Le grand homme est une figure totémique pour nombre de journalistes. Chaque année, les jeunes reporters peuvent même prétendre voir leur travail reconnu par leurs pairs en recevant le prestigieux Prix Albert-Londres (presse écrite, audiovisuel, livre). "L’injustice est la matière première des reportages soumis au jury cette année, et donc de ce palmarès, que le journalisme transforme en colère." a proclamé le jury l'an dernier. L'esprit du Grand Reporter n'est pas mort, comme en témoigne également cette sélection de trois romans graphiques : une fiction sur le dernier reportage d'Albert Londres, et deux enquêtes biographiques non autorisées sur le dirigeant russe Poutine et sur le président turc Erdogan.
-
Albert Londres doit disparaitre par Frédéric Kinder et Borris - Treize étrange / Glénat
Sa mort conserve encore aujourd'hui une part de mystère. Avec 48 autres passagers, Albert Londres périt, le 16 mai 1932, lors de l'incendie qui causa le naufrage du paquebot Georges Philippar de retour de Chine vers l'Europe. Sa fille Florise et trois compagnons journalistes de terrain décident alors de créer un prix à sa mémoire. Depuis 1933, le jour anniversaire de la mort d'Albert Londres, le prix est décerné chaque année à 3 jeunes reporters. Mais que s'est-il passé avant cette catastrophe ? Le célèbre reporter est-il retourné en Chine pour un ultime reportage même s'il n'était officiellement mandaté par aucun journal ?
Avec le roman graphique Albert Londres doit disparaître, le scénariste Frédéric Kinder propose une explication crédible à cette énigme. Et le dessinateur Borris développe une figure tout en rondeur du personnage. Les deux auteurs réussissent surtout à rendre fort sympathique ce Rouletabille hexagonal. Au début du XXème siècle, il s'est rendu célèbre par la publication de reportages percutants pour rendre compte des conditions de vie inhumaine des bagnards à Cayenne (Au bagne), du traitement indigne des internés dans les hôpitaux psychiatriques (Chez les fous) et même du sort des coureurs du Tour de France (Les forçats de la route). Par la suite, il a été redouté par les institutions et les gouvernements successifs. Pierre Assouline dans sa biographie le décrit ainsi : "Depuis plus d’un demi-siècle, le nom d’Albert Londres est synonyme de mythe. Ce journaliste hors pair a su donner ses lettres de noblesse à une profession qui expédie, de par le monde, charognards impénitents, vagabonds internationaux et flâneurs salariés du reportage au long cours."
Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus que de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie.
Albert Londres, journaliste
En plein conflit sino-japonais à Shanghaï, entre opium et triades, intérêts économiques des colons et trafics d'armes de l'Armée française, cette aventure dessinée est bien dans l'esprit de celle du Lotus Bleu et de son confrère Tintin, le petit reporter du XXe. Peut-être Albert Londres menait-il une nouvelle enquête explosive, de "la dynamite" selon ses propres termes, dont il n'avait rien révélé à personne ? D'aucuns pensent qu'il a emporté son secret avec lui en périssant sur la route du retour en France. C'est tout le talent des deux auteurs de lever un coin du voile.
Pour découvrir les premières planches :
-
Poutine, l'ascension d'un dictateur par Darryl Cunningham - Mirages / Delcourt
Le journaliste Darryl Cunningham était caricaturiste au New York Times. En 2019, ce quotidien décide de ne plus publier de dessin de presse dans son édition internationale. Ce choix radical a suscité de vives réactions de la part de caricaturistes du monde entier. Le genre en lui-même est attaqué de toutes parts : « Dans les dictatures et les régimes autoritaires, la liste des dessinateurs virés, emprisonnés ou bien en exil s'allonge. » constate Le Monde. Est-ce en réaction à cette décision d'importance que Darryl Cunningham s'est alors tourné vers un autre support, la bande dessinée documentaire, pour proposer à un lectorat plus vaste une enquête sur le dirigeant russe Vladimir Poutine ? Quoi qu'il en soit, l'album Poutine, l'ascension d'un dictateur se présente comme l'histoire du cartel criminel de l'actuel maitre du Kremlin et entend mettre en lumière l'influence néfaste qu'il exerce peu à peu sur la paix en Europe aujourd'hui.
