extrême droite étaient impliqués et avaient été exclus récemment de l’armée.
France 3 Occitanie : à quel moment les enquêteurs ont pu faire le lien entre l’assassinat des militaires et le terrorisme ?
J.T : Grâce à un croisement d'adresses IP à partir de l’annonce postée par Imad Ibn Ziaten pour la vente de sa moto, les enquêteurs arrivent à identifier un homme radicalisé qui vit dans la région de Toulouse. Il s’agit de l’adresse de la maman de Mohammed Merah. Mais le temps que les enquêteurs parviennent à identifier formellement Mohammed Merah, nous sommes déjà le 18 mars au soir. Et le lendemain a lieu l’attaque de l’école juive de Toulouse.
Dès le début, nous étions tous des cibles. Il ne s’agit pas que des militaires, pas que des juifs, pas que des caricaturistes de Charlie Hebdo.
France 3 Occitanie : le 19 mars 2012, quatre personnes dont trois enfants sont assassinées à l’école juive Ozar Hatorah. Là encore, selon vous, l’opinion publique tarde à se rendre compte de la réalité de la menace terroriste ?
J.T : Après les assassinats des militaires, s’en prendre à des juifs a permis au terroriste de faire peur aux militaires et aux juifs. Mais la plupart des Français a pensé qu’elle pourrait y réchapper. Pourtant, à ce moment-là, à partir de ces attaques, nous étions tous des cibles du terrorisme. Il ne s’agit pas que des militaires, pas que des juifs, pas que des caricaturistes de Charlie Hebdo. Les terroristes menacent tout le monde. On l’a compris, maintenant.
France 3 Occitanie : pourquoi et comment avez-vous commencé à vous intéresser aux attentats de 2012 ?
J.T : J’ai une amie très proche, dentiste de profession, qui était sur place, à l’école juive lors de l’attaque. Je l’ai vue réconforter les familles, accueillir les politiques après l’attentat. Je sais à quel point ça l’a marquée. J’ai voulu me rapprocher de ceux qui avaient vécu l'attentat pour comprendre et donner leur point de vue.
Je n’ai jamais voulu me focaliser sur l’assassin. Sur qui il était. Je m’y refuse.
France 3 Occitanie : Comment avez-vous procédé ?
J.T : On a discuté, beaucoup. Ça nous a pris dix ans. Je n’ai jamais voulu me focaliser sur l’assassin. Sur qui il était. Je m’y refuse, ce serait lui donner un statut. J’ai publié des petits livres qui permettent de comprendre ce qu’il s'est passé à l'époque. j’essaie d’aller à l’essentiel, de montrer que ce sont bien la France et les Français qui sont visés par les terroristes. Pas uniquement les militaires, pas uniquement les juifs, pas uniquement les caricaturistes de Charlie Hebdo.
France 3 Occitanie : Aujourd’hui, grâce à ce travail, vous pouvez témoigner de ça auprès des jeunes générations ?
J.T : Je me suis rendu avec une journaliste sur les lieux des tueries. Nous avons croisé des jeunes garçons qui viennent tous les jours au gymnase de l’Hers, qui passent tous les jours devant la plaque commémorative pour Imad Ibn Ziaten. Quand ils nous ont demandé ce qu’on faisait là, je leur ai demandé s’ils savaient qui était Imad Ibn Ziaten. Un seul savait qui c’était, vaguement. Alors je leur ai dédicacé un livre à chacun, pour qu’ils sachent et qu’ils n’oublient jamais. Je suis historien, je me dois de remplir un devoir d’histoire et de mémoire. J’estime que j’ai fait ma part.