Jean-Baptiste Dethieux est psychiatre et psychanalyste à Toulouse (Haute-Garonne). Il publie son cinquième livre intitulé "Les monstres ordinaires, clinique et théorie du conformisme". Dans cet ouvrage, il décrypte avec les outils de la psychanalyse, les rouages qui amènent certains d'entre nous à commettre des abominations.
Jean-Baptiste Dethieux est psychiatre et psychanalyste à Toulouse. Il vient de publier "Les monstres ordinaires, clinique et théorie du conformisme". Un ouvrage dans lequel il éclaire la façon dont des personnes "banales" s'amputent d'une partie d'elles-mêmes et peuvent commettre des acte innommables.
France 3 : Qu'est-ce qui vous a poussé à étudier ces monstres ordinaires, la "banalité du mal" comme vous le dites ?
Jean-Baptiste Dethieux : Ce qui m'a intéressé, c'est de partir de faits de société qui sont éloquents. J'y fais référence, je m'appuie sur la notion d'une certaine abomination qui peut être le propre d'un individu qui va rejoindre un groupe qui peut, sans être pour autant initialement constitué de façon monstrueuse ni l'individu en question, générer des abominations. Voilà, on sait bien ce que l'humain est capable de faire, la vie concentrationnaire... Je cite le massacre des Tutsis par les Hutus. C'est quand même assez incroyable que du jour au lendemain, une micro-ethnie se lève contre l'autre et de façon déterminée, toutes personnes confondues.
Il y a un certain nombre de personnes interrogées par le journaliste Jean Hatzfeld, qui sont bien dans ce groupe et qui, de façon méthodique, à la machette, déciment une autre micro-ethnie, des voisins, pas des voisins de palier, mais c'est tout comme. Quand ils sont interrogés individuellement, ils éludent ou ils ne sont pas vraiment présents à leur réponse. Mais quand on passe du « tu » au « vous », autrement dit, de la personne au groupal, il y a quelque chose qui se réveille, et là, du côté de... pas de la victime mais du bourreau, il y a quelque chose qui s'active, et on voit le discours s'enfler et des récits de guerre justifiant l'abomination advenir. C'est un exemple parmi d'autres. Il y a de façon plus lambda, l'expérience de Stanley Milgram.
France 3 : Vous pouvez rappeler en quoi consistait cette expérience sur la soumission volontaire ?
Jean-Baptiste Dethieux : Ce psychologue américain est très célèbre pour son expérience sur l'obéissance au début des années 60. Elle consiste à mettre en place le dispositif suivant : un moniteur est chargé d'appuyer sur des manettes pour envoyer des décharges électriques dont le voltage va être croissant. Il agit sous la direction d'un expérimentateur en blouse blanche. Et il envoie des décharges à un élève dans une autre pièce lorsqu'il répond mal à des questions qui sollicitent sa mémoire.
C'est important qu'il le voit et même qu'il l'entende crier. Le moniteur envoie, en fait, de fausses décharges et il croit que c'est l'effet de la punition sur la mémorisation qui est évaluée. Or, ce n'est pas du tout ça qui est évalué, c'est sa propre obéissance aux injonctions de l'expérimentateur.
Le répondant, c'est un acteur, c'est un complice qui va simuler la douleur, voire la mort, avec des cris, des protestations et puis un silence. Ce qui est quand même incroyable, ce sont les résultats : autour de 60-65% des individus sont allés jusqu'à administrer des voltages potentiellement mortels. C'est jusqu'où peut aller la soumission d'un individu ordinaire à des injonctions qui peuvent être celles d'un tiers ou d'un groupe. Milgram était bouche bée.
France 3 : C'est vrai que c'est une des faces de l'être humain qui interroge...
Jean-Baptiste Dethieux : Oui, un autre exemple, ça, c'est une figure historique, malheureusement historique, c'est Eichmann, le criminel nazi, qui, lors de son procès, je cite Hannah Arendt sur "la banalité du mal" et cette phrase d'Eichmann qui est terrible : "J'obéis donc je ne pense pas ".
Comment un homme qui, somme toute, a l'air débonnaire, placide, sans l'ombre d'une agressivité ou d'une revendication, parce que Eichmann c'est la platitude absolue quand il montre un visage qui est le sien, le sien propre... Donc, on ne peut pas comprendre comment cet homme a eu une telle fonction, un tel rôle, en connaissance de cause.
Ce qui, moi, m'a intéressé, c'est de partir de ces faits et puis d'essayer de les décortiquer à partir des outils de la psychanalyse parce que j'ai fait référence à des notions comme la pensée opératoire qui est une pensée sans pensée autonome, qui est une pensée sans émotions qu'on voit dans un registre du quotidien.
France 3 : Comment définissez-vous la pensée opératoire ? C'est une forme de pensée automatique, robotique ?
