Que lire, que choisir, quoi offrir ? Pas simple de reconnaître la pépite dans l'ivresse des publications. Ces questions reviennent chaque année avant Noël. Face à l'abondance sur les étals des librairies du Grand Paris, voici quelques propositions éclectiques à glisser sans réserve sous le sapin.
- A l'heure où les dieux dorment encore de Cosey - éditions Daniel Maghen
Le titre résonne comme un haïku. Il s'agit en fait des premiers mots de Savitry, un long poème épique composé par Sri Aurobindo, un philosophe, poète et écrivain spiritualiste qui a développé une approche nouvelle du yoga. Il fut également un des leaders du mouvement pour l'indépendance de l'Inde. Cosey, lui, est un des grands maitres de l'âge d'or de la bande dessinée, consacré par le Grand Prix d'Angoulême en 2017. Dans les années 70, nous avons grandi avec la série Jonathan (le 17ème tome vient de paraitre) le rêveur éveillé, un héros qui lui ressemble trait pour trait. Dans ses pas, nous avons découvert des visages féminins troublants et parcouru des contrées méconnues alors, et qui sont depuis sous le joug ou la repression : Tibet, Népal, Birmanie … Dans ce beau-livre A l'heure où les dieux dorment encore (éditions Daniel Maghen), le dessinateur suisse nous ouvre ses carnets et ses cartons. Remontent alors à la surface les bulles de souvenirs de ses périples à l'aquarelle et des figures connues qu'il admire autant que les témoins anonymes, fantômes de son passé. D'habitude, les auteurs de BD sont pour la plupart contraints de dessiner à partir de leur imagination ou de quelques documents. Cosey préfère quant à lui le dessin d'observation, "probablement la meilleure ruse pour échapper à l'empire du dieu tyran, roi des idées toutes faites, qui squatte notre boîte crânienne, et apercevoir un moment ce qui se présente à nos yeux, tel quel." Cet album aux multiples variétés chromatiques en est une preuve éclatante. A travers le globe et ses nombreux albums, de Calcutta à Paris, des Alpes au Japon … Cosey sans cesse s'interroge : "Est-ce qu'un chemin peut nous conduire à nous-même ?"
Les dessins originaux sont à découvrir à la Galerie Daniel Maghen 36, rue du Louvre à Paris 1er. Pour la toute première fois, Cosey dévoile les dessins de ses carnets de voyage, des portraits et des paysages en couleurs et en noir et blanc, ainsi des croquis réalisés sur le vif. A voir également une sélection d'originaux de À la Recherche de Peter Pan (éd. Lombard), Calypso (éd. Futuropolis) et Mickey (éd. Glénat) sera également présentée. Sans oublier bien sûr, Jonathan, la série incontournable de Cosey, devenue un classique de la BD.
- Le coeur qui bat de Tiphaine Rivière - éditions Delcourt
La parisienne Tiphaine Rivière s'est brillamment fait connaître à travers son blog dessiné, Le Bureau 14 de Sorbonne, qu'elle a commencé après 3 années d'une thèse de littérature finalement abandonnée. Un blog transformé en un album très drôle aux éditions du Seuil : Carnets de Thèse. Cette fois-ci, elle propose la chronique de la vie d'une jeune femme vivant en couple à Paris et enceinte de quelques semaines : Le coeur qui bat (éditions Delcourt). Un thème souvent raconté en littérature ou au cinéma mais plus rarement en BD. La grossesse devient dans cet album un bouleversement intérieur qui rejaillit à chaque page dans le dessin de Tiphaine Rivière. Les émotions de la future maman sont retranscrites avec justesse et sincérité, tout comme la difficulté de conserver l'intimité avec son compagnon au fil des rendez-vous gynécologiques et de la routine du quotidien.
