"Ne vous laissez surtout pas impressionner par les économistes", martelait Bernard Maris. Économiste reconnu, universitaire, écrivain, essayiste, journaliste, il a été assassiné le 7 janvier 2015 lors des attentats de Charlie Hebdo. Personnalité marquante, iconoclaste, résistant et bon vivant, Toulouse continue de perpétuer sa pensée avec une chaire UNESCO qui lui est dédiée.
10 ans après sa mort lors des attentats de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, la pensée de Bernard Maris est toujours très présente à Toulouse. Une chaire à son nom labellisée UNESCO est en place depuis 2018. Sa collègue Anne Isla vient de publier un livre en anglais sur l'œuvre de cet économiste iconoclaste et unique. "Je retiens d'abord son amitié puis son esprit de résistance face au langage lénifiant de l’économie néolibérale, contre l'enseignement vide de toute notion politique, de pouvoir. Il était aussi très soucieux de partager la connaissance".
Un économiste à part
Ceux qui l'ont lu, écouté sur différents médias ou qui ont assisté à ses cours à Sciences Po Toulouse le savent bien : Bernard Maris est un économiste à part et un homme d'exception. Il n'y avait pas plus exigeant et rigoureux que lui, tout en étant un amoureux de la vie qui n'oublie pas ses plaisirs. "On a eu des moments très drôles autour d’un verre, poursuit Anne Isla. Bernard était un amoureux de la vie sous toutes ses facettes. Tout dans la vie de cet économiste a été prétexte à réflexion, à création et à transmission." Il faisait de l'économie une science pluridisciplinaire, avec un art magistral du débat non dénudé d'ironie et de poésie.
Bernard Maris est un Toulousain, attaché à ses racines et à son accent. Après des études au lycée Pierre de Fermat, il étudie à l’Université des sciences sociales de Toulouse (UT1-Capitole), où il soutient sa thèse en 1975 : "La distribution personnelle des revenus : une approche théorique dans le cadre de la croissance équilibrée". Déjà toute la philosophie de sa pensée.
En 1984, il y devient maître de conférences. Ses choix iconoclastes ouvrant l'économie sur d'autres disciplines l’ont conduit à critiquer inlassablement l’économie standard dans une démarche scientifique et épistémologique. Nommé professeur de sciences économiques à l’Institut d’études politiques de Toulouse en 1994, les amphis étaient alors toujours bien remplis, souvent bondés... Ses étudiants se souviennent encore des échanges exigeants, vivaces, laissant toujours place à l'humour et au débat. En 1995, il obtient le prix du "meilleur économiste" décerné par Le Nouvel économiste.
C'était aussi ça Bernard Maris : un économiste qui se faisait journaliste dans des médias sérieux (France Inter, Le Monde, Le Figaro, Le Nouvel Obs, C dans l'Air) mais aussi des choses plus légères et souvent plus féroces comme dans Charlie Hebdo sous le pseudo "Oncle Bernard" derrière lequel il s'est longtemps amusé.
Anne Isla vient de sortir un livre en anglais "Economics as rhetoric. The thought of Bernard Maris" pour faire connaître ses écrits car il a très peu rédigé de textes dans cette langue. "Pour Bernard, le thème essentiel de l’économie c’est comment on partage les ressources, en réduisant les inégalités et respectant la planète."
L'économie ouverte et humaine
Anne Isla a partagé des amphis et une longue amitié avec lui. C'était un cours en DEA (master de recherche) sur l’économie des conventions (courant de pensée apparu en France au milieu des années 1980). "Partager un cours avec lui c’était sympa. On travaillait beaucoup puis on se retrouvait au bord du lac de Sesquières entre 2 tours de planche à voile. Il était d'une exigence absolue mais il ne fallait pas s'arrêter d'aimer la vie, de manger ensemble, boire un verre. On travaillait tard le soir et on terminait en chanson par "El paso del Ebre", un chant de résistance des républicains espagnols. Il l'avait mis aussi comme sonnerie de téléphone."
Capable de citer des poésies de Jorge Luis Borges, il voulait une économie ouverte et pluridisciplinaire. Ce spécialiste de Keynes n'hésitait pas à faire un lien avec Karl Max et Sigmund Freud. Un côté éclectique et iconoclaste qui dérangeait : "Les gens percevaient plutôt la personne ironique, satyrique et ne voyaient pas l’érudition qu’il y avait derrière. Quand j'ai fait un colloque juste après sa mort, des collègues m’ont dit : "je viens mais ce n’est pas un économiste". Quand on est pluridisciplinaire, on n’est pas économiste. Les hétérodoxes comme Bernard sont rejetés et comme il avait une audience publique dans les médias ou en tant que membre de la Banque de France, certains le détestaient. On essaie souvent de mettre les économistes hétérodoxes à l'écart. Ça n’a pas beaucoup évolué depuis."