Jean-Baptiste Dethieux : Oui, on peut soi-même avoir des moments de pensée opératoire quand on est soumis à des épreuves de vie trop importantes, par exemple. On décroche, on court-circuite. C'est une défense majeure contre la pensée. Donc c'est une pensée sans pensée.
C'est un état qui peut être transitoire chez beaucoup d'entre nous. Mais c'est un état qui peut être plus structurel, plus inscrit dans la durée, chez d'autres personnes, mais qui pour autant ne vont pas du tout faire parler d'elle. C'est le règne du conformisme absolu.
Autrement dit, on pourrait presque inverser la formule d'Eichmann. Ce n’est pas j'obéis donc je ne pense pas. C'est je ne pense pas, donc j'obéis ou je ne pense pas et j'obéis. Et c'est comment ces personnes, comment des individus peuvent parfaitement répondre à des attentes, celles d'un criminel nazi, celles d'un tyran qui peut être un tyran historique ou domestique, ou encore, effectivement, avoir une propension à se soumettre, pour court-circuiter elles-mêmes toute volonté personnelle et la diluer dans un modèle collectif.
France 3 : Elles se coupent de leurs émotions ?
Jean-Baptiste Dethieux : Oui. Le propre de la pensée opératoire, c'est effectivement de cet ordre.C'est une pensée factuelle, qui colle à la réalité, qui est tout à fait pauvre dans la vie fantasmatique, qui est dénuée d'émotions, qui est dans la platitude la plus absolue.
C'est une pensée pratico-pratique, une pensée qui duplique la réalité. Encore une fois, il y a un gradient entre le commun des mortels : on peut tous avoir des moments un peu comme ceux-là pour se court-circuiter, parce qu'on est trop chargé en stress ou en plein de choses, mais ça peut être plus structurel.
Ce qui m'a intéressé, c'est d'essayer de me rapprocher de comment fonctionne un individu qui pourrait petit à petit constituer un groupe. Parce qu'il y a bien sûr l'effet du groupe sur l'individu, mais il y a l'individu qui constitue le groupe.
Il y a un chapitre de ce bouquin qui est nommé "Allons-nous vers une société opératoire ? ". Je pense que depuis l'ère de l'industrialisation, il y a quand même une tendance plus marquée et j'essaie de montrer pourquoi. Mais ce sont les individus qui la façonnent, cette société opératoire.
France 3 : Vous pourriez nous en dire plus ?
Jean-Baptiste Dethieux : C'est un écho réciproque, c'est-à-dire que des individus qui sont amenés à avoir ce fonctionnement particulièrement opératoire, vont avoir tendance à l'agglutinement pour la création d'un groupe qui va happer et aspirer d'autres individus qui seraient moins tentés de fonctionner de la sorte. Mais c'est l'œuf et la poule. Tout ça fonctionne en boucle. Après, si on le prend des deux bords, du côté du social, je pense authentiquement qu'on est quand même dans une ère postindustrielle qui façonne l'individu.
Je parle de l'accélération du temps, je fais référence à un philosophe et sociologue allemand, Harmut Rosa, dont les travaux sont très intéressants. Le temps qu'on a de plus en plus pour ne pas en avoir du tout... tous ces mécanismes de robotisation, d'automation, d'automatisation, etc. ont un effet sur l'individu.
Mais je pense que les individus, et c'est ce que j'essaie de montrer dans le livre au titre du psychanalyste que je suis, fonctionnent déjà eux-mêmes pour leur propre survie comme ça. Et pourquoi ? Parce qu'effectivement ces individus ont besoin de court-circuiter leurs propres pensées parce qu'ils ont à traiter avec une violence blanche, aveugle, quelque chose qui est de l'ordre du traumatique, qui ne peut pas se représenter en eux, et qu'ils ont absolument le besoin vital de recouvrir. Comme un couvercle sur une cocotte-minute, sans quoi c'est l'implosion.
France 3 : Ces individus, on les retrouve partout dans le corps social ?
Jean-Baptiste Dethieux : Alors je vais jusqu'à évoquer des populations de criminels, là c'est l'extrême, de populations carcérales, qui sont dans ce même fonctionnement individuellement. Là ce n'est pas l'effet du groupe sur eux-mêmes, c'est leur fonctionnement personnel. Ils paraissent dénués d'affect avec une violence phénoménale, qui peut être à l'origine d'un passage à l'acte avec une grande froideur.
Mais il faut bien considérer qu'on est sur un éventail, entre ce cas de figure-là et quelqu'un qui longe le trottoir, comme vous et moi, et qui a besoin pour se protéger contre des éléments traumatiques précoces.
C'est toute la population des patients qu'on appelle des patients psychosomatiques, qui vont ne pas avoir de possibilité de faire parler autre chose que leur corps. Et la violence dont il est question, parce qu'il y a souvent une violence extrême, elle se retourne contre eux, mais à travers des manifestations somatiques (physiques) sans volonté explicite et consciente. Donc ils vont la court-circuiter, ils vont se rendre opératoires pour se protéger d'eux-mêmes.
