INTERVIEW. Djihadisme : "La dynamique familiale favorise le passage à l'acte terroriste" selon le sociologue Jérôme Ferret

Le sociologue de Toulouse, Jérôme Ferret, spécialiste de la violence et du jihadisme, met en lumière depuis plusieurs années la dimension familiale dans les actes terroristes. Chez Mohamed Merah ou les fratries de Ripoll en Espagne. Pour le chercheur, la dynamique familiale joue un rôle crucial dans la radicalisation de certains individus comme Mohammed Mogouchkov à Arras.

Le sociologue de Toulouse, Jérôme Ferret, travaille depuis plusieurs années sur la violence et le phénomène jihadisme. Le drame d'Arras remet en lumière déjà observé chez plusieurs terroristes français : la dynamique familiale. Cette dynamique est observée au sein de la famille de Mohammed Mogouchkov. Ses proches versent dans le radicalisme religieux mais baignent aussi dans la violence. Le père Yacoub, salafiste des plus rigoristes, imposait la terreur à ses proches. Il violentait sa femme pour qu’elle observe scrupuleusement le ramadan. Il cloître l'une de ses filles dans une école islamique et lui impose de porter le voile dès l’âge de 11 ans. C'est sous l'influence de ce père que Mohammed Mogouchkov a grandi. Mais il y aussi Movsar, son frère condamné pour apologie du terrorisme après avoir relayé des vidéos islamistes ainsi que des «anasheeds» (chants religieux). Il y enfin le fils cadet de 16 ans qui a apprit à Mohammed à se servir d'un couteau. Ce profil n'est pas sans rappeler celui de la famille du terroriste toulousain, Mohamed Merah, mais aussi des frères Kouachi ou des cinq fratries de Ripoll, impliquées dans les attentats de Barcelone et Cambrils en août 2017. Entretien.

Qu'est-ce qui vous interpelle dans le profil de l'assaillant de l'attaque à couteau d'Arras ayant coûté la vie au professeur Dominique Bernard, Mohammed Mogouchkov ?

Jérôme Ferret : C'est la dimension familiale, évidemment. Sous réserve d'avoir accès aux données précises et à la dynamique très spécifique de cette famille, ce que nous retenons c'est le rôle du père, le rôle du frère et le rôle d'un ami proche. Cette dynamique familiale peut correspondre à d'autres cas d'études qu'on a pu observer en France avec Mohamed Merah, en particulier, ou les frères Kouachi. Nous avons forgé avec Farhad Khosrokhavar un modèle autour d'une anthropologie de la famille, en mettant la variable familiale comme un des éléments importants pour comprendre ces phénomènes jihadistes.

Quels sont donc les traits communs, les points communs de ces modèles?

Jérôme Ferret : Nous avons des familles électrisées par la violence, une violence interne. Dans le cas du tueur d'Arras, elle est perpétrée par le père, une figure charismatique. Ce dernier n'a pas de passé guerrier, à notre connaissance, mais il y a une violence intrafamiliale très puissante. Il frappait sa femme. Il éduquait ses enfants dans la violence, et notamment dans le combat à sang, entre eux. C'est quelque chose que l'on retrouve chez Merah. 

Qu'est-ce qu'implique cette violence familiale ? Un besoin, une volonté d'aller chercher une autre famille, par exemple au sein de la religion ?

Jérôme Ferret : Ce modèle (recherche d'une nouvelle famille) est valable pour ceux partis en Syrie et en particulier chez les filles, qui sont allées chercher ce qu'on appelle effectivement une famille imaginaire. Là, en l'occurrence, on est dans une famille au sens strict du terme, dans une dynamique familiale plutôt interne, qui va réagir en fonction d'un passé de violence. Il n'est pas question pour nous de criminaliser ces familles. Mais l'univers familial crée une cohérence, une solidarité émotionnelle, qui est un terrain plutôt favorisant au passage à l'acte. Dans certains cas, avec plusieurs combinaisons possibles bien entendu, ça peut être le frère, ça peut être le frère aîné, ça peut être un ami. Ce qui est très important, c'est la densité des liens. Plus l'interaction avec une personne violente, partageant cette idéologie, est forte plus tu es censé potentiellement y adhérer. Come je le disais au Figaro : "Même ceux qui sont les moins convaincus au départ n’ont plus d’autres choix que d’adhérer à la force du groupe. Ces liens de sang assurent aussi une confiance aveugle pour mener à bien cette guerre sainte contre les impies." Ceci est d'autant plus vrai que la personne concernée se coupe du reste du monde. Dans les attentats en Espagne, le père et la mère n'interviennent strictement en rien dans les attaques. Ils n'ont aucun rôle. Mais la mère, qui sait des choses sur les intentions de ses enfants, ne va pourtant pas les dénoncer. Il y a une solidarité interne qui rend les choses très cohésives.

Comme par exemple le lien entre Mohamed Merah et son demi-frère Sabri Essid, connu notamment pour son extrême violence ?

Jérôme Ferret : Exactement. Pour Mohamed Merah, son demi-frère Sabri Essid constitue une icône, une référence. Et on l'a également observé, par exemple, chez les frères Abrini ou les frères Abdeslam, qui avaient pour référence Abaoud. Il faut une figure de référence. Comme je le disais, cela peut être le père, un frère. Nous tirons cette hypothèse de la dynamique familiale de beaucoup de résultats empiriques dans les groupes criminels, la criminalité en général. Il y a une électrisation collective qui favorise le passage à l'acte, à la radicalisation finale. Sans ça, il est très peu probable qu'il se passe quelque chose.

