ENTRETIEN. Dominique Pelicot, l'abbé Pierre... que nous apprennent sur l'être humain ces monstres ordinaires ? Un psy tente d'éclairer la question

La rentrée met en lumière des personnalités a priori au-dessus de tous soupçons : l'abbé Pierre ou Dominique Pelicot qui a fait violer sa femme qu'il droguait par des dizaines d'hommes. Jean-Baptiste Dethieux, psychiatre et psychanalyste à Toulouse (Haute-Garonne), qui a publié un ouvrage intitulé "Les monstres ordinaires" explique ce que lui inspirent ces révélations.

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Les faits divers de cette rentrée 2024 bouleversent des certitudes. Les témoignages d'abus sexuels commis sur des femmes pendant des années par l'abbé Pierre se succèdent tandis que se déroule le procès de celui qui passait pour un mari aimant, Dominique Pelicot, qui a fait violer son épouse dans son sommeil par 80 hommes d'après la police... Des faits d'autant plus troublants qu'ils sont commis par des hommes a priori ordinaires. Jean-Baptiste Dethieux, psychiatre et psychanalyste à Toulouse (Haute-Garonne), a publié un ouvrage intitulé "Les monstres ordinaires, clinique et théorie du conformisme". Ces révélations récentes lui inspirent des réflexions sur la "banalité du mal"

France 3 : Le procès de Mazan et les révélations sur l'abbé Pierre révèlent une part sombre très troublante. Que vous inspirent ces deux affaires ?

Jean-Baptiste Dethieux : C'est une illustration assez parfaite, assez caricaturale de ce que j'ai voulu essayer de montrer dans le livre "Les monstres ordinaires" qui met en scène ce qui s'appelle la "banalité du mal". Ce n'est pas de moi, mais d'Hannah Arendt qui couvre dans les années 60 le procès Eichmann. Adolph Eichmann qui a organisé notamment la logistique de la "solution finale", l'extermination des Juifs pendant la seconde Guerre mondiale. Elle met en exergue la banalité, la placidité de cet homme et le paradoxe avec les horreurs pour lesquelles il se retrouve sur le banc des accusés.

Mais ça va plus loin que ce côté impavide, cette impression de surface sur l'extériorité d'un individu. Ça fait référence à un fonctionnement psychique qui est clivé. Le clivage, c'est quoi ? Une partie d'un côté, une partie de l'autre. Il peut y avoir une partie de surface qui est l'être social, débonnaire, placide. Et puis, une partie qui témoigne d'une violence froide.

C'est un être qui est comme vous et moi, qui vit au quotidien sans témoigner d'une pathologie particulière, sans propension à la psychopathie, à la colère, à l'exercice de la violence. Et il peut être dans un dispositif global d'une violence extrême. Et tout ça tient ensemble. Sans notion de culpabilité.

France 3 : C'est sur ce mode que fonctionne l'accusé du procès de Mazan ?

Jean-Baptiste Dethieux : Des gens, bien plus fréquemment qu'on ne le pense, vont fonctionner sur ce mode-là. Quand d'autres vont être arrêtés ou ralentis par la culpabilité. Eux ne ressentent pas de culpabilité même si après coup, il peut y avoir une forme de culpabilité de bon aloi quand on est sur le banc des accusés.

Ce monsieur Pelicot, il n'a pas témoigné de quelque culpabilité que ce soit ni d'empathie pendant dix ans. Et il était un peu comme Eichmann, toute proportion gardée, clivé, avec une partie qui était l'être social que chacun connaissait, et puis une autre partie de lui qui était l'administrateur de cette folie au quotidien.

Le concernant, il n'a pas été indiqué de pathologie psychiatrique grave à l'expertise. On a simplement parlé de déviance sexuelle et de voyeurisme, mais enfin, moi je vais plus loin avec l'hypothèse que j'essaie de développer dans ce livre. Ce monsieur aurait pu continuer jusqu'à, peut-être pas que mort s'ensuive, mais une extinction d'une forme d'excitation.

Ce qui est intéressant, c'est de l'entendre dérouler les choses, de voir l'excitation phénoménale d'un dispositif, qu'il a mis en place, de soumission d'un être qui est sa femme à un collectif qui est masculin. Un dispositif qui abolit tout respect de l'être humain.

France 3 : Comment expliquer une telle inhumanité ?

Jean-Baptiste Dethieux : Il faut peut-être se rappeler, me semble-t-il, que ce monsieur Pelicot rapporte avoir été violé enfant. Comme si il y avait quelque chose là qui nourrit, pas une forme de revanche une forme mais de reproduction, de retournement en même temps. Mais ce sont des hypothèses. 

