Des chercheurs de l'Oise travaillent actuellement avec des cellules de foie humain, pour reproduire en miniature le fonctionnement de cet organe. Ils développent ainsi de nouvelles thérapies et des organes sur puce : des simulations qui permettent de mieux comprendre cet organe et de tester la toxicité de certaines substances. Leurs recherches intéressent déjà le monde de la santé et l'industrie pharmaceutique.
Pour pénétrer dans le laboratoire biomécanique et bio-ingénierie (BMBI) de l'Université de technologie de Compiègne, il faut enfiler une blouse blanche, des surchaussures et des gants. L'équipe du reportage doit promettre de ne surtout rien toucher. Normalement, une longue formation est nécessaire avant de passer la porte du laboratoire, sur laquelle est plaqué un autocollant jaune signalant un risque biologique.
Mais ici, rassure un ingénieur de recherche, on ne travaille pas sur des agents pathogènes. La contamination redoutée viendrait de l'extérieur : une bactérie, un champignon pourrait altérer la précieuse matière première avec laquelle travaille le laboratoire. Elle repose dans des fioles transparentes remplies de liquide rouge. À l'intérieur, invisibles à l'œil nu, il y a des cellules de foie humain.
De la cellule au biomatériau : le génie biologique
"Là, c'est la première brique du Lego, on ne va pas utiliser les cellules telles quelles", annonce Ulysse Pereira, ingénieur de recherche du BMBI, en sortant les fioles d'un incubateur qui reproduit la chaleur du corps humain. La manœuvre commence au microscope, où Carla Meschini, doctorante du laboratoire, vérifie la bonne santé et la densité des cellules.
Il y en a deux types : "des hépatocytes, qui sont les cellules qui constituent majoritairement le foie et qui détoxifient l'organisme, et les cholangiocytes, qui sont les cellules qui tapissent les voies biliaires", détaille Carla Meschini. Si les cellules répondent aux exigences de la jeune chercheuse, elles passent à l'étape suivante, une manipulation complexe qui vise à les isoler de leur milieu de culture.
À chaque étape, les gestes sont rapides et précis : les cellules ne doivent pas trop refroidir. Une enzyme sert à les séparer de leur milieu de culture, puis il faut centrifuger, incuber, rincer pour obtenir un amas de cellules isolées, qui seront enfin mélangées à un gel à base d'algues, l'alginate. Dans un millilitre d'alginate, il y a en moyenne dix millions de cellules.
C'est ce mélange qui sert à fabriquer le biomatériau sur lequel le laboratoire concentre ses recherches, et ses espoirs : de toutes petites billes de cellules protégées par une membrane de gel d'alginate. Les billes sont formées par une petite machine et tombent comme une fine neige blanchâtre dans un liquide transparent. Sous cette forme, elles vont pouvoir être utilisées par le corps humain, une porte s'ouvre vers de nouvelles thérapies du foie.
Soigner avec de toutes petites billes de foie artificiel
Ces billes forment "un environnement qui est proche de ce que les cellules pourraient avoir in vivo [ndlr : à l'intérieur du corps humain], résume Ulysse Pereira, (...) cela permet de protéger à la fois le patient, les cellules ne vont pas aller directement dans son organisme et cela protège également les cellules, car le patient a un système immunitaire qui pourrait éventuellement les attaquer." Bien encapsulées dans leur armure de gel, les cellules doivent encore maturer sous cette forme quelques jours : elles s'organisent et commencent alors à agir comme de véritables petits morceaux de foie.
L'une des activités du foie humain, c'est de détoxifier l'organisme. Cela l'abîme, mais cet organe a la capacité de se régénérer au fur et à mesure qu'il accomplit ce travail. Cette régénérescence hépatique peut ralentir, voire s'arrêter si le foie est trop malade et là, des réactions en chaîne se produisent dans tout le corps : c'est l'insuffisance hépatique et c'est parfois mortel.
