Le sénat a voté ce mardi 9 juin le projet de loi sur le renseignement. Parmi les opposants au texte, Esther Benbassa a une nouvelle fois démontré dans l'hémicycle ces talents d'oratrice. Portrait de la sénatrice Europe-Ecologie du Val-de-Marne.
Sous les dorures du Palais du Luxembourg, ses cheveux rouge vif détonnent. Au Sénat, Esther Benbassa est une personnalité à part, et elle cultive cette image. "Je me considère à la fois comme une intellectuelle et comme une politique", aime à dire celle qui a été élue dans la circonscription du Val-de-Marne sous étiquette EELV en 2011. Si elle est encore sénatrice pour deux ans, elle pourrait bien considérer la politique comme une étape dans une longue carrière de chercheure.
Son storytelling a été répété à l’envi dans nombre de médias : née à Istanbul dans une famille grecquo-espagnole, cette juive sépharade migre à l’âge de quinze ans en Israël, où elle effectue son service militaire. Cinq ans plus tard, elle part pour la France, dont elle ne tarde pas à acquérir la nationalité. Aujourd’hui trinationale, la sénatrice ne tire pas de fierté particulière de cette singularité : "C’est un parcours personnel. Aujourd’hui, je me sens française, je suis de culture française, car ma famille appartenait à la bourgeoisie". Elevée chez les sœurs et éduquée par une préceptrice française, Esther Benbassa a gardé de cette expérience un accent arménien hérité de cette dernière, et la pratique courante d’une dizaine de langues.
Un "aiguillon"
Selon elle, l’apprentissage dont elle a tiré le plus de leçons pour son travail de sénatrice n’a pas été acquis dans d’autres pays, mais dans le cadre de son activité de chercheure. Directrice de recherche au CNRS jusqu’en 2000, elle est nommée la même année titulaire de la chaire d’histoire du judaïsme moderne de l’Ecole pratique des hautes études. Une première pour une femme, et a fortiori pour une laïque. Une trentaine de livres plus tard, c'est la notoriété. Les politiques la courtisent. "Les Verts m’ont proposé de me présenter car j’étais une intellectuelle publique qui écrivait beaucoup dans la presse et a eu une grosse activité militante pour les droits de l’homme", explique-t-elle.
La sénatrice est connue pour ses consultations régulières avec des associations comme "Le bus des femmes", qui s’occupe de prostituées. Elle est la fondatrice de l’association "Pari(s) du vivre-ensemble", avec laquelle il lui arrive d’organiser des débats au Sénat. Directeur de la rédaction de Politis, hebdomadaire dans lequel Esther Benbassa est souvent intervenue, Denis Sieffert témoigne. "Elle va dans les manifestations, où il est rare de croiser des sénateurs, et a beaucoup travaillé avec le milieu associatif. Elle réconcilie le Sénat avec les abandonnés", explique-t-il.
Esther Benbassa constate en effet que la société civile est insuffisamment écoutée dans le cadre des commissions parlementaires. "Il ne s’agit pas de faire la révolution, mais de penser le plus utile pour différentes causes, par le chemin le moins tortueux mais le plus efficace", commente-t-elle. Quand on lui reproche de ne pas représenter l’ensemble de la nation, elle souligne que les groupes dont elle se fait le porte-parole sont très éloignés des lobbys. "Si l’on ne pense pas la politique, on la subit, et on devient esclave des lobbys en pensant que l’on est là pour servir. Ni les prostituées, ni les trans, ni les gays ne me payent", rétorque-t-elle, vivement.
"Pour elle, travailler au Sénat signifie sûrement acquérir des armes nouvelles pour se battre", juge Denis Sieffert. Depuis son élection, elle est chargée principalement des travaux concernant les débats sociétaux. Aujourd’hui, il lui est difficile, malgré la récente sortie de son ouvrage, "Istanbul la Sépharade", de trouver du temps pour ses activités intellectuelles. Entre le vote de la loi sur la prostitution – une "loi d’un autre temps"- selon elle - et celui de la dépénalisation de l’usage de cannabis, qu’elle a impulsée, elle se considère comme un "aiguillon". C’est elle qui a porté le projet de dépénalisation du racolage public, avant que le Sénat ne revienne dessus le 31 mars. C’est elle aussi qui a proposé le mariage pour tous, quelques jours avant que Christiane Taubira ne dépose son projet de loi.
Choquer pour faire avancer la réflexion
Jean-René Lecerf a rédigé un rapport sur les discriminations avec elle. Ce sénateur UMP du Nord a pu observer, avec bienveillance, sa façon de fonctionner. "Quelques fois, Esther Benbassa choque pour faire avancer la réflexion. J’ai déjà été mal à l’aise dans des auditions avec elle, car si les auditionnés sont casse-pieds, elle n’hésite pas à le montrer". Grande oratrice, elle bouscule les habitudes, cite Virginie Despentes pendant le débat sur la pénalisation de la prostitution. "J’admire aussi Victor Hugo, mais pour la prostitution, le citer, c’était inapproprié. Même si c’était un grand homme, il engrossait tout de même pas mal de bonnes", glisse-t-elle avec malice. Elle relève que son intervention a été considérée comme "obscène" par ses collègues. L’intellectuelle est très critique vis-à-vis du Sénat. Elle dénonce une "reproduction à la Bourdieu" qui se manifeste par un Sénat homogène : 23 % de femmes, un seul jeune de moins de 25 ans. "Les gens ne comprennent pas la différence entre l’Assemblée Nationale et nous, parce qu’on représente la même chose : des hommes blancs d’un certain âge, ayant les mêmes diplômes", souligne-t-elle.
Dans la lignée des revendications d’EELV, qui appelle au non-cumul des mandats, elle demande un "statut de l’élu". Elle ébouriffe ses cheveux et regarde au loin d’un air las. "Il y a une fonctionnarisation de la politique, sans avoir les avantages des fonctionnaires, comme les politiques peuvent sauter du jour au lendemain. Il faut trancher : soit les élus sont tous politiques par profession, soit ils restent deux mandats avant de retourner à leur ancien travail", assène-t-elle. Va-t-elle s'appliquer à elle-même cette règle ? "Je pense qu’Esther Benbassa n’a jamais raisonné en termes de carrière politique. Elle est arrivée au Sénat par hasard. Je la vois plutôt retourner enseigner à l’université", estime Jean-René Lecerf.
Et se taire Benbassa ? Sénatrice ou non, ce n'est pas au programme. Jamais.