Au fil des planches, on découvre en effet la trajectoire ascendante du jeune Vladimir Vladimirovitch Poutine que Darryl Cunningham décrit comme un voyou ayant grandi dans les cours d'immeubles sales et infestés de rats de la Leningrad d'après la seconde guerre mondiale. Le siège de la ville par l'armée nazie, qui a engendré plus d'un million de morts, remonte à 8 ans quand Vladimir Poutine nait en 1952. Sa mère fait partie des habitants qui ont survécu aux 872 jours du siège. Plus tard, on apprend que, d'après le propre récit de Poutine, il a essayé sans succès de se faire embaucher au KGB à l'âge de 16 ans. Il devra attendre 1975. Défilent alors toutes les étapes de son ascension politique grâce au président Eltsine entre autres, jusqu'à sa place actuelle parmi les dirigeants les plus puissants du monde.
Lors de son récent - et tout premier - passage à Paris, Darryl Cunningham rappelait à Arte que la cathédrale orthodoxe russe de la Sainte-Trinité, qui s'élève dans le 7ème arrondissement, est un édifice très polémique : "Elle a été construite grâce à l'argent russe de Poutine. Il aime utiliser la religion pour promouvoir ses propres valeurs d'homme blanc, machiste, qu'il considère comme étant des valeurs chrétiennes."
Même si les textes sont bien plus fouillés que les dessins, ce roman graphique est à lire aussi pour mieux comprendre les ressorts de la guerre actuelle en Ukraine. Darryl Cunningham rappelle à quel point Poutine a toujours été obsédé par l’idée d’annexer l’Ukraine, et explique comment il a attendu le moment propice.
-
Erdogan, le nouveau sultan par Can Dündar et JBR Anwar - Encrages / Delcourt
Pendant que tous nos regards sont tournés du côté de la Russie, un autre roman graphique décrit comment un autre autocrate est parvenu au plus haut sommet du pouvoir. Can Dündar est le spécialiste de la carrière d'Erdogan. Ce journaliste turc est aujourd'hui exilé à Berlin. Il a été condamné à plus de 27 ans de prison dans son pays. Il est un des reporters les plus célèbres de Turquie et il a longtemps enquêté sur Recep Tayyip Erdogan.
Pour son journal Cumhuriyet, il l'a suivi depuis le premier jour de son arrivée au pouvoir. Devant le constat de sa dérive autocratique, Can Dündar est devenu un opposant au régime. Il a été durant ces dernières années menacé de mort, trainé devant les tribunaux et victime d'une tentative d'assassinat. N'ayant plus confiance en la justice turque, il a déclaré lors de son départ : « Faire confiance à un tel pouvoir revient à mettre sa tête sous la guillotine. (…) Désormais, nous ne faisons pas face à la justice mais au gouvernement. Aucun tribunal supérieur ne pourra s’opposer au non-droit qui s’installe. »
A travers ce roman graphique, écrit depuis son exil en Allemagne, il s'est donné l'objectif d'avoir le moins de parti pris possible afin de rendre compte du parcours hors norme d'un petit garçon très pieux et amateur de foot, sous la coupe brutal de son père, devenu le sulfureux maitre de la Turquie. Dans cet album riche en détails et anecdotes, de l'âge de sa première moustache à la rencontre avec son épouse, tout est factuel, vérifié et confirmé. Un précieux travail documentaire.
Nous voulions juste montrer le vrai visage d'Erdogan derrière le masque. Et je pense que le roman graphique politique est la meilleure manière de le faire.
Can Dündar, journaliste
Pour ce roman graphique, le dessinateur Jbr Anwar a fait le choix de traits charbonneux en noir et blanc, un peu à la manière des images d'Epinal. Multiprimé dans son pays, l'Egypte, il a notamment reçu le prix du meilleur caricaturiste politique. Le livre s’arrête au moment où, à 47 ans, Erdogan crée l’AKP, le parti de la justice et du développement, qui va le conduire au sommet de l'Etat. La suite de l'histoire est déjà mieux connue à travers l'actualité internationale. Très réussie et très documentée, cette biographie non autorisée est à lire pour mieux comprendre celui qui préside la Turquie depuis 8 ans, après en avoir été le Premier ministre pendant 11 ans.
"A mon sens, ce n'est pas juste l'histoire d'Erdogan, c'est celle de tout l'islam politique depuis un demi-siècle.." Can Dündar.