"La porte est ouverte, mais elle reste lourde" : Florence Sedes combat les stéréotypes et milite pour les femmes dans les sciences

La cinquième édition des trophées européens de la Femme Cyber a récompensé 18 femmes le 10 décembre dernier à Paris. L’occasion de rendre visibles les femmes de ce secteur et de lutter contre un syndrome de l’imposteur bien présent, mais sans fondement. Une toulousaine cyber-chercheuse, Florence Sedes, a été distinguée.

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Le Cefcys, le cercle des femmes de la cybersécurité, une association promouvant la parité dans le monde de la cybersécurité, a remis ses trophées à des femmes remarquables cette année, pour la 5ème année consécutive. Dix-huit femmes ont été récompensées à Paris le 10 décembre. L'une d'elles, Florence Sedes est chercheuse et professeure en informatique à l'Université Paul Sabatier de Toulouse. Elle a accepté de répondre à nos questions.

France 3 : Pouvez-vous nous parler de votre métier de chercheuse et d'enseignante ?

Florence Sedes : Je suis professeure et chercheuse à l'IRIT, c'est le labo d'informatique du site toulousain en sciences des données. À ce titre-là, ça fait très longtemps que je travaille sur les mécanismes de type IA, enfin tout ce qui est lié à la donnée. 

Et donc historiquement, il y a des sujets comme ça qui évoluent. Il se trouve que ce sujet-là est mis en avant actuellement, alors que ça fait très longtemps que je travaille de manière plus souterraine dessus. Parce qu'il y a une crise économique, tout d'un coup on découvre qu'il y a des femmes... c'est comme dans les usines pendant la guerre, elles ne sont pas devenues ouvrières parce qu'on avait un devoir de les émanciper, elles sont devenues ouvrières parce que les hommes étaient au combat et qu'on n'avait plus le choix. Dans l'IA aujourd’hui, c'est la même chose : comme il y a un vide abyssal et un manque de bras que les hommes ne viennent pas combler, on se dit, tiens, on va se tourner vers les filles !

J'ai eu ce prix européen de cyberchercheuse, je crois que c'est la première fois qu'une cyberchercheuse est primée. On met en avant d'habitude les chercheuses en sciences humaines et sociales, les juristes, les sociologues...

France 3 : Justement ce prix est là pour contrer cette invisibilisation, notamment dans des domaines qui paraissent dévolus aux hommes non ? Comment vous situez-vous par rapport à cette question ?

Florence Sedes : Oui c'est un peu l'effet Matilda, l'invisibilisation des femmes dans les sciences, le déni de leur contribution à la recherche. C'est la sociologue américaine Margaret Rossiter qui l'a mis en évidence et l'a baptisé ainsi. L'exemple type en France, c'est Marthe Gautier qui a identifié la trisomie 21, mais dont l'invention a été volée par son directeur de recherche à l'époque, le chef du service. Elle a été spoliée et en a souffert toute la vie. 

Un autre exemple : Rosalind Franklin, une physico-chimiste britannique, pionnière de la biologie moléculaire qui formule la premièr, dans un rapport non publié, la structure hélicoïdale de l'ADN. Sa découverte a été volée par son thésard, James Watson, qui l'a déposée en son nom et qui a eu le Nobel. 

Quand j'ai commencé à m'intéresser à ces problèmes-là, j'étais en butte avec beaucoup de femmes qui étaient très féministes, mais uniquement féministes, et je n'avais pas la culture pour me positionner. J'ai lu plein de livres sur le genre des Américaines et j'ai trouvé ma posture à moi qui est vraiment entre les deux. Par exemple, quand je dis que j'adhère à "Femmes et sciences", c'est vraiment pour parler des femmes dans les sciences.

Pendant des années, j'avais deux moitiés de cerveau, une qui était dans le milieu académique, j'étais un homme comme les autres, et une, côté bénévole (plus bénévole que militante car c'est un mot qui peut être mal interprété), où je suis membre de "Femmes et Sciences" quasiment depuis sa création en 2000. Je suis femme présidente d'un chapitre de l'I3E, qui est une forme de société savante internationale. J'ai créé, et actuellement, je suis présidente du groupe d'affinités "Women in Engineering". Je suis, par exemple aussi, vice-présidente d'un club Soroptimist à Toulouse, c'est une ONG qui a une voie consultative aux Nations-Unies. C'est pour ça que ça m'intéressait. Ce n'est pas du networking comme le Rotary. C'est vraiment du travail de base.

Et si vous voulez, quand j'accède à un niveau où je dépasse mon sentiment de l'imposteur, je me dis, ça suffit d'avoir ces deux vies presque clandestines, l'une ignorant l'autre et qui me mettent parfois dans des postures d'aboyeuse... parce qu'à un moment donné, dans un jury, quand il y a une équivalence entre un garçon et une fille, je sens bien que, par défaut, ça va pencher plutôt vers le garçon. Et ça me met... Après, c'est une question de tempérament. Donc, je me dis, maintenant, j'en ai marre et je vais tout mixer.

France 3 : Tout mixer, c'est-à-dire ?

Florence Sedes : Je vais me servir de ma notoriété d'homme, de chercheur, pour faire valoir ces activités, parce que je trouve qu'elles sont de premier plan. Et du coup, j'ai mis en lumière un certain nombre de choses. Pas que moi, on est nombreuses, des seniors comme ça. Ce qui m'a aidée, c'est que j'étais vice-présidente de l'université pendant quatre ans. Dans tout ce qui était recrutement, égalité, VSS (violences à caractère sexuel) etc., j'ai pu agir de manière opérationnelle dans mon cadre professionnel alors que jusqu'à présent, j'étais dans des associations.