Car le foie n'est pas qu'une station d'épuration, il fabrique aussi de nombreuses substances nécessaires à l'organisme. L'une d'entre elles, l'albumine, forme la majorité du plasma sanguin. Les petites billes de foie artificiel pourraient donc permettre au corps d'un patient de survivre en remplaçant temporairement ces fonctions que son foie malade n'est plus en mesure d'assurer. Pour cela, elles seraient transmises au patient grâce à une plasmaphérèse : c'est un peu comme une dialyse, mais avec le plasma du sang.
"C'est ce plasma pathologique que l'on va mettre en contact avec nos cellules, elles vont le métaboliser, c'est-à-dire le transformer pour rendre un plasma malade moins malade et permettre au patient d'attendre soit un greffe, soit, si on a beaucoup de chance, que son foie se régénère, détaille Ulysse Pereira. En donnant du temps au patient, en permettant aux cellules d'avoir plus de temps, on peut peut-être réinstaller cette régénération et sauver les patients sans greffe, c'est l'un des objectifs de ce dispositif."
Bioréacteur et lignées cellulaires : vers de futures thérapies
Le dispositif en question est un bioréacteur : une machine dans laquelle le plasma du patient pourrait être mis en contact avec les cellules artificielles dans des conditions optimales, avant d'être réinjecté dans son corps. Il a fallu des mois pour paramétrer chaque aspect de cette machine. De la taille des billes au flux d'air, en passant par la densité de l'alginate, la température : tout a son importance. Tout est infiniment précis. Le laboratoire a réussi à obtenir un résultat avec lequel des essais pré-clinique, c’est-à-dire des tests sur l'animal, ont eu lieu. C'est une étape clef avant les tests sur l'humain.
"Maintenant, on va passer à des dispositifs de taille beaucoup plus conséquente, taille réelle, se projette Ulysse Pereira. Notre objectif est de développer des dispositifs couplés à des machines de plasmaphérèse et des modules de détoxification pour protéger les cellules avant que le plasma n'arrive dessus."
En partenariat avec l'Inserm, les chercheurs devraient bientôt commencer à travailler sur des lignées de cellules d'une qualité supérieure afin de s'approcher au mieux des conditions d'une future thérapie. Issues de cellules souches, elles sont trop chères pour être utilisées pour la phase de calibrage technique. Cette nouvelle étape, qui devrait être franchie d'ici à quelques mois, est un grand pas en avant. Le projet est mené en partenariat avec le centre hépatobiliaire de Villejuif, l'un des principaux centres de greffe du foie en France.
Le passage vers les patients pourrait avoir lieu d'ici à "dix ans, si tout se passe bien, beaucoup plus si cela se passe mal. Mais pour l'instant, les voyants sont au vert. Ce qu'il nous faut, maintenant, c'est une source de financement pour pouvoir tester les dispositifs", sourit Ulysse Pereira, précisant toutefois qu'il est difficile de prévoir les calendriers de tels projets.
Des organes... sur puce
Dans une autre partie du laboratoire, les cellules de foie vivent des aventures tout à fait différentes. Tout commence en réalité deux étages plus haut, dans une salle où les chercheurs fabriquent les "puces". Le nom est un peu trompeur puisqu'il ne s'agit pas ici de puces électroniques ou d'insectes, mais de minuscules circuits conçus sur ordinateur et imprimés dans du silicone ou de la résine. Ces circuits font la taille d'une puce de carte bleue, d'où cette appellation.
Avec une micro-pipette, le doctorant Augustin Brassens injecte les cellules de foie dans l'un de ces minuscules circuit. "Dedans, on a six cents puits qui font un certain diamètre, à peu près l'épaisseur d'un cheveu, et une certaine profondeur", souligne le jeune homme. Une fois injectées dans les minuscules puits de la puce, les cellules s'organisent en petites structures rondes, semblables à celles formées précédemment avec les billes de gel, mais en beaucoup plus petit. Ici aussi, c'est grâce à cette organisation qu'elles commencent à fonctionner comme des morceaux de foie. Il existe plusieurs modèles de puces pour créer différentes organisations cellulaires.
Lorsque la puce est prête, l'ingénieur de recherche Rachid Jellali l'installe sur une curieuse machine. Il s'agit d'une structure métallique sur laquelle une douzaine de puces sont montées en série, puis reliées à des tuyaux. De l'extérieur, l'ensemble peut paraître moyennement impressionnant, il s'agit en réalité d'une prouesse.