Quel est donc le rôle de la religion ?

Jérôme Ferret : La religion arrive souvent en court de route. Nous avons tendance à dire que la religion vient après, comme chez Merah par exemple. Tout le parcours avant, il est marqué par cette dynamique familiale. Quand quelqu'un pète un câble, on a tendance à en dire qu'il est fou. Or, il y a tout ce qu'a connu l'individu avant. C'est assez banal ce que je dis, mais c'est très important en termes de prévention. Les gens ont eu une vie avant. Ils ne sont pas nés jihadistes. Ils ne sont pas nés terroristes. Avant, ils ont eu une histoire, une histoire de vie. La religion arrive à un moment donné, et peut activer, peut servir à ce type de socialisation. C'est tout le problème de thèses sur les écosystèmes, sur le communautarisme, sur le "djihadisme d'atmosphère". Ça n'explique aucune causalité. Ce n'est pas parce qu'il y a ce type d'atmosphère que les gens vont passer à l'acte. Il faut avant qu'il y ait, et en particulier chez Merah et chez la famille de l'auteur de l'attentat d'Arras, un processus interne de figure charismatique (le père, le frère), de construction d'influence, de projet collectif. En conséquence ce sont des gens qui s'isolent, qui finissent par constituer quelque chose de très "auto-référentiel" entre eux. C'est cela la clé dans d'autres formes d'actions violentes comme au Pays Basque (ETA). C'est quand l'univers de référence devient l'entre-soi. Sur Arras, il n'a pas de variables du type exclusion sociale au sens strict du terme. Je crois savoir que Mohammed Mogouchkov avait plutôt de très bons résultats scolaires.

Donc la religion n'est pas si importante ?

Jérôme Ferret : Si, c'est une variable importante. Bien évidemment que sans un univers de référence religieux, de religiosité violente, il n'y aurait ces actes violents. Mais justement à quel moment intervient cette violence ? Elle intervient, selon nous, après un parcours long de socialisation, où dans des familles, on s'est constitué autour d'un antisémitisme viscéral ou d'un rapport à la violence important, comme par exemple cela a été le cas avec le père de Mohamed Merah. C'est cela qu'il faut essayer de comprendre avant de mettre toute l'analyse sur le religieux. Et là aussi, il faudrait définir ce que c'est le religieux. Quel type de religieux et quel type de rapport à la religion ? Il existe des intensités très différentes. On peut avoir de la religiosité plutôt soft, du religieux plutôt conventionnel, plutôt traditionnel. Et on a du religieux violent. Pour ce dernier point, il faut une compétence à la violence, il faut y être préparé.

Il y a beaucoup de modèles de ce type ?

Jérôme Ferret : En France, nous avons un certain nombre de familles mais dans des configurations très différentes : les Merah, les Kouachi, les Abdeslam, les Abrini. Il y a également les Amimour, l'un des deux assaillants du Bataclan. Samy Amimour, l'un des terroriste le plus radical, le plus déterminés des tueurs du Bataclan, avait perdu une cousine dont il était très proche. Elle s'est suicidée. Et c'est à partir de ce moment-là, alors qu'il est brillant à l'école, qu'il trouve un contrat de chauffeur à la RATP. Il n'y a à ce moment là aucune trace de religieux. Mais ce suicide constitue une bascule, une espèce de choc moral. Son père raconte que son fils commence alors à s'isoler. Il est en très grande souffrance. Parce que ce thème-là n'est pas traité en famille. Il ne faut pas en parler. Le suicide, c'est un peu honteux. Et il se referme sur lui-même. Il commence à naviguer sur les réseaux, à fréquenter les sites jihadistes. Tout vient de là. Le religieux intervient assez tard. Amimour, de mémoire, il a 16-17 ans. Son père n'est pas là. Il fait beaucoup de navettes entre la banlieue parisienne où il habite et le magasin de vêtements à Molenbeek. C'est la dynamique qu'il faut essayer de saisir. Ce modèle familial, avec bien sûr, toutes les variantes possibles de combinaisons, fonctionne. On ne peut pas comprendre les motivations de ces personnages si on ne comprends pas leur histoire et ce qu'ils ont vécu au sein de leurs familles. À Ripoll, le lien à la religion radicale des auteurs des attentats ne date que de quelques mois avant le passage à l'acte. C'est très tardif. Ils n'ont démontré aucun signe religieux auparavant. Ce sont des jeunes qui étaient très intégrés, qui avaient un job. Il n'y avait pas d'exclusion sociale. Mais ils étaient très en colère contre la société catalane. Il y a quelque chose qu'on n'a pas réussi à identifier, mais qui a fait naître chez eux une haine qu'ils ont forgé en sourdine. Ils n'avaient d'ailleurs aucun contact direct avec Daesh.

Cette analyse est assez atypique en France. Elle est rarement évoquée...

Jérôme Ferret : En Espagne, nous y travaillons. En Allemagne, ces travaux ont eu beaucoup d'échos. Il est vrai qu'en France, on n'y arrive pas. Il y a un contexte typiquement français. Nous n'arrivons toujours pas à penser la dynamique sociale de ces phénomènes.

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