Maintenant, je suis carrément dans une étape où, systématiquement, dans toutes mes activités de recherche, j'essaie de voir si je peux avoir des données genrées. On va sortir un article de vulgarisation aux techniques de l'ingénieur, sur le social engineering... Est-ce que dans le social engineering, il n'y a pas ces stéréotypes qui s'appliquent, qui veulent que le hacker soit toujours le méchant garçon et la secrétaire qui se fait avoir au phishing, c'est toujours la blonde technophobe, etc. Alors qu'il y a des hackers femmes et il y a des femmes très technophiles.

En résumé : sortir un peu de ces stéréotypes. Je fais donc beaucoup de recherches sur ces biais. Dans le domaine de l'intelligence artificielle, ils risquent d'être reproduits, puisqu'on a des données qui sont genrées.

France 3 : Quelles peuvent être les conséquences par exemple ?

Florence Sedes : Je prends les exemples classiques de maladies cardiovasculaires, les problèmes cardiaques, etc. qui étaient mal identifiés, parce que les symptômes féminins sont différents des symptômes masculins. Donc, on est sûrement passé à côté d'une génération de crise cardiaque féminine, parce que les femmes n'ont pas forcément mal aux bras. Je fais une intervention dans un DIU de santé pour des médecins aux Hospices de Lyon, où je leur explique qu'on est bourré de biais de stéréotypes.

Il ne s'agit pas de s'en débarrasser, parce que, malheureusement, ce n'est pas possible, mais on peut essayer de compenser, de les analyser, et surtout de réaliser des synthèses qui vont générer des jeux de données, quitte à les rebalancer avec des données scientifiques, mais plus équilibrées, ou au contraire, qui vont faire apparaître des minorités. 

Je pense, par exemple, à l'étude qui a été menée au SAMU de Montpellier, au SMUR, où les régulateurs, à l'accueil, se rendent compte qu'il y a un biais racial et de genre. C'est-à-dire que si vous êtes une femme d'une minorité raciale, vous n'êtes pas écoutée de la même manière qu'un homme blanc de 50 ans. Maintenant, c'est un sujet dont tout le monde s'est emparé, mais il y a quelques années, quand j'ai commencé à en parler, tout le monde a levé les yeux au ciel en disant « mais non, ben non ». Maintenant, tout le monde en est conscient.

France 3 : Vous faites des cours d'informatique et de la recherche dans ces domaines-là ?

Florence Sedes : Régulièrement, je vais dans les écoles, les collèges et les lycées pour parler de sciences. Parce qu'on se rend compte que ce problème d'invisibilisation des femmes est prégnant dans les domaines académiques et les sciences. Mais au-delà de ça, on constate qu'on est dans des circonstances dans lesquelles les sciences sont très très mises à mal avec les "terre-platistes", le conspirationnisme, etc. 

Donc c'est très important d'ancrer la science dans l'éducation, dans la scolarité. Et on voit que malheureusement, surtout depuis la réforme du baccalauréat de Blanquer, les filles s'éloignent de ces spécialités scientifiques et de ces filières. Ce n'est pas qu'elles n'ont pas envie, mais les choix d'orientation, la culture générale, l'ambiance, font que très souvent elles font des maths mais après elles vont faire de la finance ou des écoles de management. 

C'est un vrai problème. Et si on remonte un peu dans les études, on se rend compte que ce clivage : les garçons sont meilleurs en maths que les filles, au-delà de l'assertivité des garçons et du fait qu'ils prennent la parole et qu'ils occupent la cour de récré parce qu'ils jouent au foot et que les filles, on ne leur laisse que les bordures... Il y a, dès le passage de CP1 à CE1, un positionnement différent des filles et des garçons. Or, le cerveau est le même, l'éducation, le niveau d'éducation en tout cas, est le même. Donc, il y a quelque chose qui est de l'ordre de la culture, des stéréotypes, de tout ce qui se trimballe qui provoque ce clivage, sachant que le premier facteur d'orientation, c'est la famille.

France 3 : Vous constatez ça partout en Europe ou c'est spécifique à la France ?

Florence Sedes : J'interviens beaucoup en Inde ou en Malaisie où j'ai beaucoup de filles. Elles n'exercent pas forcément de profession parce que la culture fait qu'il faut qu'elles s'occupent des enfants peut-être. Mais j'ai beaucoup de filles. Ce qui n'est pas le cas ici. Ici, en doctorat ou en master, on accueille les étudiantes originaires du Maghreb, de Chine, d'Inde, etc. parce qu'on n'a pas de filles. 

Donc, elles sont volontaires pour en faire, elles ne voient pas la différence. Ça prouve que c'est culturel. Et on se rend compte aussi que la culture est différente dans les ex-pays de l'Est. Parce qu'à l'époque de l'URSS, les femmes et les hommes faisaient les mêmes boulots. Donc, ils étaient ingénieurs ou mineurs, etc. Donc, les filles n'ont pas été élevées, en tout cas leurs mères, n'ont pas été élevées dans cet esprit : il y a des choses pour les filles et des choses pour les garçons. Ces filles-là, elles n'ont aucun problème à faire des maths. 

Et à Singapour, par exemple, le taux de garçons qui a peur avant une épreuve de maths est supérieur à celui des filles. Parce que derrière, il y a peut-être plus de pression sur les garçons... À Singapour, il faut apprendre à faire du calcul mental. Ce florilège de constats fait qu'effectivement, dans nos pays, on appelle ça "le paradoxe scandinave", on ne comprend pas pourquoi les filles n'y vont pas ou ne sont pas intéressées. J'ai un exposé que je fais régulièrement : "We are open, the door is just very heavy". C'est-à-dire que rien n'est fermé, c'est juste que pour entrer, c'est plus compliqué. La porte est plus lourde. Il y a une espèce de tropisme sociétal.

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