Sous les rails de la gare Rosa Parks (Paris 19è) un large passage est utilisé comme hall par la SNCF. Mais la plupart des usagers ne prennent pas le train : ils passent juste d'un côté à l'autre de la ville. Un vrai piège pour les cyclistes et adeptes des trottinettes, qui risquent des amendes de 150 à 200 €.
La scène est vue de loin. C'est un début d'automne à Paris, l'air frais sent bon les restes d'été. Le soleil chauffe, les gens sourient. Sous les rails RER de Rosa Parks (Paris 19è), les tee-shirts croisent les claquettes et on danserait presque en allant au Leroy Merlin. Dans ce passage qui relie la rue Gaston Tessier au grand parvis des boutiques, ça pédale, ça "trottinette" aussi. Et le petit fleuriste du coin vend sa dernière rose.
Mais un nuage passe et une dizaine d'agents sortent de leur planque, sautent sur les cyclistes et trottinettistes, et révèlent que "ceci est une gare, messieurs". Les yeux s'écarquillent mais peu importe, la "circulation non piétonne" est interdite, l'amende immédiate : "150 €". Les mis en cause peuvent préférer accuser le coup, payer plus tard, "ce sera alors 200". Sonnés, ceux-ci prennent la première option et font demi-tour. Il n'y aura pas de danse ce soir. Ni de Leroy Merlin.
Un montant triplé en mai 2022
"Je me souviens être tombée des nues", se souvient de son côté Emmanuelle. Cette Parisienne revenait guillerette du "Decath" un soir d'hiver. Venue en biclou, elle y avait fait des emplettes avant les fêtes de fin d'année. "Je m'étais dit que j'allais rentrer par là pour changer, je connaissais pas l'endroit, et n'avais pas du tout l'impression de rentrer dans une gare. D'un coup, on m'a sauté dessus me demandant de payer 50 € de suite si je ne voulais pas voir mon amende empirer... C'était dingue, franchement agressif, comme si je me faisais racketter !"
Emmanuelle ne le sait pas et pourtant, c'est une veinarde. Elle aurait pu payer trois fois plus si elle avait acheté sa combi de plongée au printemps. En mai 2022, ces "indemnités forfaitaires versées à titre de transaction libératoire pour circulation non piétonne non autorisée" sont passées de 50€ à... 150€. Un triplement qui correspond à la volonté de la direction Transilien d'harmoniser les tarifs des amendes SNCF et RATP (vers le haut dans la plupart des cas).
"On aurait apprécié être consulté...", cingle Marc Pélissier, président de la Fédération nationale des associations d'usagers de transport d'Île-de-France. "C'est un souterrain dans la continuité du parvis Rosa Parks, ça ne ressemble en rien à une gare, il n'y a ni porte, ni bâtiment, c'est un passage ville-ville qui pourrait relever de la voirie publique", explique l'homme de 48 ans, ingénieur de profession. "Quant aux panneaux d'interdiction des deux-roues, ils ne sont pas forcément visibles, surtout si les contrôles se font dès l'entrée. Et puis, qui regarde par terre ou en l'air lorsqu'il est à vélo ou trottinette ?" S'il avait déjà eu écho de ces amendes, Marc Pélissier ne connaissait pas leur nouveau montant. "On peut légitimement se demander si ces petits contrôles ne sont pas une solution facile pour remplir les caisses... "
Une infraction citée dans les conditions de ventes SNCF page... 277
Inaugurée officiellement en 2016, la station Rosa Parks voit filer les RER E en direction de Pantin ou de Magenta-Gare du Nord. Son but était de désenclaver un quartier mal desservi par les transports en commun. Et preuve en est, l'objectif est atteint. Aujourd'hui, plusieurs dizaines de milliers de voyageurs y passent. Le passage peut donc être rempli de monde à certaines heures, et quasi vide à d'autres. L'interdiction des deux-roues est donc légitime, mais l'ambiguïté du lieu nécessite une information accentuée. "Bon sens" contre méconnaissance : sur Twitter, le débat fait rage.
"Il y a effectivement une ambiguïté puisque c'est à la fois une partie de la gare et un passage naturel entre deux lieux", souligne le maire du 19ème arrondissement, François Dagnaud, qui tient à préciser que ces verbalisations ne sont pas du ressort de la police municipale. "L'interdiction des deux-roues ne peut être remis en cause, mais la pédagogie devrait être privilégiée". L'édile évoque les plaintes qui lui ont été remontées, et le sentiment d'injustice qui les caractérise.
Contactée à ce sujet, la SNCF n'a pas répondu à nos sollicitations. De son côté, le service client Transilien précise cependant le règlement : "L’utilisation de ces engins est interdite en gare mais aussi dans tout le périmètre de celle-ci : sur les quais, sur les passerelles, dans les souterrains et dans les dépendances". En d'autres termes : posez pieds à terre dès qu'une gare entre dans votre champs de vision.
C'est le montant de ces verbalisations qui pose surtout question. "Je comprends l'interdiction, mais 150 € c'est du délire !", lance un jeune homme sur trottinette. En toute connaissance du risque pourtant, il continuera sa traversée sur l'engin interdit. 150 € dépasse en effet le PV reçu par l'automobiliste qui grille un stop ou prend une rue en sens interdit. Même le kamikaze roulant à contresens sur l'autoroute s'en sortira pour moins cher (135€). Mais puisqu'il s'agit d'une "indemnité forfaitaire" de la SNCF, comparons avec d'autres amendes de la compagnie. Là aussi, ça tique. Car l'infraction sera par exemple moins grande si vous sautez dans un train pour Orléans ou Reims sans billet que si vous faîtes les 20 mètres de ce passage sur votre bicyclette.
D'autres verbalisations fantasques...
"Les amendes hallucinantes sont malheureusement monnaie courante à la SNCF....", raconte Marc Pélissier. "Il existait même une amende pour ceux qui prenaient des photos à une époque !"
Récemment, une femme a été verbalisée 290 € dans un train Rennes-Paris car l'application SNCF ne lui permettait pas de rentrer son nom de famille différent de celui de sa mère, qui voyageait pourtant à ses côtés. Une amende lui a été donnée pour "usurpation d'identité". La loi, c'est la loi. Au vu de l'absurdité de l'affaire et de sa médiatisation, la SNCF a quand même fait un geste commercial : la jeune fille s'en est tirée pour... 240 €.
En 2019, c'était un Toulousain qui devait payer 100 € pour avoir donné 70 centimes à un mendiant. "La mendicité est interdite dans les lieux publics", précisait la SNCF. "Une incivilité peut vite coûter cher" peut-on aussi lire sur la documentation de la compagnie, qui expose des infractions parfois floues. Une "souillure" par exemple vous vaudra 50 € alors qu'il faudra sortir le triple pour une "détérioration légère de matériel" (sans compter les 50 € supplémentaires de frais de dossier évidemment).
En cas de contestation, les litiges finissent généralement devant le médiateur de la SNCF, Jean-Luc Dufournaud, qui doit être bien occupé, on l'imagine. Celui-ci doit être sollicité dans les 3 mois. Une réclamation auprès du service client SNCF ou Transilien doit avoir été faite au préalable, bien qu'il ne puisse aller "à l'encontre de l’avis d’un agent de contrôle assermenté". Autant dire que c'est parole contre parole.
"Nous avons eu aussi un sacré cas dans le métro", reprend Marc Pélissier en se marrant, "un piéton s'est fait verbalisé pour avoir pris un couloir en sens inverse !" Histoire de dire qu'il n'y a pas qu'à la SNCF qu'on se prend des prunes... pour des prunes.