Imaginez une mule chargée de centaines de livres parmi les plus précieux du savoir humain afin d'éviter les flammes d'un autodafé dans l' Andalousie médiévale. Ajoutez un archiviste bedonnant, une copiste futée et un voleur maladroit. Vous tenez alors entre les mains le scénario d'un des plus beaux ouvrages dessinés de cette fin d'année : La Bibliomule de Cordoue par Wilfrid Lupano et Léonard Chemineau (éditions Dargaud)
L'auteur prolixe des Vieux Fourneaux, Wilfrid Lupano, a obtenu le prestigieux prix Jacques Lob 21 au bdBoum de Blois cet automne pour son travail de scénariste de BD. Avec La Bibliomule de Cordoue (Dargaud), probablement l'une des meilleures de l’année, il propose au lecteur un voyage dans une période méconnue de l’Histoire européenne. Celle de la civilisation arabo-musulmane dans l’Espagne du Xème siècle. Une odyssée comique, savamment mise en images par Léonard Chemineau - à ne pas manquer pour clore cette année 2021.
Une bande dessinée chargée d’Histoire
Cordoue. Ville du sud de l’Espagne, étape obligatoire pour les touristes qui souhaitent découvrir les beautés de la région andalouse. Ville chargée d’Histoire, puisque les traces architecturales des civilisations successives qui l’ont modelée sont encore bien visibles et révèlent tout un passé glorieux qui prend sa source dans l’Antiquité romaine, mais surtout pendant la conquête mauresque de la péninsule ibérique au Moyen-Age.
C’est à cette période de son Histoire que Wilfrid Lupano choisit de s’intéresser dans le scénario de la bande dessinée qu’il vient de publier, avec Léonard Chemineau aux commandes de la transposition graphique. Et tout particulièrement au moment où la plus grande des bibliothèques de l’époque (les textes évoquent plus de 400 000 ouvrages) se verra vidée de ses livres à l’occasion d’un des premiers autodafés recensés sur le continent européen.
Quand je me passionne pour un sujet, j'ai envie de le partager, et la bande dessinée est un outil de vulgarisation parfait.
Wilfrid Lupano, scénariste
976. Cette année-là, la paix qui règne depuis plus de soixante ans dans les territoires du califat d’Al Andalous prend fin. Le fils de son fondateur, al-Hakam II, décède ; son fils n’a alors que dix ans, et, comme bien souvent dans ces cas-là, le pouvoir vacille et attise les convoitises. Un des vizirs d’al-Hakam II, al-Mansur, saisit l’occasion de satisfaire ses ambitions politiques. Il parvient à prendre le contrôle du califat en s’appuyant sur les oulemas, les religieux qu’Abu el-Rahaman III et son fils al-Hakam II n’avaient pas souhaité écouter. Le prix de ce soutien : la destruction des livres de la bibliothèque de Cordoue, symboles d’une ouverture culturelle désormais à bannir : qui possède le savoir, possède aussi la capacité à contester le pouvoir en place, et donc peut développer des velléités de contestation.
S.O.S Livres en feu
Deux des trois protagonistes de La Bibliomule de Cordoue ont vraiment existé : Tarid, l’eunuque archiviste de la bibliothèque de Cordoue ; Lubna, une esclave chargée de diriger les copistes de la bibliothèque. Wilfrid Lupano imagine qu’ils s’associent pour réaliser un pari fou : celui de sauver du bûcher le plus possible des précieux livres de la bibliothèque.
Pour les assister dans leur projet : Marwan, ancien élève copiste de la bibliothèque de Cordoue qui a préféré la vie au grand air du vagabond et du voleur ; mais surtout une mule, celle qui accompagne Marwan lors de son retour à Cordoue après plusieurs années d’errances, persuadé qu’une amitié le lie avec le vizir et qu’il pourra en tirer profit.
Car c’est bien cet animal qui est au coeur de l’aventure dans laquelle vont se lancer les trois personnages. Sans elle - « la pire mule que j’ai vue de toute ma vie » déclare Marwan pour fêter leur séparation en entrant dans Cordoue - le voyage à travers la péninsule ibérique ne pourrait avoir lieu. Le hasard des rencontres va lui permettre d’échapper à une mort probable : la menace que Marwan fait peser sur elle - vendue pour être transformée en ragoût - laisse place à une fonction désormais essentielle, celle de transporter la montagne d’ouvrages que Tarid souhaite emporter vers d’autres bibliothèques.
Mais c’est bien connu : la mule est têtue, et n’aspire qu’à une seule chose, le repos. Changer de maître n’y fera rien. Sa force de résistance aux déplacements et au poids à porter constitue le leitmotiv comique de l’intrigue imaginée par Wilfrid Lupano. Un leitmotiv sans doute inspiré par une expérience personnelle, que Lupano nous dévoile à la fin de l’album : « Je dédie ce livre à Eneko et Oscar qui sont venus avec moi marcher dans les montagnes avec une mule pour voir comment ça fait ».
