Le groupe La Dépêche du Midi vient d'être condamné en appel pour travail dissimulé et co-emploi. Il a embauché une journaliste sous un statut low cost dans son agence de presse La Dépêche News, rognant largement sur son salaire et ses avantages. Claire Raynaud vient de gagner son procès. D'autres pourraient lui emboiter le pas sur le terrain judiciaire.
Claire Raynaud est journaliste... Enfin était journaliste. Elle a travaillé à La Dépêche du Midi de novembre 2015 à août 2019 avant de démissionner et de porter plainte. Le groupe La Dépêche du Midi vient d'être condamné en appel dans le cadre de cette affaire pour travail dissimulé et co-emploi.
Le quotidien a embauché Claire Raynaud sous un statut low cost dans son agence de presse La Dépêche news, rognant largement sur son salaire et ses avantages sociaux. La journaliste travaillait pour le quotidien régional avec d'autres journalistes pour faire le même travail mais pas dans les mêmes conditions. Elle vient de gagner son procès. D'autres pourraient suivre car elle est loin d'être la seule concernée.
Dumping social
"J’ai décidé de devenir journaliste à l’âge de 11 ans, écrit Claire Raynaud sur son compte Linkedin. 40 ans plus tard, en 2019, j’ai renoncé à ce métier passion à cause d’un employeur indélicat qui a eu l’outrecuidance d’inventer un système de dumping social qui m'a broyée et à cause duquel j’ai vu les jeunes journalistes talentueux et prometteurs que j'encadrais, se faner et s’éteindre en quelques mois".
C'est ce qui a poussé cette journaliste aguerrie à porter plainte voilà 4 ans. Elle estimait avoir été exploitée. "J'ai été engagée par une structure qui s'appelait Dépêche News, explique-t-elle. Je dépendais de la convention des journalistes mais j'avais un salaire inférieur de 30%, j'avais 5 semaines de vacances, soit un tiers de moins de congés et pas de primes, auxquels avaient néanmoins droit les salariés de La Dépêche. J'ai signé mon contrat une semaine après avoir commencé. Je n'avais pas le choix de quitter ce travail à ce moment-là. Et ils m'ont dit : non, non mais c'est juste le temps de ta période d'essai en CDD. Tu repasseras à un contrat Dépêche. Et en fait pas du tout".
30% de salaire en moins
Claire Raynaud explique qu'elle a inauguré ce système de recrutement low cost. Les journalistes arrivés après elle auraient tous été contraints de signer leurs contrats à Dépêche News. "Quand ils remplacent un journaliste de la Dépêche, ils lui mettent un Dépêche News à la place. Donc ça leur coûte 30% de salaire en moins, plus tous les avantages, RTT, primes en moins... C'est une économie énorme. Mais tous travaillent sous les ordres du rédacteur en chef de la Dépêche du Midi, on est dans les mêmes locaux".
"Ils m'ont mis rédacteur troisième échelon pour un poste de rédacteur en chef. Donc ce qui est écrit sur les contrats et la réalité... Même sur les intitulés de poste, il n'y a rien qui colle. (...) En plus, j'étais en contrat 35h par semaine à la différence des journalistes de La Dépêche qui sont en contrat 39h. Et on ne pouvait pas récupérer nos heures".
On travaillait 50 ou 60 heures par semaine, pas de récupération, pas d'heures supplémentaires payées, rien !
Claire Raynaud, ancienne journaliste à Dépêche news
"Bref, ça leur a permis de faire des économies à grande échelle sans beaucoup de risques parce que La Dépêche est quasiment en monopole pour l'emploi des journalistes dans la région. Une fois que vous avez signé ces contrats-là, si vous voulez changer de boulot, c'est très compliqué parce qu'il n'y a pas d'emploi pour les journalistes à Toulouse".
Rabaissée au tribunal
Claire Raynaud encadre de jeunes journalistes. Elle vit très mal ce système, estimant que tous, elle comprise, sont "traités comme de la chair à canon". Elle décide de partir en août 2019. Au tribunal des Prudhommes, elle entend qu'elle est une "petite journaliste" qui écrit de "petits articles" pour le site web, une sous-fifre en somme dont le travail aurait consisté à faire des copiés-collés sur Google.
La journaliste a gain de cause aux Prud'hommes concernant les heures supplémentaires mais avec le SNJ (Syndicat national des journalistes), elle veut obtenir la condamnation de son employeur pour travail dissimulé, "à savoir qu'on a un contrat Dépêche News, mais que notre employeur, c'est bien La Dépêche du Midi".
Travail dissimulé
La décision du tribunal est tombée : la Dépêche a été condamnée pour co-emploi et travail dissimulé. L'arrêt de la cour d'appel de Toulouse mentionne qu'"il existe un lien de subordination non seulement avec la Société Dépêche News, qu'aucune partie ne remet en cause, mais également avec la société Groupe La Dépêche du Midi". Les deux structures étaient donc co-employeuses de Claire Raynaud.
La cour d’appel reconnait par ailleurs le travail dissimulé : "La cour admet un nombre important d’heures supplémentaires, réalisées sur plusieurs années et alors que la salariée avait expressément alerté son employeur à la fois sur sa charge de travail et sur les horaires qui étaient les siens sans que cela entraîne une quelconque réaction de l’employeur".