- Retour à Liverpool d'Hervé Bourhis et Julien Solé - éditions Futuropolis
Monsieur John W. Lennon a déclaré un jour, à une question de journaliste : "French rock is like english wine". Certes … Et en matière de bd, aucun doute, c'est l'inverse. Le prolifique scénariste Hervé Bourhis (Le Petit Livre Rock, Piscine Molitor …) et le dessinateur Julien Solé, pilier de Fluide Glacial, eux ne manquent pas de talent. Preuve en est : Retour à Liverpool (éditions Futuropolis), une uchromédie - à mi-chemin entre l'histoire réinventée et la comédie - à propos de l'événement le plus attendu des beatlemaniacs : la réformation du groupe.
La bd se déroule en 1980, une année qui n'est pas choisie au hasard. Les 4 garçons sont séparés depuis 10 ans, chacun plus ou moins au creux de la vague de leur notoriété mondiale. Cette année commence par l'incarcération de Paul Mc Cartney, se poursuit avec le tournage d'un nanar préhistorique, Caveman, avec Ringo Star comme acteur principal, et enchaîne avec une sortie refusée pour l'album solo de Georges Harrison, une première pour un Beatles - et une humiliation. Dans cet album mené tambour battant, les 4 scarabées du rythme finissent par se retrouver ensemble après avoir été confrontés à leur double dans un tribut band, à des skins consanguins et à des fans en folie. Les retrouvailles imaginaires des 4 fabuleux est l'album le plus drôle de cette fin d'année. Un get-back réjouissant truffé d'anecdotes vraies - ou vraisemblables.
- Bartleby le scribe de Melville accompagné des peintures de Stefano Ricci - Futuropolis-Gallimard
Bartleby est un des livres préférés du chantre de Belleville, Daniel Pennac (La Saga Malaussène, La loi du rêveur …). Il l'a même lu en public à la Pépinière théâtre à Paris et a reconnu le personnage comme son frère. Pour beaucoup, le scribe est devenu l'archétype de la résistance passive, celui qui exprime son refus d'une voix claire par la formule : "Je préférerais pas".
"Qui a lu cette longue nouvelle sait de quelle terreur peut se charger le mode conditionnel. Qui la lira saura."
Avec ses trois petits mots pour s'opposer à un ordre direct de sa hiérarchie, Bartleby sème le désordre dans l'univers policé autour de lui et la logique productiviste du 19ème siècle - encore à l'oeuvre de nos jours. Bartleby "cesse de jouer le jeu des hommes." affirme l'auteur de Moby Dick, Herman Melville. De cette trame magnifique, le dessinateur italien Stefano Ricci ne se contente pas d'illustrer le récit mais sublime la forme avec sa palette tout en bleu outremer, blanc et noir. Il confie " J'ai fait mes peintures sur un grand rouleau de papier en enchainant les scènes. C'était un flux, pas une série d'illustrations." 236 pages d'images pour 50 pages de texte, telle est la promesse de ce bel ouvrage à offrir sans hésiter : Bartleby le scribe de Melville accompagné des peintures de Stefano Ricci (éditions Futuropolis-Gallimard)
- Lettres perdues de Jim Bishop - éditions Glénat
Contrairement à ce que son onomastique laisserait penser, Jim Bishop n'est ni Anglais ni Américain ; c'est un Francilien : Julien Bicheux de son vrai nom. Il est né en Seine-Saint-Denis et vient de composer un album magnifique sur les traces du maître de l'animation japonaise, Hayao Miyazaki, et de Bob l'éponge.
Un conte océanique dont le héros est Iode, un jeune garçon qui attend chaque jour, avec son ami pélican, l'arrivée d'une lettre de sa mère. Le facteur, un poisson-clown, préfère lui faire des blagues qui ne le font plus rire. L'ado mélancolique part alors en ville à la recherche de ses lettres perdues, avec dans son sillage Frangine, une jeune fille devenue une tornade de violence qui cache bien des secrets. Avec ce drôle d'album d'une inquiétante étrangeté, son 4ème, Jim Bishop jette une bouteille à la mer, lui qui a bien failli arrêter de dessiner. Lettres perdues de Jim Bishop (éditions Glénat) à chaque lecteur de s'en emparer. Ce serait dommage de passer à coté.