La forme dessinée que donne Léonard Chemineau à cette mule redouble le rire associé à chacune de ses apparitions. D’une placidité à toute épreuve, cette mule - sans nom et muette - exaspère d’autant plus l’archiviste Tarid qu’elle manifeste un goût certain pour le savoir : elle adore dévorer les pages des livres qu’elle est pourtant chargée de sauver ! Avec une prédilection pour un ouvrage de mathématiques, le traité d’Al-Khuwarizmi. Un savant qui n’est pas inventé pour les besoins du scénario : ce mathématicien est considéré comme le père de l’algèbre ; son nom latinisé est à l’origine du mot algorithme ; c’est par un de ses traités que l’utilisation des chiffres arabes se développera en Europe.
Toutes les calligraphies utilisées dans l'album datent de cette époque.
Léonard Chemineau, dessinateur
Une fable sur la fragilité du savoir
Le running gag de la mule mangeuse de livres est à prendre comme une métaphore. La bibliomule, mot inventé par Wilfrid Lupano, remplace désormais la bibliothèque : quand le pouvoir politique s’associe au monde religieux pour détruire le savoir qui pourrait le menacer, le livre ne peut rester dans une boîte, dans une armoire, nous dit Lupano ; le livre doit être déplacé afin que le savoir continue d’être diffusé de générations en générations.
Une transmission qui ne va pas de soi. Le livre est un objet en survie permanente. Ceux que Tarid tente désespérément de sauver au cours de son périple sans fin échappent au feu, mais connaissent la poussière, l’eau, seront déchiquetés, séparés de leur reliure, mis en morceaux. Et la diffusion de leur contenu dépend de la qualité de l’encre utilisée : Marwan l’apprend à ses dépens au cours d’une scène où Tarid endosse le costume de professeur et lui apprend le rôle de la galle du chêne dans la fabrication des encres indélébiles.
Les ouvrages que transporte la mule sont précieux pour Tarid et Lubna, parce qu’ils ont grandi et vécu à leur contact. Ils les ont gardés, archivés, copiés, traduits. Ce sont en quelque sorte un peu leurs enfants. Ils les comprennent parce qu’ils ont été éduqués à entrer dans leurs univers. Mais ces livres ne représentent que peu de choses pour les personnages qu’ils vont croiser pendant leur périple. Une découverte que Tarid aura beaucoup de difficultés à accepter. Son corps va en souffrir à de multiples occasions.
Une ode au livre-objet
Cet album, on l’aura compris, n’entend pas seulement distraire le lecteur. Wilfrid Lupano l’a conçu comme un plaidoyer pour la libre diffusion des savoirs. Il a souhaité également mettre sous les feux de la rampe une partie méconnue de l’histoire médiévale de l’Europe : celle d’échanges culturels et économiques avec une civilisation arabo-musulmane qui avait un avantage certain en ce qui concerne la circulation des informations : à la place du parchemin, trop coûteux, et d’une spécialisation du métier de copiste, réservé aux moines, l’utilisation d’un support emprunté à la Chine, le papier, et une armada d’esclaves polyglottes et formés à la calligraphie.
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« J’ai toujours souhaité faire des livres pour changer le monde, et grandir en moi même », déclare Léonard Chemineau dans les remerciements qu’il adresse en fin de livre à Lupano, au terme d’une très longue collaboration de près de trois ans.
L’album que nous proposent ces deux auteurs est particulièrement réussi. Les multiples rebondissements de l’intrigue sont rehaussés par tous les procédés graphiques imaginés pour rendre les scènes comiques. A commencer par la silhouette de l’archiviste Tarid que l’on découvre dès la première planche. Ce petit bonhomme tout en rondeurs se déplace pourtant à la vitesse du vent, dépense une énergie folle pour courir, grimper, se relever, faire avancer la mule. Un déplacement continu que la mise en page des dessins s’ingénie à traduire avec empathie.
Une bande dessinée à mettre entre toutes les mains, des plus jeunes y compris. Les dernières planches les inviteront en effet à s’interroger sur la menace actuelle qui pèse sur le savoir : la virtualité de son support. Internet, bibliothèque mondiale, réalise certes l’utopie de la circulation des idées par delà les frontières ; mais les dangers affleurent : fake news, censures, et - sans doute plus inquiétant - disparition, pure et simple, par un simple clic, des informations accessibles.
« S’il n’y avait pas le poids des livres, l’esprit du lecteur s’envolerait » Pour connaître l’auteur de cette réplique, plongez-vous sans tarder dans La Bibliomule de Cordoue. De préférence en tournant les pages de cet ouvrage imprimé, sa tranche est bleu comme celle d'un livre précieux …