France 3 : Ce sont ces personnes que vous appelez des "monstres ordinaires" ?
Jean-Baptiste Dethieux : Oui mais sans du tout de qualification morale ou quelques jugements de valeur que ce soit. Le monstre fait référence, bien sûr, à un "corps étranger", quelque chose qui est instinctuel dans l'humain, et qu'on peut avoir, mais dont on peut faire quelque chose.
Et l'ordinaire, c'est parce qu'effectivement, en façade, en surface, il n'y a rien de sensible, il n'y a rien de visible. Il y a cette placidité, mais qui peut donner lieu à des phénomènes groupaux. Ce sont des patients qui n'arrivent pas à se déprimer. Ils vont être dans une atonalité, dans une monotonie de vie terrible.
Mais on pourrait penser que c'est un défaut, une carence, si vous voulez. Ce qui est intéressant, dans les travaux que j'expose, qui sont les travaux de psychanalystes psychosomaticiens,
c'est qu'on montre bien à quel point tout ça est une défense majeure contre des enclaves, contre des choses à l'intérieur de soi qui sont des bombes à retardement. Des bombes à retardement du côté
de somatisations potentielles, ou du côté de traumas précoces qui ne peuvent pas accéder à la conscience, tellement ils sont violents et irreprésentables.
France 3 : Est-ce qu'il y a toujours un trauma à l'origine de cette robotisation de la pensée ?
Jean-Baptiste Dethieux : Dans l'individu que je décris génériquement que j'ai appelé "Marc", oui, il y a une part de traumatique. Le trauma, c'est ce qui ne peut pas être pensé. C'est ce qui ne peut pas être élaboré, transformé, mis en mots.
Donc ça reste clivé. Ce mot clivage revient souvent dans ce que j'ai écrit... Une partie accessible, une autre qui est complètement enfouie, qui enclave quelque chose qu'on ne peut pas combler, qu'on ne peut pas atteindre.
France 3 : Comme un trou noir... ?
Jean-Baptiste Dethieux : Oui comme un trou noir. Alors concernant "Marc", on peut l'atteindre. Il peut laisser s'échapper des émotions. Mais si vous voulez, j'ai présenté ce patient parce que pour moi, c'est intéressant dans la mesure où c'est un écorché. Vous savez, en peinture, il y a ce qu'on appelle les écorchés. Ce sont des peintures qui représentent des corps sans la peau. Et c'est presque une radiographie du dedans de l'individu. Ce qui est intéressant aussi, c'est qu'avec un patient comme celui-là, on peut mettre au jour ses traumas de l'enfance.
France 3 : C'est l'objectif de votre livre ? Montrer qu'on peut en se soignant, en connaissant ses propres mécanismes et blessures, sortir de ces trous noirs ?
Jean-Baptiste Dethieux : En psychanalyse, il y a quelque chose qui s'appelle le travail de culture qui permet de gagner en bonification, si je puis dire, non pas pour être bon là où on a été mauvais. Encore une fois, pas de jugement moral, mais dans une propension à vivre en meilleur terme avec soi et les autres. Aller vers la connaissance de soi.
Je crois que quand on essaie de mettre au jour des mécanismes, là il est question de parler des choses les plus abominables que l'homme peut faire... En essayant de le voir un peu de l'intérieur, il y a des outils intéressants. J'ai essayé de me servir des outils que je connais le mieux pour tenter de comprendre comment un individu peut se laisser happer, glisser vers des fonctionnements qui vont complètement abolir le bon sens apparent, la volonté, la possibilité de différencier le bien et le mal.
France 3 : Ça vous paraissait une urgence par rapport à l'époque dans laquelle nous vivons ?
Jean-Baptiste Dethieux : Non. Je serais bien présomptueux en disant que c'est une urgence. C'est toujours une urgence. Mais je crois qu'entre les deux conflits actuels, l'Ukraine et Israël... Enfin, entre ces barbaries humaines et d'autres passées c'est presque une position éthique. C'est d'essayer d'en faire toujours une urgence.
Ça peut être très proche avec des bandes de gamins : "Sa majesté des mouches", c'est une bande de gamins qui se fédère pour fonder une espèce de horde de sauvages, parce qu'il n'y a pas vraiment de leader, Le leader est dégommé et c'est la violence absolue, quand même. On peut le voir à deux pâtés de maisons de là où on se trouve. Donc, ça peut être très près.
"Monstres ordinaires" c'est un peu choquant, peut-être, mais c'est volontaire. C'est à certains moments, chacun d'entre nous, ça peut être tel ou tel, aussi qui utilise un fonctionnement particulier de conformisme défensif, de conformisme de survie.