Violation du statut collectif
L'avocate de Claire Raynaud, Pauline Le Bourgeois, est satisfaite que le véritable employeur ait été mis face à ses responsabilités. "L'enjeu c'est l'application d'un statut collectif qui a délibérément été écarté par La Dépêche du Midi, explique-t-elle. Il y a détournement du statut collectif. On institutionnalise une différence de traitement entre des salariés qui font la même chose mais qui vont se voir appliquer des règles différentes".
"Le seul intérêt d'embaucher des salariés Dépêche news qui font la même chose que la Dépêche du Midi, c'est précisément de réduire les conditions salariales et d'emploi des salariés Dépêche news", poursuit l'avocate.
"On a aussi obtenu des dommages et intérêts pour le syndicat parce que la cour a considéré que le fait de ne pas appliquer le statut collectif (qui a la même force de loi que le Code du travail ou le contrat de travail), est une atteinte à l'intérêt collectif de la profession. On a obtenu 1.000€. Ce n'est pas beaucoup mais c'est la reconnaissance de ce préjudice spécifique de la violation du statut collectif. ça ne concerne pas que Claire Raynaud, ça concerne tous les salariés qui sont placés dans cette situation-là".
Contrats low cost
Le SNJ (Syndicat national des journalistes) s'est mobilisé aux côtés de Claire Raynaud. Faute d'avoir pu faire entendre à La Dépêche son désaccord, il a mené un travail d'enquête et soutient tous les journalistes qui lancent des procédures.
Olivier Cimpello, élu au CSE de La Dépêche du Midi parle de "dumping social, le but étant de faire des économies sur la masse salariale. On a des journalistes qui peuvent stagner, certains qui sont en CDD qui sont payés 40€ de plus que le SMIC, qui ne progressent quasiment pas et qui se retrouvent au bout de 3 ou 4 ans avec des salaires très faibles".
"On ne veut pas qu'il y ait deux systèmes dont un moins disant au sein d'une même rédaction", renchérit Patrick Guerrier, lui aussi élu SNJ au CSE de La Dépêche. Tous deux ont vu de leurs yeux ce dispositif Dépêche News s'installer et l'ont combattu dès sa mise en place. Ils confirment le témoignage de Claire Raynaud et vont plus loin.
Le syndicat des journalistes mobilisé
"Au-delà du cas de La Dépêche du Midi, le combat est aussi pour nous d'éviter que d'autres groupes suivent cet exemple, affirme Patrick Guerrier. On est journalistes rattachés à un titre, c'est un statut qui existe. Une agence de presse est productrice de contenus vis-à-vis de titres extérieurs. C'est totalement différent".
"On veut éviter que ça fasse tache d'huile, poursuit Olivier Cimpello. On a vu des velléités à La Voix du Nord. Ils voulaient créer une agence de presse interne pour faire la même chose, des économies ou payer moins bien les nouveaux arrivants. Ceci a été écarté par notre section via des négociations et aussi la saisine de l'inspection du travail. On veut mettre fin à ça".
"Tous les autres groupes ont regardé avec intérêt ce qui se faisait à La Dépêche du Midi, ils n'ont pas osé y aller parce qu'ils savaient que c'était très très limite en termes de droit", conclut Patrick Guerrier.
L'URSSAF sur les rangs des plaignants ?
De fait, les choses risquent de ne pas s'arrêter là. L'inspection du travail a fait une visite inopinée dans les locaux du journal dans le courant de l'été 2022 dans cinq départements. Tous les salariés ont été interrogés pour savoir quel contrat ils avaient signé, le travail qu'ils effectuaient au quotidien et qui était leur responsable hiérarchique.
L'inspection du travail a saisi le Parquet de Toulouse suite à cette enquête pour "délit de marchandage" (on fait faire le même travail à des salariés mais tous ne bénéficient pas des mêmes salaires et avantages). Les journalistes Dépêche News en activité mais aussi ceux qui sont partis ont reçu un courrier de l'inspection leur demandant s'ils souhaitaient se constituer partie civile.
Il y aurait 110 équivalents temps plein à Dépêche News susceptibles donc de demander des comptes à leur employeur via la justice. L'URSSAF pourrait par ailleurs faire partie des plaignants pour le déficit de cotisations sociales liés à ces contrats low cost. Le SNJ va se constituer partie civile.
Silence côté Dépêche
Claire Raynaud a quitté le journalisme. Elle dirige aujourd'hui une petite agence de contenus éditoriaux. Dans son post Linkedin, elle conclut : "pour un journal qui se revendique d’une gauche radicale socialiste, dont le patron et propriétaire a été plusieurs fois ministre et qui touche chaque année des centaines de milliers d’euros d’aide à la presse versées par le ministère de la Culture, se déjouer ainsi des lois et du code du travail est proprement injuste" avant de s'adresser à ses "anciens collègues spoliés" à qui elle dédie cette victoire judiciaire.
La direction de La Dépêche du Midi, à savoir Jean-Michel Baylet et son fils, Jean-Nicolas Baylet, avec lesquels nous avons essayé à plusieurs reprises de prendre contact n'ont pas donné suite à nos demandes d'entretien.