Hommage émouvant des collaborateurs de la Federal Reserve of New York à Bernard Maris pic.twitter.com/Bg9D5VPkWX
— Banque de France (@banquedefrance) January 12, 2015
Comprendre la société, les inégalités, ce qu’on peut faire au-delà, pour que la vie soit plus douce et respectueuse de l'être humain et de la nature, toutes ces réflexions et ces axes de pensées se retrouve dans une chaire installée à Toulouse depuis 2018 dans les locaux de Sciences Po.
Une chaire Bernard Maris labellisée UNESCO
Lancée à Paris en 2016, une chaire Bernard Maris a pris place dans les locaux de Sciences Po, au 21 allées de Brienne à Toulouse.
L'objectif : continuer à promouvoir l’hétérodoxie de Bernard Maris, inviter des pointures internationales de l'économie qui prônent une ouverture à l'histoire, la géographie, le droit, la sociologie, psychologie, etc...
Olivier Brossard professeur de sciences économiques à Science-Po est aujourd'hui le coordinateur de la chaire. "Après les attentats de Charlie Hebdo, plusieurs hommages aux victimes ont eu lieu à Toulouse et Paris. Bernard Maris c’était notre collègue, notre ami. On souhaitait donner une suite à tout ce qu'il a fait."
La branche parisienne s'est arrêtée faute de financement mais Toulouse continue grâce à la région Occitanie et au département de la Haute-Garonne. La chaire est labellisée UNESCO, une distinction de prestige qui fait sens également à l'œuvre de Bernard Maris. Elle dispose d'un titulaire académique, l'économiste hollandais Ron Boschma pour la partie recherche et enseignement. Il vient d'être distingué par un prix prestigieux en 2024, l'équivalent d'un Nobel de géographe.
Congratulations to the holder of the @ChaireBMaris, Ron Boschma for the Vautrin-Lud Prize! Looking forward to celebrate in Toulouse 🥳👏👨🎓
— LEREPS (@LEREPS_IEP) September 17, 2024
🔗https://t.co/HcxawkW9t5 pic.twitter.com/q0SDjQxvEO
La chaire invite d’autres chercheurs, des invités prestigieux comme Thomas Piketty ou Joseph Stiglitz. Histoire de perpétuer l'esprit de vulgarisation et d'animation citoyenne chers à Bernard Maris.
"On voulait faire une chaire particulière, pas purement académique, poursuit Olivier Brossard. Nous avons un volet citoyen et éducatif et un volet plus classique et académique. Comme Bernard, nous voulons rapprocher l'économie des citoyens, contribuer à l’ouverture des cursus de formations pour une meilleure diversité et pluralité. On organise des conférences citoyennes pour sortir de notre tour d’ivoire, écouter d'autres points de vue et ne pas développer une recherche hors sol."
Une journée hommage sera rendue ce mardi 7 janvier 2015 pour marquer les 10 ans de la disparition de Bernard Maris, dans la bibliothèque de Science Po à partir de 18h.
L'occasion de retrouver les nombreux livres de l'auteur toulousain comme ce pamphlet "Les sept péchés capitaux des universitaires" (Albin Michel) ou ses "Antimanuels d'économie" (Bréal), véritables best-sellers chez les étudiants. "J'ai été influencé par ses livres, son côté vulgarisateur et libre penseur critique, reconnaît Olivier Brossard. Je retiens que c'était le seul à tenir tête à Dominique Seux sur France Inter. Pour moi c’était salutaire. Difficile d’être à ce niveau, capable de débattre comme lui, avec un tel talent littéraire. Je n'en vois pas d'autres. Il nous manque."
Bernard Maris en cinq citations
- "Non seulement les adversaires de la croissance ne sont pas des ennemis du développement, mais ils sont sans doute les meilleurs défenseurs de la civilisation, l'autre nom du développement."
- "Le capitalisme canalise les frustrations des hommes, les empile, comme il accumule le capital, et fait gonfler des bulles qui finissent par crever comme des bombes."
- "Mais faisons un rêve : lorsque l'économie et les économistes auront disparu, ou du moins auront rejoint l'arrière-plan, auront aussi disparu le travail sans fin, la servitude volontaire et l'exploitation des humains. Régneront alors l'art, le temps choisi, la liberté. Qui rêvait ainsi ? Keynes, le plus grand des économistes."
- "Pour comprendre la vie, les économistes ne cessent d'en chasser le sel, l'amour, le désir, la violence, la peur, l'effroi, au nom de la rationalité des comportements. Ils traquent pour la détruire cette émotion qui abolit la chaîne causale"
- "Mais la vie est-elle une quantité, comme voudraient nous le faire croire les économistes ? Qu'est-ce que la vie ? Une longueur ou une intensité ? Et si la vie ne se mesurait que par elle-même ?"