Cet homme il est "fou" et il n'est pas "fou". Il est froidement "fou". Pas au sens pénal car il est déclaré responsable de ses actes. Il n'y a pas de folie au sens de la folie du psychotique, qui est dans une forme délirante telle qu'il ne peut pas avoir accès à une forme de conscience de ce qu'il fait. Mais "fou" dans le sens où il a pu mettre en place, pendant autant d'années, un dispositif qui a aussi pu entraîner un collectif, noyé dans une forme de banalité puisque des dizaines d'hommes ont pu défiler à son domicile. Et certains sont revenus. Des hommes qui ne s'apparentaient en rien à des psychopathes. C'était vraiment le père de famille, c'était l'homme lambda...

On en fait le procès du patriarcat. Je crois qu'il serait plus intéressant d'essayer de faire le procès d'une forme de folie banale et d'essayer de la comprendre de l'intérieur. On comprendrait mieux pourquoi et comment l'homme peut être capable de barbarie lorsqu'il s'intègre dans un collectif qui noie en apparence son individualité.

France 3 : Même sans collectif, comment comprendre ces monstres ordinaires ? Mr Tout-le-monde est-il capable de tels actes ?

Jean-Baptiste Dethieux : Ce monsieur Pelicot a été à l'origine de ce dispositif mécanisé d'exécution de la singularité, de l'identité d'une personne qui était sa femme. C'est un meurtre d'âme. C'est un dispositif pervers qu'il a monté en connaissance de cause. Je veux croire, je pense que tout le monde n'est pas dans cette capacité, dans cette propension à dépersonnaliser.

Il y a une espèce de chosification, de réification de l'autre. Et en l'occurrence, pas de n'importe qui, de sa femme, dans son domicile. Je crois que ce monsieur avait des comptes à régler avec une part de lui. Si je ne me trompe pas c'est en lien avec ce qu'il a subi. Il a été soumis à des choses, dans le viol qu'il a subi par exemple, qu'il retourne en son contraire quand même. Ça ne l'excuse pas, mais ça permet peut-être d'expliquer.

France 3 : L'attitude de l'avocate de certains des accusés pose aussi question. Ses prises de paroles sur les réseaux sociaux, sa chanson même si elle se défend d'avoir voulu blesser. Comment expliquer ce positionnement, qui plus est d'une femme ?

Jean-Baptiste Dethieux : Il y a comme une contamination. Il y a une espèce d'excitation dans une
confusion telle qu'on a l'impression que ça diffuse... Il n'y a plus de barrière. On a le sentiment que cette femme se fait, malgré elle, porte-parole de quelque chose qui est du côté de l'abject et ça c'est très étonnant.

Mais cela fait aussi penser à tous les phénomènes collectifs c'est-à-dire que là, dans une espèce d'excitation généralisée, groupale, il y a quelque chose qui diffuse et contamine un peu les alentours. Bien sûr que ce n'est pas de l'ordre d'une simple contamination comme une maladie virale le ferait.
Par contre, je pense qu'il y a des choses qui excitent et allument chez certains des parts de soi qui sont effectivement laissées en repos et qui viennent là s'exciter avec le sentiment d'une possible légitimité.

Regardez dans une foule, par exemple., quand on est pris par l'excitation, même des manifestations simples peuvent exciter une certaine violence interne... Quand on se laisse, ou quand ils se laissent aller à des phénomènes de casse ou autres, qui tout d'un coup semblent légitimés par l'argument qui réunit les manifestants, mais avec une espèce d'embrasement. Il y a une activation d'une résonance avec une part profonde peut-être de ces personnes qui du coup, dans l'instant, se sont senties légitimes, sans barrière.

France 3 : Est-ce que ça ne réveille pas une souffrance ?

Jean-Baptiste Dethieux : Oui je pense mais alors sans que la souffrance ne soit identifiée à quelque chose de précis qui serait forcément une agression d'enfance. Je crois qu'il y a une part qui peut être enkystée, qui peut être enclavée dans la psyché, et qui peut ne jamais avoir trouvé de résolution quelconque. Tout cela de façon très confuse. On peut se mettre à la place de l'agresseur ou même à la place de l'agressé, on rejoue des choses malgré soi, comme un théâtre interne mais qui se déroule presque à son insu. 

Je parle ici du phénomène de diffusion, à commencer par ceux que monsieur Pelicot entraînait mais aussi ceux qui sont maintenant dans la médiatisation de cette affaire et qui en parle de façon parfois étonnante. Ceux qui sont pris dans les rouages de cette affaire comme les gens de justice.

