Emmanuelle Reungoat est maîtresse de conférences en science politique à l'université de Montpellier depuis 2014. Elle est notamment spécialisée en mouvements sociaux et a dédié de nombreux travaux aux gilets jaunes. Elle répond à nos questions au lendemain de la manifestation nationale contre la vie chère du 18 octobre.
Octobre 2018, les gilets jaunes, 18 octobre 2022, les syndicats mobilisent environ 150.000 personnes dans plusieurs manifestations en France. Environ 2.000 manifestants à Montpellier.
Difficile de ne pas noter au moins 2 similitudes, entre les 2 mouvements de contestation. L'élément déclencheur est identique, le carburant et la "vie chère" tout comme la période de l'année où la colère s'exprime dans la rue.
France 3 Occitanie : Comment pouvez-vous qualifier le mouvement actuel, autour de l'approvisionnement et la pénurie de carburant ?
Emmanuelle Reungoat, politologue : "On ne sait jamais pourquoi un mouvement social prend ou pas. Mais aujourd'hui, le contexte semble propice. Le pouvoir d'achat est une question et un enjeu pour beaucoup de Français, surtout avec le retour de l'inflation. L'énergie et la mobilité sont 2 facteurs qui pèsent sur les habitants des zones périurbaines. On a aussi un contexte social où les syndicats ont intérêt à montrer qu'ils sont capables de mobiliser et défendre les travailleurs. Le mouvement des gilets jaunes avait remis en question cette capacité à pouvoir porter les revendications de la population, les derniers conflits étaient plus sectoriels. Là, on voit le retour de la tradition syndicale, plus large et plus sociale".
Comment cette situation peut-elle évoluer ?
Emmanuelle Reungoat : "Ce genre de pronostic est toujours hasardeux. Certes, il y a une colère de la rue, certes il y a des grévistes, des Français mobilisés contre le gouvernement et des revendications. On retrouve ainsi la tradition ouvrière de la grève et on assiste au retour des syndicats. Mais les sondages montrent que seule une minorité de personnes soutient la grève. La grève qui a longtemps été illégale est un droit acquis par la lutte, par le rapport de forces avec le gouvernement en 1946. Les réquisitions des derniers jours dans les dépôts pétroliers ont été limitées et finalement peu contestées, à part par la CGT. Enfin, des accords salariaux sont intervenus avec les syndicats majoritaires dans les entreprises où les grèves se sont déclarées. Autant d'éléments qui avec la faible mobilisation nationale de mardi ne vont pas dans le sens de l'amplification du mouvement".
Emmanuelle Reungoat était l'invitée du 19/20 de France 3 Occitanie, ce 18 octobre 2022.
Est-il possible de comparer deux mouvements sociaux, comme celui des gilets jaunes et celui se déroulant en ce moment ?
Emmanuelle Reungoat : "une partie des gilets jaunes a acquis des savoir-faire, des dispositions militantes. Certains ont transformé leur vision du monde, de primo-contestataires, ils sont devenus revendicatifs pour obtenir des droits et des avantages. Mais depuis fin 2018, le mouvement s'est essoufflé voire usé et il y a eu beaucoup de conflits internes lors des différentes élections. Enfin et surtout, il y a une relation difficile entre les gilets jaunes et les syndicats, donc il est peu probable que les gilets jaunes se remobilisent à l'appel de syndicats et encore moins de partis politiques".
La grève est-elle un moyen de se faire vraiment entendre par le gouvernement ?
Emmanuelle Reungoat : "C'est la limite de la Ve République. Les gilets jaunes ont du mal à se faire entendre sans avoir d'organisation syndicale porteuse de leur parole et sans grève. Depuis 2016, Nuit debout, 2018, les gilets jaunes, et aujourd'hui, on voit que les différents gouvernements ont tendance à délégitimer l'action protestataire, pour eux, le seul bon mode de participation ce sont les élections. On peut considérer que c'est une vision assez limitée de la démocratie".