"Sur les organes sur puce, il y a une entrée et une sortie, on peut les connecter à une pompe pour faire circuler un milieu de culture de manière à mimer les conditions de circulation sanguine que l'on trouve dans le corps, détaille Rachid Jellali. Avec douze microsystèmes connectés, clipsables, on peut par exemple tester différents médicaments si on est en toxicologie, ou encore étudier différentes pathologies." Les organes sur puce permettent de tester la toxicité de nombreuses substances comme par exemple les pesticides.
Vers l'Homme sur puce ?
La curieuse machine permet enfin aux chercheurs de connecter différents types d'organes sur puce entre eux. Par exemple, pour étudier le diabète : connecter des cellules de pancréas, des cellules de foie et des cellules de tissus gras afin d'observer l'interaction entre ces trois éléments, dont nait cette maladie. Cela trouve aussi des applications pour tester la toxicité de substances, "en général, on ne teste que sur le foie, mais il interagit avec d'autres organes, observe Rachid Jellali. On a pu reproduire la toxicité des médicaments métabolisés [ndlr : transformés] par le foie sur d'autres organes."
Pour l'heure, le laboratoire arrive à utiliser deux à trois types de cellules différents dans cette machine à organes sur puce. L'objectif est de complexifier le système dans le futur. Le plus difficile, c'est de trouver un liquide pour simuler la circulation sanguine qui convienne aux différents organes sur puce. "Si on voulait reproduire un 'Homme sur puce', le challenge serait de trouver ce milieu de culture qui convienne à tous les types cellulaires", relève Rachid Jellali. La route est encore longue.
Un outil en plus pour les chercheurs
"Quand on parle du devenir du médicament, on se doute bien qu'il va passer dans tout le corps, résume Cécile Legallais, directrice du laboratoire BMBI. Donc pour comprendre la toxicité pour le foie, l'organe sur puce peut être très intéressant car on utilise des cellules humaines, mais par exemple pour tester la toxicité d'un médicament contre le cancer du sein, on n'a pas encore de sein sur puce. Il faut donc coupler des études in vitro que l'on va faire au laboratoire avec nos organes sur puce, pour comprendre un certain nombre d'événements et de risques et après, si nécessaire, aller vers des études pré-cliniques où l'expérimentation animale est encore nécessaire à l'heure actuelle, pour mimer ce qu'il se passe à l'échelle de l'organisme."
Une question qui devient très politique depuis quelques années, avec les débats et proposition de loi pour interdire l'expérimentation animale. Pour Cécile Legallais, il ne faut pas voir les organes sur puce comme une solution permettant de remplacer celle-ci, plutôt comme un maillon intermédiaire entre l'essai sur des cultures de cellules classiques et l'expérimentation animale.
Pour l'instant, le laboratoire développe un projet de recherche sur le syndrome métabolique, la "maladie du foie gras" où il cherche à simuler les interactions entre vaisseaux sanguins, graisse et foie, "pour aider les cliniciens à mieux prédire comment ces pathologies vont évoluer", précise la directrice. Son but, "développer des outils au service des patients et des cliniciens, en apportant des moyens de comprendre les pathologies et des traitements. (...) C'est vraiment notre vocation, on est des bio-ingénieurs, on travaille au service de la médecine : on cherche bien entendu à comprendre mais aussi à transmettre, en voyant comment ça peut aller vers la clinique."
Avec ses différents champs de recherche, cette unité de recherche co-gérée par l'UTC et le CNRS fait avancer la connaissance face à des problèmes de plus en plus répandus : d'après une étude menée en 2019, près d'un Français sur cinq souffre de la "maladie du foie gras", la stéatose hépatique. Un chiffre global qui cache une nuance : 10 % des femmes seraient atteintes contre un quart des hommes. Ces maladies liées au mode de vie progressent dans la population, au BIBM comme ailleurs, les chercheurs sont lancés dans la course pour y apporter de nouvelles solutions.