France 3 : L'autre affaire de cette rentrée qui a beaucoup choqué, c'est celle qui concerne l'abbé Pierre et les révélations sur les agressions sexuelles sur des femmes et des mineures qu'il a perpétrées pendant des dizaines d'années. Un autre monstre ordinaire...

Jean-Baptiste Dethieux : Les saints ne sont pas ce qu'ils sont. Mais là, ce qui est intéressant avec l'abbé Pierre, c'est qu'on touche au phénomène groupal. On est quand même vraiment dans l'idolâtrie qui protège, parce que pour l'abbé Pierre, beaucoup savaient. Il était protégé. Il ne fallait pas toucher à l'icône qui était pour le coup bien nécessaire pour une corporation qui est l'église. Ceci dit sans anticléricalisme, je m'en fiche.

L'intérêt c'est de comprendre les phénomènes de groupe. C'est ce qui se passe dans tout dans tous les phénomènes de masse. Il suffit de relire Freud "Psychologie des foules et analyse du moi", 1921, pour comprendre un peu les ressorts du collectif vis-à-vis d'un individu qui est érigé en icône. Il y a un idéal collectif qui est représenté par une personne.

Pourquoi j'insiste ? C'est pour essayer de tenter de comprendre le silence qui entourait les faits qui lui sont reprochés et le silence, malheureusement, de certaines victimes. Sur le plan individuel, c'est un peu la même histoire quand même, il me semble. C'est comment un homme peut fonctionner, c'est ça qui est très effrayant avec une partie clivée qui est le saint, l'homme de foi et celui qui abuse des femmes.

France 3 : On découvre aussi qu'il a menacé les personnes qui le mettaient en cause au niveau de sa hiérarchie. Des journalistes ont révélé des lettres explicites. Il était parfaitement conscient de commettre des actes répréhensibles et ne voulait pas être pris. 

Jean-Baptiste Dethieux : Ce qui est phénoménal, c'est de voir effectivement, là encore, cette partie clivée, l'une homme de bonté, charismatique. Et à côté, la violence de ses propos quand on le menace de révéler des faits et son incapacité à prendre à son compte quoi que ce soit.

Il se sent apparemment tout à fait légitime dans la négation, dans le déni. C'est l'exercice de la haine, Ce sont des faits de guerre, des faits d'abomination. Le dénominateur commun, il est quand même dans l'abolition, encore une fois, la non prise en compte de l'autre.

Lui qui était un porte-parole de l'individu et magnifiait l'individu dans sa dignité, quel que soit son statut, particulièrement dans un statut de pauvreté pour qu'il redevienne un égal. C'est d'autant plus troublant et inconcevable. C'était impensable.

France 3 : Est-ce qu'on ne retrouve pas le même déni aujourd'hui dans la société car les violences sexuelles sont innombrables et la société, la justice peinent à entendre ces faits. On voit ce que doit subir Gisèle Pelicot au tribunal. Ça semble une zone de non-droit...

Jean-Baptiste Dethieux : Oui et moi je pense complètement que cette violence, elle est double : il y a ce qui a été fait et la non-reconnaissance de ce qui a été fait. Donc c'est un double trauma. Le déni est un second viol.

En même temps, on est en train d'en parler, de se poser la question. Il y a 20 ans, on ne l'aurait pas fait. Si on se pose la question, c'est que ça l'est moins qu'avant. La question, il ne faut pas cesser de se la poser. C'est un des petits remparts contre la banalité du mal. 

Tout gain, y compris transgressif, sur la connaissance qu'on a de soi, et je dis transgressif, c'est-à-dire avec la connaissance d'une part d'horreur sur soi, est un gain pour la société. C'est-à-dire de façon un peu simpliste, "Connais-toi toi-même" avec le plus de lucidité possible. Et tu feras un peu moins de mal peut-être, ou ça fera un peu moins de mal à ceux qui sont autour de toi.

Ça, c'est ma pratique quotidienne de psychanalyste : le profit qu'on peut tirer à marcher sur les territoires les plus soustraits à la conscience, pour retirer une connaissance et un dégagement vis-à-vis de certaines problématiques. On a parlé d'Hannah Arendt mais quand le journaliste Jean Hatzfeld veut essayer de comprendre le génocide au Rwanda, ça fait témoignage, ça fait trace. C'est une forme de prise de conscience. C'est dire que ça existe, c'est reconnaître et connaître.

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